Hôpital national de Puerto Plata, 13 heures
Depuis une semaine, le frère de Julie baignait dans un mélange de sueur, de douleurs crues et d’urine. Assailli par une envie continue de vomir. Mais, dominant cette torture, la rendant presque supportable, il ressentait une formidable félicité, complexion d’assouvissement, une douce euphorie qui coulait dans ses veines comme un ruisseau de morphine.
Le vieillard, ce monstre qui avait hanté ses nuits, et toutes les forêts de la Terre depuis qu’il était petit, était mort. Il ne revoyait pas l’instant précis où il l’avait agressé, mais il sentait encore sur ses lèvres le sucre de son sang, étrange humeur de fer, comme il percevait parfaitement la brillante matité de la cervelle de l’ogre, vautrée, impudique, dans la poussière de la place.
Et, s’il était prêt à admettre les faits retenus contre lui et à reconnaître sa pleine culpabilité, ce n’était pas par contrition, mais par fierté. Certes, il continuait à ignorer les raisons qui l’avaient amené à tuer, mais il se sentait comblé à l’idée de l’avoir fait. Il avait l’incroyable certitude d’avoir ainsi réparé des milliers
d’offenses faites à Dieu et à des âmes qu’il chérissait au fond de lui, sans pouvoir vraiment leur donner des noms.
Kiko, Julie et son petit bébé étaient aussi revenus dans sa conscience. Tout leur amour, et l’amour infini qu’il avait pour eux, reprenaient vie. Il les laissait s’approcher, mais timidement, avec force lenteur. Et les retenant même.
Car il savait que l’enfer était encore en lui.
Avant d’ouvrir la porte, Amédée avait hésité. Il ne connaissait que trop bien l’horreur et les pleurs que les ouvertures peuvent dissimuler. Derrière elles, se cachent désarrois, visages tuméfiés, agonies, meurtres, cœurs calcinés, incestes, peurs, odeurs… tout ce que fait l’homme, et le reste. Mallock n’aimait pas les portes, il ne les avait jamais aimées. Nobles portes d’appartements pour crimes sordides, portes d’hôpitaux entrouvertes sur des lits d’agonie, portes déglinguées des caves où sont enterrés regrets, remords et corps, sous un même tombereau de salpêtre et de moisissures, portes dérobées dissimulant des yeux sales jouant au docteur avec des cœurs d’enfant, portes molles mouillées de larmes ou portes d’acier codées et cadenassées sur les richesses honteuses d’un monde avide. Vocation et damnation, Mallock se savait condamné à ouvrir ces portes-là, toutes, les unes après les autres, sans jamais être prévenu des horreurs qui l’attendaient, et ce, jusqu’à la fin de sa vie.
Lorsque André pénétra dans la chambre devant Mallock, ce fut pour pousser un juron. Les médecins de l’hôpital, après avoir extrait la balle que Manu avait reçue dans le haut du dos, l’avaient plâtré jusqu’au ventre. Quant au genou, il était traversé par une broche, et les pansements qui l’entouraient étaient gorgés de pus.
André était furieux mais il sut se contenir, du moins jusqu’à ce que le jeune interne de garde annonce sa décision de ne pas laisser partir son patient sans lui avoir retiré la fameuse broche. Il devait en manquer. Sans se soucier d’anesthésie, devant les yeux incrédules d’André, l’interne attrapa une antique perceuse, la brancha, et fixa le mandrin sur l’une des extrémités de la broche. Sans autre forme de procès, il appuya sur l’interrupteur. Miracle, l’électricité était en panne.
Immédiatement, André partit à l’attaque. Avec toute la diplomatie qui restait dans son grand corps orange, il lui expliqua, avec force sourires, que ce n’était vraiment pas la peine, qu’on le remerciait beaucoup pour ses soins mais qu’il fallait qu’ils partent car l’ambulance attendait. Il lui demanda alors un simple morceau de coton avec un « chichi » d’alcool. Il comptait bien faire une piqûre d’antalgiques à Manuel dès qu’ils seraient dans l’ambulance, mais il n’avait pas de quoi désinfecter. La petite goutte d’alcool mit un quart d’heure à parvenir jusqu’à eux et coûta ses derniers billets à André.
Vingt-cinq minutes plus tard, ils se retrouvèrent enfin devant l’ambulance. Les deux militaires, trois p’tits gris et les riot guns à moustache les avaient suivis. Façon commando d’élite, ils faisaient leur cinéma. Mais, très curieusement, ils avaient l’air d’y croire, la peur les faisant même suer à grosses gouttes. Tradition locale ou excès de zèle ?
Mallock, bien à tort, décida de ne pas s’en soucier.
