Jeudi, 4e journée,
voyage en guagua jusqu’à Puerto Plate
Monsieur le commissaire est dans la mer.
Il n’y a personne au bord de l’eau. Seuls y marchent des fantômes noirs aux bras coupés prolongés de tuyaux. Jardiniers bannis, voleurs haïtiens rejetés de l’autre côté de l’île, condamnés aux paradis touristiques à perpétuité.
Petit jour. Le ciel se met à pleuvoir, mousson, ramassis serré de gouttes qui mouillent et le soleil qui persiste, transformant ce déluge en rideau de perles d’or.
Monsieur le commissaire embrasse les vagues de ses bras, comme on enlace une compagne fidèle. Il lui semble qu’ici plus qu’ailleurs, en glissant en apnée, il pourra fondre ses peines et libérer ses larmes, bancs d’enfants méduses qui le quitteront en se retournant une dernière fois, pour lui dire adieu avant de disparaître derrière la nacre du corail.
À 9 heures, Mallock remonte chez lui.
Ce bain matinal lui a fait du bien. Il se sent un peu mieux.
Alors, il prend son courage à deux mains pour téléphoner à Julie :
— Rien à signaler, ment-il, je pense pouvoir le voir cet après-midi. Ne t’inquiète pas. Ici, tout le monde l’aime bien.
— Mais pourquoi ?
— Disons que celui qu’il a assassiné n’était pas en odeur de sainteté. Je te raconterai.
Il raccroche pour appeler l’ambassadeur.
— Bonjour, monsieur Delmont, je voulais savoir où l’on en était. Pas de problème ?
— J’allais vous téléphoner, commissaire. Les autorisations ont été négociées et j’ai bon espoir, sauf retournement de dernière minute. Dans la série couleuvres à avaler, ils tiennent à ce que vous passiez en personne au Palais National signer les derniers papiers de rapatriement à l’antenne d’Interpol de Saint-Domingue, et prendre les documents autorisant l’expulsion par la République dominicaine au palais de justice de Puerto Plata. Signes d’allégeance et de bonne volonté. Ça ne vous ennuie pas trop ?
— Il faut ce qu’il faut. De toute façon, j’avais l’intention de passer voir Manu.
Il se sentait bien trop soulagé pour en prendre ombrage. Rapatrier Manuel, c’était lui sauver la vie. Et il était là pour ça, rien d’autre.
— Comment va-t-il ? l’interrogea Delmont. Je n’ai pas eu le temps d’appeler André.
— L’opération s’est bien passée, mais il était encore dans les vapes hier. J’espère qu’il sera en mesure de voyager, je n’ai pas trop envie de m’éterniser ici, quoique… Enfin ! On verra. Aucune instruction spéciale ?
— Au sujet de Manuel ?
— Non, des gugusses du palais de justice.
— Ah oui ! Eh bien, non, rien de particulier… Ou plutôt si, se reprit l’ambassadeur, décidément, je ne
suis pas bien réveillé. Vous demandez Juan Antonio Servantes, c’est lui qui est en charge du dossier. Je vous en ai parlé, je crois.
— Un Espagnol ? s’étonna Mallock.
— Oui, comme moi je suis tibétain. C’est le fruit d’une importation d’après-guerre, si vous voyez ce que je veux dire. On en a eu quelques-uns par ici, qui sont venus se refaire une santé. Germanique jusqu’au bout du képi.
Ils rirent tous les deux et raccrochèrent en se promettant de se tenir au courant.
Tout comme les anges passent sans se faire remarquer, un premier indice venait de traverser la pièce. Mallock ne l’entendit pas, mais un coin de son esprit le mit de côté pour plus tard. Puis, il se rendit compte qu’il n’avait toujours pas cuisiné Delmont sur Darbier. Il en savait peut-être plus que les deux policiers. Ou du moins, il en aurait une version différente, officielle et même, avec un peu de bol, officieuse. Mais il ne se sentait pas de rappeler l’ambassadeur.
