Deuxième journée, Cabarete,
côte d’Ambre, 6 heures, heure locale
Son premier réveil tropical, au troisième et dernier étage d’un hôtel grand luxe, lui donna de la République dominicaine une image plus positive. Le soleil commençait à éclaircir le cobalt de la nuit, et l’air, déjà tiède, était brassé par les immenses pales horizontales accrochées aux plafonds.
La veille au soir, Ramón avait eu l’extrême gentillesse de faire le tour des pièces pour mettre en marche les ventilateurs. Il avait également ouvert les fenêtres munies de persiennes et de moustiquaires afin de créer l’un des secrets de la survie sous ces latitudes : le courant d’air. Puis il l’avait informé de trois autres contraintes. Tout d’abord, n’utiliser pour se laver les mains que de l’eau distillée sortant d’une douchette à droite des robinets. Deuxièmement, ne boire que de l’
agua mineral en bouteille, servie fermée. Et troisièmement, ne pas jeter son papier toilette usagé dans la cuvette, mais le déposer dans la poubelle à côté. Mallock, bien que contrarié par une pratique aussi
peu hygiénique, fit semblant de rien, pour ne pas porter atteinte à la susceptibilité
nacional du
capitán.
Ce matin-là, en sortant sur l’un des trois balcons dont il avait la jouissance, il eut l’impression d’être plongé dans une carte postale ou emmené de force dans une excursion touristique :
« Vous remarquerez l’incroyable luxuriance de la flore : lianes rampantes, bougainvillées, résiniers, cocotiers et palmiers, trinitarias, manguiers, fougères arborescentes, bananiers… Regardez vers le ciel, la faune n’est pas en reste. Notre République est un formidable vivier d’oiseaux exotiques, au nombre desquels on notera l’éblouissant rossignol ou la cotica, amazona ventralis, perruche au corps verde cotorra, qui est devenue l’emblème de l’île. Vous apprécierez également, derrière cette éclaboussure de couleurs, le blanc de la plage et le jade fluorescent de la mer. Notez combien la nature est généreuse. Alors, faites-en autant… et n’oubliez pas le guide. »
Mais Mallock fit taire cette petite voix intérieure, souvent trop caustique. Il n’y avait rien à redire. Même un vieux rabat-joie comme lui ne pouvait s’empêcher d’être émerveillé. La chaleur du soleil commençait à réveiller les senteurs : poivre, mangue et terre mouillée. Pour parfaire le tableau, un escadron de minuscules colibris, grands empereurs du vol stationnaire, nettoyait les feuilles de leurs parasites. Les yeux de Mallock furent éblouis, mais son cœur se serra. Il ne put s’empêcher de penser qu’il n’aurait jamais la possibilité de montrer ce spectacle à son Thomas. Tant de choses qu’il ne pourrait plus partager avec lui.
Il leva la tête vers le ciel et demanda à son fils :
— Mon Tom, mon chéri, est-ce que c’est comme ça, ton paradis ?
Après s’être habillé d’une chemise blanche à manches courtes et d’un pantalon en lin écru, pieds nus dans des sandales en cuir, il descendit par un escalier circulaire jusqu’au jardin. Un homme à la peau sombre arrosait les plantes. Il avait la main droite coupée et les yeux injectés de sang. Mallock tenta un «
Good morning », auquel le Haïtien répondit par un hochement de tête et un large sourire.
Grand délabrement de dents.
De l’autre côté du jardin, bordant la route du littoral, le Blue Paradise dégageait des senteurs d’oranges pressées, d’œufs au bacon et de café. Un mélange irrésistible. C’est là que Mallock avait rendez-vous avec le médecin qui devait s’occuper de Manuel, André Barride.
Le commissaire français n’était pas le premier levé. Sortant de derrière son bar, le patron de cette étrange cantina s’approcha de lui, la main tendue :
— C’est vous le célèbre Mallock, sauveur de la France ? On m’avait prévenu de votre arrivée. Moi, c’est Jean-Daniel, je n’ai jamais sauvé que ma peau.
— Ce n’est déjà pas si mal, lui rétorqua Mallock en souriant malgré le « célèbre » qui n’avait plus rien de flatteur depuis que l’on donnait le titre de célébrité à n’importe quel abruti « télévisionné ».