Nouveau miracle, l’ambulance toute blanche était là, et à l’emplacement prévu. Manuel, qui était sorti de sa léthargie, s’était mis à pousser des gémissements. André décida de lui faire une première piqûre sur le parking de l’hôpital, avant que les secousses de l’ambulance sur les routes dominicaines ne rendent cette opération plus périlleuse.
Alors qu’il préparait l’anesthésie, il se retourna vers Mallock :
— Voulez-vous vraiment nous accompagner ? Personnellement, je ne vois pas trop l’intérêt. Vous allez perdre votre temps à Puerto Plata. À l’arrivée, on le conduit au bloc et on l’opère. Ça risque d’être long…
— Pas de problème, j’ai vu assez d’hôpitaux pour aujourd’hui. Vous pouvez essayer de joindre Mister B… Jean-Daniel pour qu’il me ramène à Cabarete ?
Au moment où Mallock se retournait pour sortir de l’ambulance, Manu se redressa sur son brancard pour hurler :
— Le ventre de l’ogre ! Vous ne pouvez pas comprendre. Et ses dents… mon Dieu, ses dents !
Lorsque l’ambulance partit enfin vers la clinique privée, cinq motards et deux voitures de police la suivirent. Cinq petites minutes s’écoulèrent avant que Mister Blue ne débarque à son tour sur le parking de l’hôpital de Santiago. Bon timing. Sa camionnette mauve, sa bonne tête et son sourire furent une bénédiction. Ça fait souvent ça, lorsqu’on est en territoire étrange, le moindre visage connu devient vite ami.
Le chemin du retour vers Islabon et Cabarete passait entre les rios Yàsica et Jamao. Surfaces tapissées d’une terre rouge, grasse et riche. Les légumes, les arbres fruitiers et les vignes y poussaient sans effort. Même les rondins de bois qui formaient les barrières plantées tout le long de la route reprenaient racine et reformaient des arbres. Mais, ici aussi, les villages n’étaient que des ramassis de tôles ondulées, panneaux de publicité, briques brûlées, boue et gravats.
— Ils sont vraiment pauvres.
— Sans doute, répondit Jean-Daniel, sans grande conviction. Mais ça n’excuse pas tout.
Et il ajouta dans son langage fleuri :
— On ne chie pas là où l’on dort !
Tout au fond de lui, Mister Blue aimait ce pays et ses hommes. Alors, comme tout père exigeant, il ne se sentait pas prêt à en excuser, sans lutter, les faiblesses. Il laissait ça aux touristes bien-pensants.
Sur le bord de la route, un barrage formé par trois policiers en tenue grise leur fit signe de s’arrêter. Mister Blue passa sans ralentir. En arrivant à leur hauteur, il leur cria quelque chose accompagné d’un sourire.
— Ils arrondissent leurs fins de mois, jugea-t-il bon d’expliquer à Mallock. Mais il faut les comprendre…
Il commença alors à lui parler de ce peuple, de ses forces, de ses coutumes et des mauvaises manies issues du passé. Toutes les habitudes boueuses qu’un homme ayant vécu le communisme et la dictature accumule sous ses chaussures. Puis, il se tut. Sans doute pour laisser Mallock admirer le paysage et comprendre ainsi le pourquoi de ces choses qu’il aurait mis trop de temps à expliquer.
Minutes et kilomètres passèrent. Courbe après courbe, la route inclinait la voiture de droite à gauche, comme une main fait tourner un verre de vin pour en apprécier la robe. Pour s’assurer que Mallock soit ébloui, le soleil vira à l’orange. De part et d’autre de la route, la rencontre magique de cette teinte d’or avec le vert des feuilles, fulgurante beauté, reposa soudain la question de l’existence de Dieu.
— C’est cette même lumière, ce coucher de soleil emprisonné dans des gouttes de sève, que l’on retrouve intacte dans un morceau d’ambre.
Mister Blue avait rompu le silence.
— Chacune de ces pierres est comme un hologramme remontant à l’aube de notre Terre. Avec cette
lumière ocre et or, et ces insectes capturés en plein vol ou en train de pondre. Quand je me penche pour la première fois sur l’une d’entre elles avant de me décider à l’acheter, c’est toujours la même émotion.
— Vous savez ce que contient chaque morceau d’ambre ?
— Non, c’est ça, le jeu. J’essaie de deviner en les mouillant et en regardant en transparence, mais je n’ai le droit de la polir, « ouvrir une fenêtre », comme on dit, qu’après l’avoir négociée et payée. J’ai acheté des morceaux d’ambre une misère et j’y ai trouvé des trésors. Mais c’est plus souvent le contraire, malheureusement. Il y a sept ans, j’ai payé une pierre relativement cher, car je pensais qu’elle contenait au moins un fragment de lézard. Le rêve pour un chasseur d’ambre. Il était bien là et, divine surprise, entier et presque intact. Un miracle !
