Samedi matin, 30 novembre,
retour à Paris avec Manuel
Assis bien au sec dans la carlingue du 747, Mallock s’interrogeait sur ce qu’il avait réellement vécu. Cauchemar, vision mallockienne, délire d’opiomane ? Non, l’objet était bien réel. Sa main gauche vint se poser sur l’étrange fiole taillée dans l’ambre, cadeau de la vieille sorcière. Il l’avait placée au milieu de la tablette et un rayon de soleil, amplifié par le hublot, lui donnait encore plus de vie. Une bien curieuse énergie. La pierre semblait contenir une petite ampoule électrique. Tout autour, le plastique gris du plateau Air France sur lequel elle était posée était comme gouaché d’or. Une coupe de champagne apparut dans son champ de vision.
Il releva la tête pour entendre :
— Bonjour, commissaire. Votre séjour sur l’île s’est-il bien passé ?
Une hôtesse de l’air était penchée sur lui, le corps plié au niveau des hanches dans l’attitude d’une maman attendrie au-dessus d’un berceau. Les seins en position.
Mallock remit la fiole dans sa poche :
— Nous nous connaissons ?
— Moi, je vous connais. J’étais sur votre voyage aller et je vous ai même réveillé sans le vouloir en vous servant votre plateau-repas.
— Vous avez une sacrée mémoire, sourit Mallock.
— Je n’ai pas de mérite. J’ai souvent vu votre visage dans les colonnes des journaux. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, surtout, n’hésitez pas à demander. Je suis à votre entière disposition.
Mallock bafouilla un merci en la regardant, et promit de ne pas hésiter…
— Attendez, ajouta-t-il, alors qu’elle se redressait pour partir.
Il but la coupe d’un trait et la lui tendit. Elle la prit, lui adressa un splendide sourire et lui proposa :
— Un autre ?
Elle était vraiment appétissante avec sa peau satinée et ses mains pleines de jolis doigts…
Calme-toi, Mallock, se morigéna-t-il.
— Merci, c’est très gentil. Je vais en rester là avec le champagne.
La pimpante poupée disparut dans le couloir.
Autant Mallock appréciait le vin, autant il n’avait que peu de goût pour cette boisson acide, symbole de pot de départ, de fête sans fin et de Noël sans Thomas. En revanche, les jolis petits bouts de femmes… Même à Pâques ou à la Trinité…
Son dos lui signala qu’il devait être assis depuis déjà plus de quatre heures. En fait, ils avaient décollé à 8 h 07. Et cette fois-ci, l’avion s’était envolé directement de Puerto Plata pour rejoindre Paris. Vol direct, évitant la traversée de l’île et l’escale à Saint-Martin.
À l’aéroport, où les policiers d’Interpol les attendaient, il avait eu le temps d’acheter une série
complète de chemises bariolées avant de passer à l’enregistrement. Elles étaient toutes destinées à ses amis, dont une pour Anita, sa femme de ménage. De taille XXXL, elle était adorable mais pas vraiment maigre.
Entré dans l’avion, il n’avait pas eu le temps de chercher sa place. La compagnie l’avait « repéré » et installé d’autorité en première classe : « Désolés pour le voyage aller, mais nous allons essayer de nous rattraper. »
Mallock avait des sentiments ambigus par rapport à cette notoriété. Le gros ours en lui détestait être reconnu ou abordé dans la rue. Depuis les années 80, les médias ne se préoccupaient plus guère que de personnalités auto-déclarées et de célébrités décérébrées. Être mis dans le même sac que ce petit peuple n’avait rien de valorisant. D’un autre côté, il ne pouvait nier que sa nouvelle renommée lui avait permis d’avoir aujourd’hui, avec les personnes qu’il rencontrait, un rapport moins paranoïaque, plus ouvert. Il se devait d’être honnête : il avait longtemps eu peur des autres.
Dès la naissance, puis pour différentes raisons qui s’étaient régulièrement accumulées. Cette reconnaissance, qu’il jugeait ne pas être trop usurpée, lui ouvrait un espace de convivialité qu’il n’aurait jamais été capable de construire tout seul. Avec ce qu’il savait des hommes il n’aurait peut-être plus jamais tendu la main à personne sans cette grande tape dans le dos de leur part… Maintenant, les choses étaient différentes, comme lorsque l’on se promène avec un chiot en laisse dans la rue. Les gens vous sourient et vous abordent, par la grâce de ce gentil médiateur.
Sa notoriété, Mallock l’utilisait comme ça : « avec un collier et une laisse » et en évitant qu’elle chie partout.
À l’arrière de l’avion, il regarda sa montre et se leva. Il était temps d’aller vérifier si tout allait bien. Compte tenu du peu de trafic entre Saint-Domingue et la France, il avait obtenu l’autorisation de rapatrier Manuel sur un vol régulier.
Les derniers rangs, isolés par un rideau, avaient été réquisitionnés et aménagés pour le prisonnier blessé.
Endormi, le corps saturé de drogue, le frère de Julie divaguait :
— Mon Dieu, je vous en prie ! Dans la cheminée… ce n’est pas possible…
Les deux médecins se retournèrent vers Mallock, leurs regards reflétaient la même crainte professionnelle.
— On lui a donné tout ce qui fallait pour le calmer. Il devrait être assommé. En fait, il semble que chaque injection l’a de plus en plus ancré dans son cauchemar.
— Essayer autre chose ?
— Désolé, mais pour éviter que les effets toxiques des médicaments ne se potentialisent, on est obligés d’attendre un peu. Je lui donnerais bien de l’Haldol, mais il est déjà à l’orée du coma. Il reste coordonné, mais c’est limite.
Au même instant, le corps de Manuel se tendit comme un arc. Il attrapa le bras de Mallock.
— Vous ne comprenez pas ? C’est l’ogre.
Puis il retomba sur sa civière, inanimé. L’un des médecins lui pinça le bras, puis lui planta les majeurs de part et d’autre de la mâchoire.
— Merde, il s’enfonce ! On va devoir l’intuber.
— Mais qu’est-ce que vous lui avez donné ?
Mallock était mort d’inquiétude. Il ne se voyait pas ramener un cadavre ou un légume à Julie en épilogue à son expédition.
— Rien de spécial, répondit l’urgentiste, des solutés de remplissage, du Valium pour le calmer et des antalgiques contre la douleur. Ces réactions ne peuvent s’expliquer par les seules médications. J’ai peur qu’il ne soit pas sorti d’affaire.
Mallock eut un horrible pressentiment :
— Tous vos médicaments viennent de Paris ?
— Bien entendu. Pourquoi ?
— Sûr et certain ? insista Mallock.
C’est à cet instant que l’autre précisa :
— Pour être exact, les solutés de remplissage ont été volés à l’arrivée. Mais les autorités dominicaines les ont remplacés par des produits équivalents.
Mallock blêmit. Et si Delmont disait vrai ? Si les brutos de Darbier avaient réellement le bras long ? Au même instant, comme pour le confirmer dans ses craintes les plus paranoïaques, l’électrocardiogramme changea de vitesse.
— Et merde ! Le tracé se barre. On le perd…
— Tachycardie ventriculaire, diagnostiqua le deuxième médecin. Je vais le choquer, ventile-le. Poussez-vous, commissaire.
Mallock fit deux pas en arrière, puis se retourna et ouvrit les rideaux. Les passagers étaient tous tournés vers le lieu d’où provenaient les bruits, curieux du drame qui se déroulait. La mort dans ses œuvres, ça attire toujours autant le chaland.
Il serra les dents.
Le grand commissaire s’était-il fait avoir par excès de confiance, comme un débutant ?