Il avait faim à manger un cheval, comme disent les Anglais. Il partit se restaurer chez Mister Blue. Sous la porte de sa suite, une bonne âme avait déposé un journal français datant de l’avant-veille. Il l’ouvrit et machinalement en parcourut la rubrique nécrologique. Il n’y trouva pas son nom. Bonne nouvelle, il devait être encore vivant !
Mister Blue était là, fidèle au poste.
— Je viens de recevoir un coup de fil de nos amis policiers. Ils sont très ennuyés, mais ils ne peuvent pas passer vous prendre ce matin. Ils m’ont laissé un numéro de téléphone et des instructions. Tout leur service est à votre disposition mais, si vous voulez un chauffeur pour venir vous prendre et vous accompagner à Puerto Plata, il faut appeler et demander. Eux, ils ne peuvent pas.
— Ça tombe bien, je ne me sens pas d’humeur causante aujourd’hui. Je vais me démerder tout seul.
Jean-Daniel, qui avait, lui aussi, ses accès de misanthropie, ne tenta pas d’argumenter.
— Il y a des guaguas qui vont jusqu’à Puerto, mais c’est très chaud et très, très plein. À votre place, je prendrais un taxi.
Mallock nota que tout le monde, y compris Mister Blue, s’évertuait à le vouvoyer. Malgré toute la sympathie que les gens éprouvaient parfois à son égard, il n’en restait pas moins un commissaire de la République, avec le grade de commandant. Accessoirement, héros national et, potentiellement, un gros con de flic.
Jean-Daniel décrocha son téléphone et négocia deux minutes avec un taxi de la compagnie du village proche de Sosúa, judicieusement baptisé S.O.Sua, pour qu’il emmène son ami jusqu’à Puerto Plata. Puis il laissa Mallock déjeuner en silence.
Dix minutes plus tard, le taxi arrivait. Le commissaire se leva :
— Salut, lança-t-il, avec cette humeur de dogue neurasthénique qui venait le visiter avec une fidélité et une régularité qui forçaient l’admiration.
Ce matin, ce fut le ventre plein d’œufs au plat, de potatoes, de bacon et de vague à l’âme, que Mallock rejoignit en taxi Puerto Plata et son palais de justice.
Dans les couloirs et les salles d’attente du bâtiment public croupissait la foule des petites gens. Ils attendaient en guenilles, le regard brillant d’espoir naïf, une justice en loques, une salope aux yeux bandés qui ne monterait qu’avec ceux qui pourraient s’en payer les charmes.
Mallock était bien placé pour savoir que son propre pays n’avait pas de leçons à donner. Depuis les juges, pas trop chers, des tribunaux de commerce, payables
en poussière d’étoile et en croisière sur Scorpio de luxe à Saint-Martin, jusqu’aux gardes des sceaux en plastique rouge en passant par les petits juges roses, les avocats marrons et Missié le grand magistrat blanc. Cheveux bleus ondulés, nuque longue et mouvements de manche pour le journal de 13 heures, puis blouson ciré la nuit, pour relever les compteurs. La justice démissionnaire ne se nourrissait plus que d’idéologie réchauffée, de laxisme vertueux et de confusion des genres.
Ici, dans l’île, c’était pareil, mais en plus petit, en plus grossier, avec des traces de doigts laissées un peu partout. La pratique quotidienne du bakchich et du « graissage de papatte » était bien trop développée pour prétendre à la moindre discrétion.
Mallock se fit annoncer. Et, en attendant, décida d’épargner son fond de pantalon en restant debout. Bonne décision. Après trois petites minutes d’attente, deux hommes arrivèrent pour l’escorter jusqu’au bureau de monsieur Juan Antonio Servantes. Amédée en ressentit comme un regret. Il aurait aimé être oublié dans un coin et pouvoir ainsi pousser une bonne gueulante, avoir un prétexte pour se montrer désagréable. Il avait l’humeur à ça. Il pourrait y mettre sa crainte pour Manuel, sa tristesse pour Julie et toute l’énergie négative accumulée par sa propre impuissance.
