Paris, prison de la Santé, mardi 10 décembre,
troisième interrogatoire sous hypnose
Dans la prison, on avait fait installer des petits radiateurs électriques. La neige avait quasiment rempli toutes les cours intérieures, et le chauffage général ne parvenait plus à lutter seul contre le froid. Dans la pièce médicale aménagée à cet effet, un troisième interrogatoire, non prévu au programme, allait bientôt commencer.
Deux journées s’étaient écoulées depuis la réunion des quatre chez Mallock. Deux jours et deux nuits qui avaient éprouvé les nerfs de tout le monde. À 15 heures, nouvel horaire imposé par l’administration de la prison, la tension dans l’infirmerie était à son comble.
Quelles horreurs Manuel/Jean-François allait-il encore leur révéler ?
Kiko et Julie avaient le même air abattu. Mallock aussi. Il ne savait plus vraiment où il en était. Et c’était une situation inédite pour lui. Peu de circonstances pouvaient ainsi échapper à sa puissance de déduction et de synthèse. Comprendre puis prendre
des décisions rapides et sans état d’âme était devenu une seconde nature. Mais là, il avait affaire à une énigme complexe qui ne présentait aucune aspérité, aucune faille par laquelle entrer. Et quelle énigme ! L’assassinat d’un monstre par le gentil Manu, une femme dévorée vivante, le débarquement de juin 44… Et le KKK, Ku Klux Klan ?
En fait, il n’y aurait eu qu’une seule façon de se sortir de ce rébus impossible : se décider à mettre en doute les techniques de maître Long, et reprendre tout de zéro : « Pouce, je joue plus, finis les conneries, tout le monde dehors ! » Mais Mallock voulait avancer, pousser plus avant cette impensable hypothèse de réincarnation. Aiguillonné par une fascination un peu morbide, mais aussi par le désir d’en avoir le cœur net. S’il reculait maintenant, il ne saurait jamais. À un moment ou à un autre, tout se démonterait de lui-même, sans qu’il ait à intervenir. Du moins le pensait-il !
Maître Long, qui ne pouvait ignorer les incertitudes de Mallock, mit une demi-heure de plus à préparer Manuel. Il voulait s’assurer que tout le processus de libération des méridiens et des chakras était parfaitement accompli. Pour lui aussi, l’époque du doute était venue.
Après en avoir longuement discuté la veille par téléphone, ils avaient décidé que ce serait le commissaire qui poserait désormais les questions. D’une part, pour évacuer tout soupçon de manipulation, mais surtout parce que l’on entrait dorénavant dans une logique avant tout policière.
On avait affaire à la torture et au meurtre d’une femme.
Mallock commença son interrogatoire par l’identification du suspect. Méthode classique, le policier, la clope au bec, fait un petit tas de papiers séparés par
des carbones, il les tasse horizontalement puis verticalement en les cognant sur son bureau, puis glisse l’ensemble dans la machine à écrire. Après le bruit de crécelle du rouleau, il pose ses mains sur les touches, relève la tête et demande : nom, prénom, date de naissance.
Mallock lui, s’adressa aux systèmes d’enregistrement :
— On est le 10 décembre 2002, 15 heures, interrogatoire de l’accusé Manuel Gemoni par le commissaire Amédée Mallock, en présence des personnes inscrites sur la main courante.
Puis, sans ménagement, il lança à Manuel :
— Vos noms, âge et profession ?
— Jean-François Lafitte, vingt-quatre ans, lieutenant des Forces françaises libres, matricule 140 651.
— Pourquoi avez-vous exécuté à Saint-Domingue un vieillard du nom de Tobias Darbier ?
— Il m’avait torturé et assassiné.
Mallock reçut cette phrase comme une gifle et voulut contre-attaquer :
— Et cette femme, la femme que vous avez martyrisée et tuée à coups de fourche, que vous avait-elle fait ?
— Je ne l’ai pas torturée… J’ai mis fin à ses souffrances.
— Vous nous avez déclaré avoir mangé sa chair. Vous confirmez ?
