Paris, Fort Mallock, mercredi 11 décembre
Le lendemain, c’est un Mallock tout énervé qui se réveilla à 4 heures du matin. Il s’installa devant son écran avec un double crème et un corona, double aussi. Il était grand temps pour lui de se forger une opinion sur ces histoires de « réincarnation ». Première étape, faire un tour sur Google. Quatre autres mots-clés : renaissance, métempsycose, transmigration et palingénésie.
Il n’aimait ni les superstitions, ni les religions. Croire, ce n’était pas son truc, ni au Seigneur, ni à l’Homme, ni enfin à toutes les grimaces prosternées qu’on fait pour oublier le temps, la pourriture et les limaces. S’il avait cependant fini par adopter et chérir les valeurs chrétiennes, il n’en avait retenu ni diacres, ni Dieu.
Quoi qu’il ait pu traverser comme épreuves, Amédée avait décidé que son désespoir n’aurait pas d’Église.
À 8 heures, Mallock lâcha finalement sa souris, pas encore converti, mais agacé.
Concernant la théorie qui reposait sur la croyance en l’immortalité d’une âme ne quittant le corps que pour se retrouver sous une forme animale, végétale ou humaine, il avait trouvé tout et son contraire. Autant de versions que de peuples et de religions.
De tout temps la réincarnation était le grand favori des croyants, bien avant l’arrivée sur Terre d’un homme providentiel. On la retrouvait à tous les coins de rue, de l’Afrique à l’Asie, en passant par le Dorsetshire et le Bengale. Un sacré bazar que chacun s’appropriait, adoptait et adaptait selon son idéologie rituelle ou spirituelle.
Quant aux récits, aux preuves et aux témoignages, qui auraient dû être pléthoriques, ils faisaient figure de parents pauvres. Rien de sérieux à se mettre sous la dent, et un seul chercheur digne de ce nom, un certain Stevenson. Ce psychiatre avait fait de la recherche d’indices en matière de réincarnation sa spécialité. Tout ça pour finir par dire, onze années après la première publication de son ouvrage : « Qu’ils soient pris individuellement ou dans leur globalité, ces exemples ne constituent pas un commencement de preuve de la réincarnation. » Même si, pour la plupart des cas étudiés : « La métempsycose reste l’explication la plus vraisemblable. »
La xénoglossie, la capacité de parler ou d’écrire dans une langue non apprise, était apparue à Mallock comme une piste intéressante. Si quelqu’un se réveille un jour avec une telle aptitude, nul doute qu’il s’est passé quelque chose de bizarre. Mais, là encore, aucun cas avéré, rien, des clous, que dalle, des nèfles, peau de balle, sinon le don de certains prophètes ou disciples de Dieu parlant, dans l’Ancien Testament, des langues inconnues qu’ils n’avaient pas apprises. Et là, c’était encore pire, il ne s’agissait pas de xénoglossie mais de glossolalie, une variante plaisante de la chose, puisque, si le sujet se mettait en effet à parler
un langage inconnu de ses proches, celui-ci était également ignoré de toute personne humaine, seul Dieu étant capable de l’entendre et de le comprendre. Un peu facile comme tour de passe-passe.
— Putain de réincarnation de mes deux, murmura Mallock.
En dernier recours, vers 9 heures, Amédée décida d’appeler son vieux complice, Léon. Lui qui avait tant et tout lu, avait peut-être appris des trucs intéressants. Et puis, il lui faisait une confiance aveugle.
— Écoute, Amédée, je vais t’envoyer une liste des meilleurs ouvrages, mais je te confirme qu’il n’y a rien de transcendant. Soit c’est écrit par des groupies de la chose paranormale et on est dans le grand n’importe quoi, soit par des sceptico-scientifiques et là, on a le droit à la certitude inverse, tout aussi peu objective.
— Et toi, t’en penses quoi ?
Long silence.
— Allô, t’es encore là ?
— Ouais, je réfléchis… Je n’ai rien qui ressemble, de près ou de loin, à une preuve.
— T’y crois pas, quoi ?
— Euh, si. En fait, je devrais y croire, ou plutôt… Attends…
Là, ce fut Mallock qui resta silencieux. Il était à la fois stupéfait par la déclaration de son ami et conscient qu’il devait lui laisser du temps.
Lorsque Léon recommença à parler, sa voix était différente. La nuance ironique qui la distinguait de toute autre avait disparu. Comme le jour où il avait révélé son histoire à Mallock, les camps et son terrible parcours.
— Là-bas, j’ai failli crever plus d’une fois, je m’en suis déjà confié à toi, et je ne vais pas recommencer à me plaindre. Mais un matin, je ne me suis carrément pas réveillé. Ils m’ont cru mort et m’ont jeté dans une
fosse que j’avais moi-même commencé à creuser la veille. En fait, j’étais dans le coma… Du moins, c’est l’hypothèse la plus plausible.
Bruit de briquet. Léon s’allumait une clope, Gitane maïs au bout d’un fume-cigarette en ivoire.