Le proprio de la cantina avait les yeux bleus, délavés par la mer, le sable et différents soleils. Un nez busqué et des cheveux jaunes, presque blancs. Un léger accent métissé de voyages, également, un corps noueux, la peau qui raconte et le sourire peuplé des hommes qui ont déjà eu plusieurs vies, empreint des amertumes et des repentances qui vont avec, et d’humanité aussi. Mallock décida de le baptiser Mister Blue. Ça collait pile poil à son regard, à son élégance rugueuse et au lieu tout bleu qu’il s’était aménagé.
Son Blue Paradise était un espace vide entre deux maisons, dont il s’était approprié les murs en les badigeonnant de peinture cyan. Sur la droite, une façade lisse était décorée d’œuvres naïves ; au centre, un palmier trouait le plafond en tôle ondulée ; en haut, trois rangées de ventilateurs ; à gauche enfin, une fenêtre donnant sur le magasin contigu.
Mister Blue était l’un de ces hommes coquillages qui viennent parfois, entre deux combats, se reposer en s’accrochant à un rocher, une coque de navire, des murs de maisons ou au tronc d’un arbre, tel un végétal épiphyte.
— Il n’a rien dit, votre voisin ? demanda Mallock, intrigué.
— De quoi ?
— Que vous vous soyez approprié les murs.
— Non, il est très sympa, c’est un homme exceptionnel.
Puis il éclata de rire :
— C’est moi, le voisin. C’est ma boutique d’ambre. Si vous avez un peu de temps, je vous montrerai mes trésors.
Il lui désigna une table :
— Mettez-vous là, c’est la plus fraîche et y a pas de ventilo juste au-dessus. Vous prendrez ?
Mallock passa sa commande. Un grand verre de jus d’agrumes, un thé au lait et trois œufs au plat.
Plus tard, lorsque l’assiette de Mallock fut vide, le docteur André Barride débarqua. Il se dirigea directement vers Mister Blue pour lui serrer la main et échanger un paisible sourire d’amitié. Puis ils s’approchèrent tous deux de Mallock.
Jean-Daniel les présenta :
— Docteur Barride, le célèbre commissaire Mallock.
Comme Mister Blue, André Barride avait la mâchoire carrée et un corps de baroudeur. Mais il avait la peau bien moins bronzée, uniformément
orange, en fait, couleur saumon, et pesait trente kilos de plus. Si l’âge en avait quelque peu affaissé le derme, les muscles étaient toujours là, bien cachés et prêts à resservir à la première occasion. Le docteur avait une carrure imposante et même un peu de ventre, un gros nez cassé et des cheveux sombres. Quant à ses yeux, pas de bleu des mers du Sud, ils étaient noirs, comme deux flaques.
— On n’a pas de temps à perdre. On doit d’abord passer à Puerto Plata pour négocier une place à la clinique et réserver un chirurgien pour m’assister, puis on filera à Santiago pour sortir votre ami de l’hôpital.
Sur un signe discret de son patron, l’une des serveuses leur apporta un petit verre. Sans trop réfléchir, Mallock le but d’un trait. Montée de chaleur. C’était du rhum, mais heureusement fabriqué sur l’île, donc plus sucré et bien moins alcoolisé que l’alcool agricole de la Martinique. S’ils étaient parvenus à produire des cigares qui n’étaient parfois pas loin de rivaliser avec les Cubains, leur rhum avait encore de gros progrès à faire.
— Je pars, moi aussi, à Santiago pour négocier quelques fossiles. J’en repartirai vers 15 ou 16 heures, si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas.
Jean-Daniel griffonna un numéro sur la nappe en papier, le découpa et le donna à André.
— Tu pourras me joindre là à partir de midi si tu as besoin d’un coup de main. Allez, sauvez-vous et bon courage, les gars.
Le ton quelque peu goguenard de sa voix et, en retour, la grimace et le regard soucieux de Barride, attirèrent l’attention de Mallock. Ni balade, ni croisière, ça sentait plutôt la galère. Il avait raison, mais il était encore bien loin du compte. À des années-lumière.
Les flamboyants en fleur saturaient de gouttes sanglantes le camaïeu vert de la flore de l’île. Conduisant « à la cool », monsieur le docteur s’arrêtait ici ou là pour déposer des médicaments, improviser des consultations gratuites, faire ses courses ou se procurer un peu de hachisch.
— Ça me détend et ça m’évite de tomber dans l’alcool, se justifia-t-il en allumant un joint, avant de redémarrer. L’alcoolisme est la première maladie qui frappe les Occidentaux s’installant en Afrique ou en Amérique du Sud, continua-t-il. Une façon de tenir, je suppose, de supporter le décalage culturel, ou bien simplement la tentation d’un laisser-aller qui ne sera jamais critiqué ni sanctionné. Alors, je préfère un petit pétard, ça vous choque ?