Le visage de Manuel se tordit de dégoût :
— Je ne savais pas qu’il s’agissait de chair humaine… « K » nous avait dit qu’il nous accordait un repas de faveur, et puis on était tellement affamés…
— Qui était cet homme ? Un membre du Ku Klux Klan ?
Manuel grimaça, étonné par cette proposition.
— Non, c’était un SS, un Oberleutenant… Un monstre, un… ogre.
— Pourquoi ces trois K ? Ce sont des initiales ?
Manuel fronça ses sourcils en une moue de dégoût. Il parlait calmement et sans hésiter, en laissant cependant une petite pause entre chaque phrase.
— Il avait une double chevalière qui reliait l’index et le majeur de sa main droite… C’est avec ça qu’il commençait à nous frapper avant de sortir ses marteaux et d’installer son système de cordes… Sur la largeur de sa bague, il y avait trois K gravés… Il ne nous a jamais donné son véritable nom… Alors nous l’avons appelé comme ça entre nous.
— Vous souvenez-vous du numéro qui figurait sur son uniforme ? demanda Amédée, déterminé à obtenir le plus d’éléments concrets de ce nouvel interrogatoire.
— J’ai tout fait pour le mémoriser au cas où je survivrais.
— Alors, quel était ce matricule ?
— OL 876 482.
Pas la moindre hésitation. Mallock fut un peu désarçonné, mais il n’en laissa rien paraître. Malgré l’enregistrement, il prit le temps de noter le matricule sur un morceau de papier. Puis il attrapa le paquet de retranscriptions, tapées après chaque interrogatoire. Ici, il s’agissait du deuxième.
— Je vous relis : « Quatre ans après mon dernier jour en Normandie. J’étais lieutenant-colonel des Forces libres, on m’a assigné une mission suicide. Ma section, douze hommes, devait être parachutée à l’intérieur des terres pour préparer le débarquement. Prise de contact avec la Résistance, estimation des forces ennemies et sabotage de trois édifices stratégiques. » Que s’est-il passé après ?
Le visage de Manuel se figea dans une expression de concentration, comme s’il rassemblait ses souvenirs.
— On a sauté en pleine nuit, la peur au ventre et le visage couvert de cirage… Non sans un sentiment exaltant, l’impatience de retrouver la terre de France… Il faisait terriblement froid, et la mission a mal commencé… Le plus jeune de nos camarades, même pas dix-sept ans, s’est écrasé au sol… On a aperçu son parachute en torche… Il faisait trop noir et l’on ne l’a pas retrouvé… Nous n’étions plus que onze, sans le petit Gavroche, et nous avions trois jours pour accomplir le maximum avant le débarquement.
— Prenez votre temps. Racontez-moi ces journées-là, dans le détail, lui demanda alors Mallock.
— Le premier jour, tout s’est bien passé, on a détruit deux objectifs, un pont et une gare de triage, puis on a envoyé une première série d’informations… On était fiers de nous, exaltés, heureux… Si on avait pu deviner… Vers 18 heures, le deuxième jour, alors que nous étions sur le point de détruire une batterie côtière à Saint-Jean, ils nous sont tombés dessus.
— Qui ça ?
— Un commando SS d’une trentaine d’hommes aguerris et complètement tarés… À leur tête, il y avait cet officier avec sa chevalière.
— Pouvez-vous nous le décrire précisément ?
Manu eut un haut-le-cœur suivi d’un relâchement de tout le corps. Une larme se mit à couler de son œil droit :
— Il était étrange et très beau, une régularité presque malsaine des traits… Il avait les cheveux bruns peignés en arrière, les lèvres épaisses et bien dessinées, un nez parfait et pas la moindre trace d’humanité en lui… Je suis heureux d’avoir pu le défigurer avant qu’il ne mette fin à ma vie.
— Vos hommes ont survécu ?
Mallock tutoyait Manu, mais vouvoyait le pseudo-lieutenant Lafitte.
— Ils sont tous morts, massacrés bien avant moi !