— Vous me le montrerez lorsque l’on sera rentrés ? demanda Mallock.
— Hélas, non. J’ai été obligé de le revendre pour pouvoir continuer à négocier d’autres morceaux d’ambre. Je l’ai toujours regretté. C’est peu après que j’ai décidé de construire une cantina à côté de mon magasin. Ça me permet de dégager assez d’argent pour ne pas avoir à me séparer de mes plus belles pièces. Ah, on arrive ! Repassez me voir demain, je vous montrerai.
Ils parcoururent les derniers kilomètres qui menaient à Cabarete sans que Mister Blue ne donne ordre à son pied de se faire plus léger sur l’accélérateur. Il semblait bien décidé à écraser quelqu’un. Sinon un homme, au moins un cochon ou une poule.
— Il existait une pièce recouverte tout en ambre à Saint-Pétersbourg, reprit-il sans pour autant ralentir. Je croyais que c’était une légende jusqu’au jour où j’ai retrouvé, ici même sur l’île et, très curieusement, dans les affaires du père d’un de mes hommes, une photo
en noir et blanc représentant cette chambre. Plus exactement, un salon. Le pauvre type avait malheureusement péri dans l’éboulement d’une de mes mines. Pour une raison qui m’échappe encore, dans sa cabane, il y avait tout un dossier sur ce trésor.
Mallock n’aurait jamais pu imaginer que cette chambre allait faire, elle aussi, partie de la fabuleuse énigme qui l’avait mené jusqu’ici. Il sentait l’écurie se rapprocher et mourait d’envie de prendre une bonne douche.
— À l’été 1941, continua Jean-Daniel, le IIIe Reich avait entamé son offensive sur le front russe en bombardant Leningrad. Hitler voulait supprimer cette ville de la surface de la Terre. Or, à l’intérieur du palais de la Grande Catherine, se trouvait une pièce exceptionnelle, entièrement lambrissée d’une sorte de marqueterie tout en ambre.
— Fabriquée dans cette île ?
— Non, justement pas. Elle avait été construite pour le palais du roi de Prusse Frédéric Ier, par un architecte nommé Andreas Schlüter et un sculpteur, Gottfried Tusso. En 1716, Pierre le Grand a pris l’incroyable décision de troquer ces fabuleux panneaux contre deux cent quarante-huit soldats d’élite qu’il voulait affecter à sa garde. L’échange fut conclu et soixante-seize athlètes ont transporté ce fantastique puzzle d’ambre de Saint-Pétersbourg à Tsarskoïe Selo. En 1755, un certain Rastrelli a pu enfin monter et installer le cabinet d’ambre, en enfilade de la salle à manger verte et de la grande galerie de peintures du palais de Catherine. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, cher commissaire. Et c’est même à partir de ce moment que ça devient encore plus passionnant.
Cabarete : le panneau de la ville eut un effet radical sur le comportement du conducteur, à moins que ce ne fût les propos qu’il s’apprêtait à tenir. Mister Blue tourna son visage bronzé et ses yeux bleus des mers
du Sud vers Mallock. Il ne regardait plus devant lui et, en contrepartie, sa voiture avançait désormais à la vitesse d’un homme à pied. Derrière, ça se mit à klaxonner, mais sans excès. On les connaissait dans le coin, lui et son pick-up mauve.
— Deux siècles plus tard, deux officiers allemands au courant des intentions destructrices d’Hitler ont conçu un plan pour sauver cette petite merveille. Aidés par leurs hommes, ils sont parvenus, lors de l’invasion de Saint-Pétersbourg, et avant les bombardements, à démonter toute la chambre et à la sortir du pays. La suite est un peu floue. Les panneaux auraient transité par des palais prussiens avant de disparaître à nouveau. La légende était née. Depuis, historiens, chasseurs de trésors et membres de la guilde de l’ambre se sont cassé le nez dessus sans parvenir à en apprendre plus. L’endroit où se trouve aujourd’hui le cabinet d’ambre reste une parfaite énigme. Sauf si on prête l’oreille à certaines rumeurs.
— Lesquelles ?
— À suivre !
Sur ce, la voiture de Mister Blue s’arrêta devant l’hôtel :
— Mille fois merci pour la balade… et pour l’histoire, sourit Mallock.
— À demain pour le petit déjeuner, et tómalo suave el « commisare ».
Dans son attique, un cageot de mangues et de bananes rouges attendait Amédée. Après une longue douche tiède, il commença à s’endormir en regardant le soleil se coucher sur la mer. Au dernier instant, il demanda à son esprit de le conduire vers un indice, une piste, quelque chose qui puisse éviter à Manuel la peine maximale. Mais il ne rêva que de claquements de bottes et de cabinets recouverts d’ambre.