Mais on ne laisse pas un « môssieur le commissaire de Paris » en rade au milieu du peuple des humbles. Il faisait partie des hommes d’influence et ce statut le plaçait sans discussion sur le dessus du panier, en compagnie des notables qui, honneur suprême, le reconnaissaient comme l’un des leurs. Tant pis, ça m’aura évité d’attendre, finit par conclure Mallock, cynique, en suivant les deux sbires du fonctionnaire en chef du palais de justice de Puerto Plata.
Juan Antonio Servantes ressemblait au portrait que l’on peut se faire d’un néocolonialiste blanc dans une république bananière. Ses chaussures, le bracelet de sa montre et sa ceinture étaient couleur tabac, taillés dans la même arrogance d’un crocodile dûment tanné. Il marcha à la rencontre de Mallock, la main tendue, les épaules, le cou et le menton démesurément redressés par la conscience qu’il avait de sa fonction et de son importance.
— Cher commissaire, quel plaisir de vous rencontrer !
Son léger roulement hispanisant était peu assorti avec l’aspect du personnage. Il avait tout du bel aryen, les yeux, la prestance et la blondeur des cheveux. Stupidement, Mallock l’imagina en uniforme de SS. Il aurait été splendide. Peut-être même que son père l’avait porté, ce bel habit noir ?
Délit de faciès, s’engueula Amédée.
Le bureau du fonctionnaire était envahi par les dossiers. En fait, il ne chômait pas. Après une heure d’entretien et de coups de fil passés en commun, Mallock révisa son jugement. Juan Antonio Servantes n’était pas sa tasse de thé, mais, à l’instar de Delmont, il faisait, avec beaucoup de doigté et de constance, tout ce qu’il pouvait pour aplanir les difficultés sur le chemin de la libération et du rapatriement de Manuel. Sans aucun chichi, ni la moindre affectation. Ce qui était déjà étonnant chez un fonctionnaire français était de l’ordre de l’admirable chez un expatrié tropical. Les délits de sale gueule, tout le monde en fait, mais Mallock n’avait pas d’excuse.
Pour se racheter, il proposa au jeune fonctionnaire :
— Que pensez-vous de terminer cette conversation ce soir autour d’une table ?
Il espérait en profiter pour l’interroger sur Tobias Darbier.
— Ce sera avec plaisir, monsieur le commissaire. J’ai également des choses à vous dire. Où voulez-vous que nous nous retrouvions ?
— En bas de mon hôtel, il y a une espèce de bar, le Blue Paradise. Vous connaissez ? Ce n’est pas le grand luxe, mais c’est tranquille. On pourrait s’y rejoindre vers 20 heures ?
— C’est parfait pour moi, j’y serai à 20 heures tapantes.
Mallock crut entendre un claquement de talon. Mais, avec des mocassins en croco, ce n’était pas possible. Mallock songea que, pour faire de ce diplomate un individu vraiment fréquentable, il faudrait encore procéder à l’ablation du reste de parapluie qui lui restait encore dans le cul.
Fin de matinée.
Amédée rejoignit la capitale et son Palais National en passant par le pont Ramon-Matias-Mella, l’avenue de Mexico, puis l’avenue du Docteur Delagado. Le fameux palais, construit en 1947 sur l’ordre de Trujillo, était le siège du pouvoir exécutif. Mallock eut un petit sourire. Deux grands lions vaniteux encadraient l’escalier royal qui menait à l’imposante bâtisse de trois étages. Construite dans un style néoclassique, avec toutes les options et les suppléments, elle était surmontée d’un dôme impressionnant de trente-quatre mètres de haut et de dix-huit mètres de rayon. L’Oficina Central Nacional, Bureau Central National d’Interpol, organisation pour la coopération policière internationale, y avait élu domicile depuis que le pays en avait rejoint les quelque deux cents membres en 1953.
Le commissaire Mallock y fut bien accueilli. On lui présenta quelques papiers à signer et les deux officiers qui effectueraient le rapatriement en sa compagnie. Une heure plus tard, il était déjà de retour au soleil.
Il décida de déjeuner dans la rue de noix de coco blanches, bananes rouges et mangues vertes. Dans le ciel paissaient d’énormes nuages en sueur. Pas Mallock. Il commençait déjà à s’acclimater et même à éprouver une certaine béatitude à avoir le grand rond jaune toujours présent au-dessus de lui.