— Pouvez-vous être plus précis sur la façon dont ils ont été tués, et nous donner des noms, des détails…
Mallock se sentit un peu honteux. Il insistait sur ce qui faisait mal, comme un journaliste qui essaye de faire craquer la personne interviewée et gagner ainsi de l’audimat.
Un sourire tragique illumina le visage de Manuel :
— C’est Thibaut Trabesse, un ami merveilleux, qui a été le premier… Ils l’ont attrapé et « K » l’a cogné avec sa chevalière jusqu’à ce qu’il ne reste plus le moindre trait humain sur son visage… Thibaut vivait encore, mais il n’avait plus d’oreilles, plus d’yeux, plus de dents ni de mâchoires, plus de bouche, plus rien qu’une masse de chair, de ligaments et d’os, avec, au milieu, un nez, que son bourreau avait épargné pour lui permettre de continuer à respirer. Et puis…
— Et puis ? insista Mallock.
— L’ordure s’est léché les doigts avant d’ordonner à ses hommes de pendre Trabesse par les pieds… Quand ça a été fait, il s’est approché du corps et lui a ouvert le ventre avec une baïonnette… Il a terminé son travail en lui coupant les parties génitales… Thibaut a encore mis une demi-heure à mourir, noyé dans son sang.
Silencieusement, les larmes coulaient le long des joues de Julie et de Kiko. Mallock, lui, n’écoutait que le son des mots avec une seule question en tête. Imagination ou délire, fabulation ou vérité ? Le débit rapide de Manuel le troublait. Seuls les honnêtes hommes peuvent parler ainsi sans avoir à trop réfléchir, sans mensonges à contrôler. Mais, certains truands aussi, lorsqu’ils ont appris leur histoire par cœur.
Manuel continua :
— Après, il s’est occupé des autres… Je me souviens de Gaël Guennec et de Lucien de Marsac… Leur courage, leur terreur et leur fierté… Le plus abominable, c’est que le monstre ne cherchait pas vraiment à les faire parler… Pendant deux jours, il a massacré mes hommes, un par un, avec une minutie et une constance qui ne nous laissaient pas la moindre lueur d’espoir, même pas celle d’être fusillé après avoir avoué tout ce que l’on savait… Certains l’ont fait, mais il a continué à les torturer comme si ces informations n’avaient aucune valeur pour lui… À la fin du deuxième jour, il a fait creuser une fosse au milieu de la clairière pour y jeter tous les corps… Après seulement, il a commencé à s’occuper de moi.
Un sourire délirant apparut alors sur le visage de Manuel.
— C’était l’instant que j’attendais. J’avais repéré une fourche enfouie dans la terre… En levant le regard vers le ciel, j’avais aperçu comme un signe de Dieu, en haut des arbres, une paire d’yeux lumineux, presque violets, le regard de Gavroche, le premier mort de cette expédition maudite… C’est lui qui m’a donné la force d’entreprendre mon attaque… J’ai achevé la femme qu’ils avaient capturée et je me suis retourné pour attaquer l’ogre à grands coups de fourche.
— Mais vous étiez seul contre trente, non ?
— Peut-être plus, je n’ai pas compté… J’ai reçu un soutien inattendu : ses propres chiens, un couple de dobermans assez effrayants… Ils étaient énormes avec des yeux vairons et une tache de poil blond au-dessus du crâne, comme un troisième œil… Incroyable, ils ont agressé et mordu tous ceux qui venaient vers moi, y compris « K », pendant que je tentais de le massacrer… Malheureusement, il a survécu à cette attaque et il s’est vengé sur moi… Les chiens aussi, d’ailleurs.
Manuel se mit alors à décrire avec une effarante précision tous les détails des tortures qui lui furent infligées. Dans la pièce, les gorges étaient nouées, les mâchoires serrées. Il détaillait chaque coup, chaque os fracturé, chaque amputation, ainsi que ce qu’il avait éprouvé à chaque étape. Mallock hésita même à interrompre ce récit pour faire sortir Kiko et Julie.