Mallock songea à ses propres faiblesses. Il hésita sur sa façon de répondre, soit « vraiment pas », ce qu’il pensait, ou bien alors « pas vraiment », plus en adéquation avec son statut de commissaire.
— On a tous besoin de béquilles pour supporter la vie, finit-il par philosopher. Avoir du mal à tenir le coup dans un monde aussi barge, c’est plutôt signe de bonne santé mentale, non ?
André sourit tout en jetant un regard furtif à Mallock. Il avait redouté de devoir se coltiner un sale con de fonctionnaire prétentieux. Il se sentait soulagé. Nid-de-poule : son pick-up fit une embardée. Il jura et décida de ralentir. Il faut dire que les poules dont il était question étaient gigantesques et leurs nids, dans le bitume, auraient pu servir de dortoir à une bonne douzaine de nos volailles européennes.
De part et d’autre, bosses de verdure, les mornes moussus étaient piqués de palmiers. Le ciel était d’un bleu somptueux. Le soleil cuivrait le brun des arbres et faisait éclater la multitude des verts. À chaque
tournant, la nature révélait toute sa générosité. L’eau et la terre copulaient au soleil, et leurs enfants étaient éblouissants. Le temps passa, ponctué par l’apparition paisible d’ânes sur le bord de la route. Ils étaient attachés là pour se nourrir tout en nettoyant les bas-côtés. Trente kilomètres plus loin, le médecin attaqua une série de virages sans fin.
— Il faut faire gaffe. Ici, les autorités ne plaisantent pas avec la drogue, reprit André sur un thème que les kilomètres et le silence avaient pourtant enterré.
Profitant de cette confidence, Mallock remit sur le tapis son sujet favori :
— Et ce Darbier, vous en dites quoi ?
André sourit :
— Ah, enfin ! Un flic qui ne m’aurait pas posé de questions alors que je suis à sa merci, ça m’aurait inquiété.
— Ne vous sentez pas obligé…
— Je plaisante. Mais il faut savoir qu’ici l’histoire ne s’écrit pas au jour le jour, en respectant les faits. Tobias Darbier est entré dans la légende de l’île et il est bien difficile, aujourd’hui, de séparer le vrai du fantasme. Moi, je ne retiens que les témoignages directs.
— Et vous en avez entendu sur Darbier ?
Le regard du médecin se fit plus dur. Il réfléchit quelques secondes. Mallock sut attendre.
— Y a une chose que j’ai longtemps gardée pour moi. Et vous voilà maintenant avec votre question.
Le médecin hésitait-il ou rassemblait-il ses souvenirs ? Qu’importe, c’était à lui de décider. Et c’est ce qu’il fit trois kilomètres plus loin :
— Darbier est mort et mon patient aussi, alors je suppose que je peux parler aujourd’hui.
Grimace de dégoût.
— Un jour, en consultation, j’ai fait passer des radios à un vieil homme que je soignais depuis plusieurs mois, notamment pour des problèmes de calculs et d’arthrose. Ça n’a pas été facile, il ne pouvait pratiquement plus bouger. Avec le radiologue et deux membres de sa famille, on a mis quatre heures à prendre tous les clichés possibles. C’était éprouvant. Le pauvre homme avait eu tous les membres fracturés et les articulations démises, un vrai massacre. Quand je lui ai posé la question de l’origine de ses blessures, il l’a simplement rejetée d’un revers de main. Mais pour moi, ça ressemblait fort aux effets de l’estrapade, l’instrument de torture privilégié de Torquemada et de son escadron de la mort. Le supplicié était hissé au plafond par des poulies, les poignets attachés dans le dos. À cause du poids, les articulations finissaient toutes par céder. Ensuite, les bourreaux le faisaient retomber vers le sol et, en freinant brutalement sa chute, lui brisaient les os, les uns après les autres.
André Barride fronça les sourcils, comme ébloui par la violence de ce qu’il racontait.