À 2 heures pile, il débarqua à la clinique.
Devant l’entrée principale, et dans les deux couloirs qui menaient à la chambre de Manuel, les autorités avaient laissé des policiers en faction. Cette fois-ci, le commissaire n’eut pas à montrer ses papiers. La nouvelle de sa présence, comme sa tronche, avait fait le tour de l’île. Un message l’attendait. Ramón et Jiménez souhaitaient le joindre. Un policier lui laissa sa place après lui avoir composé le numéro.
Ce fut Ramón qui décrocha :
— Jiménez aurait de nouveaux éléments pour vous, commandant.
— Il ne t’a pas dit lesquels ?
— Non, il veut se garder l’exclusivité. Ça pourrait aider Manuel, m’a-t-il confié. Il voudrait que l’on se voie tous les quatre.
Mallock était intrigué. Enfin, peut-être une éclaircie dans cette affaire ?
— Je suis sur le point de l’interroger, voulez-vous me retrouver ici ?
— C’est ce que souhaitait Jiménez, d’après ce que j’ai pu comprendre, mais il m’a dit qu’il faut une accréditation pour pénétrer dans la chambre de Gemoni.
— Aucun problème, je vous mets sur la liste à l’entrée. Je vous attends.
Mallock raccrocha, un espoir au cœur. Deux couloirs plus loin, il pénétra dans la nouvelle chambre de Manuel. Le frère de Julie était allongé sur un lit
approximatif. Une attelle toute neuve entourait son genou et un plâtre, son épaule.
Il sourit en voyant apparaître Mallock :
— Je suis drôlement content de vous voir. Veuillez m’excuser pour avant-hier, mais je ne vous avais même pas reconnu. Ce voyage autour du globe ne vous a pas trop fatigué, au moins ? Je vais tenter, au mieux de mes possibilités, de vous aider dans votre enquête.
Amédée sourit. C’était bien le vrai Manuel qu’il avait devant lui. Avec ses grands yeux doux et sa politesse un peu surannée.
— Aucun problème, lui répondit un commissaire réconforté.
— J’ai dû donner bien des soucis à tout le monde. J’en suis vraiment désolé.
Mallock eut une idée.
— Attends, je reviens.
Trois minutes plus tard, il rapportait un téléphone cellulaire.
— On va essayer d’appeler ta sœur. Elle est morte d’inquiétude. Je crois que rien ne lui ferait plus plaisir que d’entendre ta voix.
— Et moi, donc !
Mallock composa la ligne directe de Julie au Fort.
— Allô, Julie ? Ah ! Salut, Jules. Ouais, ça va, Julie est dans le coin ? Merci.
Mallock tendit le téléphone cellulaire à Manu. Il se rendit compte, tout malheureux, qu’il avait encore les doigts collants des mangues de midi.
— Il va te la passer. Ne reste pas trop longtemps, c’est un médecin d’ici qui me l’a prêté.
Discrètement, il sortit de la chambre, prétextant une envie de griller une cigarette. Ce qu’il ne faisait jamais. Lorsqu’il revint cinq minutes plus tard, Manuel avait raccroché. Ses yeux étaient encore humides.
— Merci de tout cœur, commissaire.
— Écoute, Manu, si tu n’arrives pas à me tutoyer, ni à m’appeler Amédée, évite au moins le « commissaire ».
Mallock avait un sentiment paternel vis-à-vis du frère de sa Julie. Il l’avait vu jeune homme, jeune amoureux, jeune marié et jeune papa. Ce vouvoiement le troublait un peu.
De façon générale, il n’arrivait pas à se faire à l’idée que l’âge venant, il deviendrait de plus en plus difficile de se faire tutoyer. Par une sorte de superstition païenne, les jeunes vouvoyaient leurs anciens comme si, en les éloignant syntaxiquement, ils espéraient parvenir à repousser aussi la mort.
— Bien… Amédée. Je suppose que vous aimeriez bien que je vous raconte toute l’histoire…
— À ton avis ?