— Mais il s’est arrêté au bout de quelques heures, sans doute parce qu’il n’avait plus assez de force… Il avait perdu beaucoup de sang… Je suis resté le long d’un arbre, un marronnier, je crois, le temps qu’il récupère… Là, je ne me souviens plus vraiment… Je crois que les chiens m’ont attaqué, et puis… je ne sais plus… Quand il est ressorti, il a donné l’ordre à ses hommes de me porter jusqu’au puits pour me jeter dedans… Mais au lieu de m’écraser au fond ou de me noyer, j’ai atterri sur une matière souple, un peu comme un matelas… La nuit n’était pas encore tombée, et je voyais un rond de ciel bleu au-dessus de moi… J’ai tourné la tête et je me suis rendu compte que je m’étais effondré sur une multitude de cadavres d’oiseaux… Aux ailes, j’ai identifié des hirondelles… Il y en avait des milliers, petits squelettes, crânes et plumes… En redressant la tête pour revoir le ciel une dernière fois, j’ai vu apparaître un triangle noir, sans doute une pierre, tenue par quatre bras… Ils l’ont lâchée sur moi, et je crois que je suis mort à cet instant.
— Où se trouvait cette clairière ? demanda Mallock, intrigué.
Puits et hirondelles ? Ces deux mots étaient à la fois présents et codés dans sa tête. Encore une de ses intuitions ?
— Dans le bois de Biellanie, au centre du pays d’Auge… Pratiquement à égale distance entre Saint-Lyon et un lieu-dit, à l’orée de Vignon.
— Comment pouvez-vous être si précis ?
— J’étais en charge des cartes… Ça faisait partie de mon rôle de lieutenant de savoir toujours avec précision où j’emmenais mes hommes… Cette fois-ci, c’est directement en enfer que je les ai conduits.
À ce moment-là, Mallock prit son élan.
Allons-y pour la question qui lui brûlait les lèvres depuis si longtemps :
— Quel est le rapport entre ce que vous venez de nous dire et votre mésaventure à Saint-Domingue, soixante ans plus tard ?
Manu n’hésita pas une seconde :
— C’est pourtant évident : « K », l’ogre ! C’est lui que j’ai abattu sur la place… J’ai tué Tobias Darbier parce qu’il m’avait tué… et qu’il avait assassiné tous mes hommes.
Mallock soupira. Il y avait au moins, enfin, une forme de logique dans les délires de Manu. Mais, ça lui faisait une belle jambe. Comment construire une défense là-dessus ?
Amédée jeta un regard appuyé au professeur qui approuva cette demande muette. Il était temps de mettre un terme à ce troisième interrogatoire. Manuel était couvert de sueur et son cœur battait la chamade. Les autres personnes présentes n’étaient pas en meilleur état. Elles semblaient toutes se réveiller du plus éprouvant des cauchemars. Comme les autres fois, Jules tentait de consoler Julie et Kiko. L’avocat rangea ses papiers dans sa mallette, histoire de se donner une contenance et de faire cesser le tremblement de ses mains.
— 15 h 57, fin du troisième interrogatoire de Manuel Gemoni par le commissaire Amédée Mallock, lança ce dernier à l’attention des enregistreurs.
Un préposé les arrêta et les participants à cette pénible séance quittèrent la chambre de Manu sans prononcer la moindre parole.
Dehors, la neige tombait en minuscules flocons brouillons. Mallock avait décidé de rentrer chez lui à pied. Ça faisait une trotte mais il avait besoin de réfléchir, la tête au frais. Il avait hésité ce matin à venir en taxi. Depuis trois jours, sa voiture, enfermée dans son parking, n’était plus accessible. La rampe était gelée. Alors, pour le retour, il avait prévu un solide pardessus et des semelles de crêpe.
En aparté, Mallock avait proposé à Julie de vérifier cette histoire de bois de Biellanie et, si ça existait, d’aller ensemble jeter un œil. Puis, toute la petite bande s’était dit au revoir furtivement, sans trop se regarder. L’espoir n’était plus dans leur camp, et aucun d’eux n’avait la force ni l’envie d’en parler.