— Plus tard, la confiance venant, le vieil homme m’a expliqué que c’était le fameux Darbier qui l’avait torturé. Trois jours de suite. Et pas avec une machine, à main nue pour les articulations, chevilles, coudes, épaules, poignets, jusqu’aux phalanges de ses doigts. Puis il l’avait travaillé au marteau pour les os. Le croyant mort, il l’avait fait jeter par ses sbires dans un fossé au bord de la route. Quand je lui ai demandé ce que voulait savoir Darbier, il m’a ri au nez : « Nada. ¡Esta por la felicitad, señor! » L’ordure pratiquait la torture comme d’autres le tennis ou le bridge, pour le plaisir. Ça donne une bonne indication sur la nature exquise de notre bonhomme, non ?
— Homo homini lupus, murmura Mallock.
Bien que pénibles, toutes les horreurs qu’il apprendrait concernant Darbier seraient du pain bénit. Il s’était fixé trois tâches. L’une, officielle, ramener le frère de Julie en bon état. Les deux autres, officieuses, en profiter pour voir s’il pouvait y avoir le moindre doute sur sa culpabilité et, sinon, lui chercher toutes les circonstances atténuantes possibles. Sur ce dernier point, il semblait qu’il y aurait matière à nourrir le dossier de la défense. Il lui restait cependant à trouver des personnes pour témoigner, puis prouver que Manuel connaissait ces pratiques, et que son geste était lié à la barbarie de Tobias, voire à un devoir de vengeance, s’il y avait bien une victime qui lui soit affiliée. Ce n’était pas gagné.
— Vous pourriez me faire un papier ?
— Un témoignage ?
— Oui, avec la copie des radios de cet homme ?
Moue dubitative de Barride.
— Je peux, mais ça ne prouvera pas que c’était l’œuvre de Darbier. Quant aux radios, elles ont disparu comme par enchantement de mon cabinet quelques jours après. Va falloir vous y faire, tout ce qui concerne cet individu est hautement volatil, surtout les témoignages humains. D’ailleurs, faites attention à vous, ses brutos ne sont pas morts avec lui et ils risquent de ne pas aimer ce genre d’enquête.
Le temps que Mallock digère cette dernière information, ils étaient arrivés devant l’entrée de la clinique de Puerto Plata. Ils mirent deux heures à négocier une chambre, les honoraires du chirurgien et la location d’une ambulance. La première ne parvint pas à démarrer et la deuxième, arrivée une demi-heure après, ne put repartir. Une dizaine de coups de téléphone plus tard, ils finirent par en réserver une troisième qui les attendrait sur place, à l’hôpital de Santiago.
« Pour le bonheur et l’avenir radieux du peuple », telle aurait pu être la traduction de l’inscription décolorée qui ornait le fronton de l’hôpital, assemblage au crépi lépreux. À l’intérieur, la présence de grilles et de portes en fer forgé, ainsi que de gardes armés de fusil à pompe, faisait plus penser à une prison qu’à un lieu de guérison. Le C de
URGENCIAS, raccroché de travers, formait avec le I, lui aussi parti en couille, le symbole approximatif de la faucille et du marteau.
Ils mirent plus d’une demi-heure à passer les différentes barrières et à traverser les foules qui s’entassaient devant chacune d’entre elles. Avec calme et en habitué, André présentait l’autorisation de transfert puis, armé de quelques dollars, serrait la main des gardes. Enfin arrivés dans la partie de l’hôpital réservée aux soins d’urgence, ils durent enjamber les malades et les blessés qui occupaient les couloirs, tout en veillant à ne pas glisser sur un vieux pansement ou une flaque de liquides corporels. Odeur et chaleur se liguaient pour rendre la respiration insupportable.
Devant une porte en acier, deux militaires demandèrent à Barride ses papiers. Mallock constata que personne ne pouvait entrer sans un document officiel contresigné par Delmont et les autorités de l’île. Tant de précautions pour garder un pauvre Français blessé semblaient bien exagérées. À moins que ce soit pour le protéger ? Contre qui ? Au fin fond de l’hôpital, derrière une ultime grille protégée par un autre duo de riot guns à moustache, Manuel les attendait. Il était dans une pièce dont l’un des côtés était envahi par une montagne de vieilles béquilles et de plâtres récupérés.
Mallock sentit son cœur se serrer.
Manu ne ressemblait plus au jeune homme qu’il avait connu. Il en était le fantôme vieilli et décharné. Une momie hystérique aux yeux rouges et aux os saillants, celle d’un pharaon devenu fou à l’orée de la
mort. Loin de toute humanité, son expression correspondait à celle d’un assassin. Quant au sourire qu’il fit en reconnaissant le commissaire, il ressemblait, lui aussi, à une grimace : un masque monstrueux agrafé pour la circonstance.
Qu’était-il arrivé ?