Mallock commença sa longue marche d’un pas un peu trop rapide, comme pour chasser tout ça. Il s’étala sur le trottoir et en profita pour jurer un bon coup. Ça faisait plusieurs jours qu’il cherchait un prétexte.
Seul, sous la neige, il hurla :
— Bon Dieu de putain d’enculée de connerie de neige de merde !
Ses injures ne résonnèrent pas assez fort à son goût. Les rues de Paris étaient ouatées, insonorisées par l’accumulation de milliards de cristaux sur les immeubles et le macadam. De toute la force de ses poumons, il lança un retentissant « Et meeeeeeeerde ! » qui ne retentit pas beaucoup plus que la première fois.
Alors, il se releva et reprit sa marche en frappant avec rage la neige qui s’était accrochée à son manteau. Ce n’était pas seulement l’impuissance à aider Manuel qui le mettait dans cet état, ni même la tristesse de Julie ou de Kiko. Il y avait autre chose. Il subissait, sans pouvoir se défendre, une attaque en règle de l’irrationnel le plus militant. Son monde à lui, de déduction et de synthèse, s’accommodait sans trop de problèmes d’intuitions, voire de visions, mais pas
plus. Et là, il avait affaire à tout autre chose. Ce qui le troublait le plus, c’était la parfaite cohérence des propos de Manuel et la précision des détails donnés. Il ne les avait pas encore vérifiés, mais il savait qu’un menteur utilise toujours des mots plus vagues et des approximations.
Il avait fait écouter la retranscription des deux premiers interrogatoires aux sœurs Calmel, sémiologues et amies de Mallock. Et elles avaient été affirmatives : « Pour nous, votre type ne ment pas. »
Psychiatres de formation, les deux sémiologues étaient parties ensemble aux États-Unis pour étudier et écrire un essai sur la sémantique du criminel et créer ainsi un nouveau métier, une nouvelle arme contre les assassins. Comment, par exemple, décrypter les réelles volontés du criminel ? Elles se proposaient de pratiquer des analyses linguistiques, comme la « pronominalisation du discours » ou ses « dissonances cognitives ». Et de trouver le « point de congruence » qui permettrait de mettre fin, par exemple, à une situation de prise d’otage. Ces mêmes exercices étaient aussi destinés à étudier les mots laissés ou envoyés par les tueurs en série, ainsi que les conversations téléphoniques entre truands. La SUFCA, Semantic Unit For Criminal Arrestation, venait tout juste d’être créée de l’autre côté de l’Atlantique, en grande partie grâce à elles. En contrepartie, alors que Karyn, l’aînée, opérait ce transfert de compétence, Clémence en avait profité pour renforcer ses connaissances en psychomorphologie comportementale.
Celle-ci ne prenait pas en compte le discours, mais tout le reste : les expressions du visage, les micro-tics, les battements du cœur, la sudation, les mouvements du corps, doigts, mains, jambes, épaules… Ensemble, les deux sœurs mettaient tranquillement au point
l’arme absolue contre les menteurs. Mallock les surveillait de loin, bien décidé à leur demander de rejoindre son équipe et de faire partie du Fort. Deux femmes de cet acabit, ça valait bien trois hommes de taille normale.
Voire plus, sourit Amédée en repensant à elles.
Dans le cas de Manu, Karyn et Clémence avaient été formelles. Pour elles, un affabulateur, surtout dans un cas pareil, parlerait en employant des signifiants plus génériques et à signifiés multiples. Il jouerait de l’ambiguïté des sens et utiliserait des paradigmes larges, des lignes syntagmatiques à forte dispersion. Il ruserait, userait et abuserait de différents niveaux de pronominalisation. Quant aux gestes et aux mouvements du visage, rien à redire. Les micro-expressions qu’elles appelaient « micro-tics » correspondaient aux émotions véhiculées par le discours. Aucune grimace de honte ou de peur, sinon lorsqu’il parlait du meurtre lui-même, avec alors une crispation de dégoût, bien qu’il prétende y avoir pris plaisir. Ses doigts étaient reposés, ses jambes lourdes et tranquilles. Karyn et Clémence avaient rendu un diagnostic sans appel. À leur humble avis, cet homme ne mentait pas.
Lui, Mallock, trente ans de métier, se contentait d’écouter la musique. Sans même avoir à procéder à une analyse de texte, la vérité résonnait d’une certaine façon contre ses tympans. Et aujourd’hui, ses trente années d’expérience ne cessaient de confirmer les certitudes des sœurs Calmel. Manuel disait la vérité, alors même que cette vérité-là était invraisemblable.
Mallock, tout en gambergeant, avait longé les jardins de l’Observatoire, célèbre pour avoir été le théâtre de l’une des lamentables mascarades d’un député arriviste, devenu plus tard président de la République. Le sol était recouvert d’un mélange de neige fraîche et de glace fondue. À force de faire des
efforts pour ne pas glisser une nouvelle fois, son dos recommençait à le faire souffrir. En passant devant la station de métro Port-Royal, il hésita quelques secondes. Mais la neige se remit à tomber à gros flocons, lents et verticaux. Comme il adorait ça, il reprit sa marche, se demandant s’il allait rentrer directement chez lui, ou passer au 36.
Mallock se rendait compte qu’il y avait désormais une forme de cohérence indiscutable dans les propos de Manuel. En y réfléchissant, cette histoire de combat et de fourche pouvait élucider une partie du mystère. Le premier coup avait parfaitement pu donner au nez et à la bouche de Darbier leur forme d’après-guerre. Le second, quant à lui, était peut-être à l’origine des étranges scarifications présentes sur son crâne, certainement pas dues aux dents de sa mère comme le prétendait la légende. Qui plus est, cet incident levait une autre invraisemblance : le fait que personne, y compris les Israéliens, n’ait retrouvé ce criminel de guerre. Ainsi défiguré, il avait pu échapper à toute recherche. Surtout si ses cheveux avaient repoussé d’une autre couleur, sans doute blanche, puis avaient été teints en jaune. Encore fallait-il que cette ordure en uniforme ait réellement existé. Mais, là encore, Manuel ne s’était pas défaussé. Il leur avait donné le numéro de matricule de « KKK ». Comme il l’avait fait d’ailleurs pour cet autre lui-même, Jean-François Lafitte. Une seule priorité maintenant : vérifier la validité des chiffres et des noms donnés. Voir s’ils correspondaient à quelque chose existant ou ayant existé. Après, il serait toujours temps de construire des hypothèses scabreuses ou de se tordre de rire.
Ce fut en fait pour évacuer la première partie de l’alternative qu’il passa au bureau afin de charger Ken de ces recherches. Ce qui n’était pas sans ironie, le nom complet de ce dernier était Ken Kô Kuroda :
KKK, comme il parafait ses dossiers. Une simple coïncidence, mais qui laisserait un goût désagréable à l’intéressé.
Quant à Mallock, il ne l’aurait jamais avoué, mais il avait peur de chercher lui-même, peur de tomber sur ces chiffres et sur ces noms, peur de voir les délires de Manu, noir sur blanc dans la mémoire de l’histoire, peur d’en ressentir toute la folie, la terreur, et peur d’être seul à ce moment-là !
C’est sans doute pour cela qu’il fut si gracieux en lançant ses ordres :
— Il me faut tout pour demain midi !
— J’ai, cher patron, pour dire ça poliment, la tête dans le cul.
— M’en tape, tu dormiras quand tu seras mort…
Amédée savait être agréable.
Il repartit chez lui sans autre explication, tout à fait conscient, coupable et embarrassé de s’être ainsi défoulé de sa frustration sur son collaborateur. Il s’en voulut jusqu’à ce qu’il parvienne chez lui et avale une double dose de Lagavulin seize ans d’âge, cul sec, debout au milieu du salon, le manteau encore trempé sur le dos et les bottes pleines de neige.