— Durant mon… absence, j’ai rêvé. Un sacré rêve. Bien plus réel que la vie. J’ai eu l’impression que plusieurs années s’étaient écoulées. Dans cette autre existence, j’étais astronome. Je m’appelais Domenico et je travaillais à Bologne. C’est une comète qui occupait la plupart de mon temps, ça et la construction d’une méridienne dans une église. J’avais un ami, Giuseppe, qui était polisseur de lentilles.
Mallock, qui avait cherché partout des témoignages, notamment de xénoglossie, ne s’attendait pas à en trouver auprès de son ami. Pourtant, avec Léon, il aurait dû s’attendre à tout.
— Quand je me suis réveillé, il faisait nuit et l’odeur était épouvantable.
— Tu savais parler italien ?
— Non, pas vraiment. En fait, je n’en sais rien, je parlais déjà italien avant. Ma grand-mère était italienne. Non, je n’ai rien constaté de changé de ce côté.
— Dommage, toi, je t’aurais cru. Alors, pourquoi crois-tu à la réincarnation ?
Nouveau silence.
— En fait, je n’ai absolument rien remarqué de spécial sur le moment, c’est plus tard que je me suis rendu compte qu’il s’était passé quelque chose.
Léon aimait ménager le suspense. Mallock joua le jeu et patienta.
— Quand je me suis réveillé, il y avait au-dessus de moi des milliers d’étoiles.
— Et alors ? Elles y étaient déjà avant ! tenta de plaisanter Amédée.
— Oui, sans aucun doute, mais voilà. Sans jamais avoir rien appris touchant à l’astronomie, j’en connaissais l’emplacement précis. Et, mieux encore, j’avais dans la tête le nom exact de chacune de ces petites perles dans le ciel !
À 11 heures, Ken débarqua dans son bureau. Il avait les yeux tirés et bouffis, même pour un Sino-polonais, et la démarche fatiguée.
— Le bébé ? demanda Mallock qui venait d’arriver.
— Une nuit d’enfer. Nina a une otite aiguë et on l’a gardée dans notre lit toute la nuit. Ninon va l’emmener à 14 heures aux Enfants malades pour une consultation ORL.
La petite fille avait échappé de peu au prénom que Ken voulait absolument lui donner : Niwi. Avec une femme qui s’appelait Ninon, ça lui semblait une évidence. Ils avaient transigé pour Nina.
— Elle a sept mois, je crois ? Tom a eu la même chose lorsqu’il avait un an.
Ken en resta bouche bée. C’était la première fois, depuis la mort de Thomas, que le patron faisait allusion à son fils. C’était un sujet tabou, secret défense. La douleur que le commissaire avait ressentie à la mort de son petit garçon était gravée dans tous les esprits. Un typhon emportant un papillon. Un sphinx de cent kilos, plein à craquer de larmes. Son retour au 36 avait surpris tout le monde. On le pensait à jamais perdu pour la chasse aux bandits. Personne, même Dublin, n’avait jamais osé lui reparler de Thomas. Ken, troublé, enchaîna :
— Je voulais savoir si…
— Évidemment, grand couillon, l’interrompit Mallock, trouvant là un moyen de racheter son comportement de la veille, si le toubib est obligé de lui faire une paracentèse, la pauvre petite va passer un mauvais quart d’heure. Ne les laisse pas seules, toutes
les deux. On pourra se dispenser de ta présence. Et mes résultats ? Tu as quand même eu le temps ?
— Les désirs de mon commissaire sont des ordres. Le fameux nombre que vous a donné Manu, ça colle. Après être parvenu à avoir les services du ministère au téléphone, j’ai parlé à une responsable qui m’a confirmé : le numéro d’identification correspond bien à un certain lieutenant Lafitte, Jean-François Lafitte. Il semblerait qu’il ait été porté disparu en 44. Mais on ne sait pas quand ni où précisément. En fait, ça n’avait pas l’air évident pour eux de m’en dire plus au téléphone. Ils m’ont joué le coup de la grande muette. Alors je me suis déplacé ce matin à la fraîche, et j’ai fait mon fouille-merde. En insistant beaucoup et en usant de tout mon charme.
— Je sais, je te connais. Dragueur et fouille-merde, ça te résume bien.
— Ouais, moquez-vous mais, grâce à ma plastique impeccable et à ma belle gueule d’amour, j’ai fini par leur en faire dire bien plus. Ce lieutenant Lafitte aurait été parachuté à l’intérieur des terres, avant le débarquement, à la tête d’un commando de soldats français et avec un pigeon anglais, tenez-vous bien : « Lord de Gaulle ». Je vous jure, je n’invente rien. La bestiole a fait partie des 7 000 columbidés qui ont participé au jour J. Les autres noms que vous m’avez donnés, Thibaut Trabesse, Gaël Guennec et Lucien de Marsac, sont ceux de soldats faisant également partie de cette mission. Une catastrophe, puisque personne n’en est revenu. Pire, on n’aurait retrouvé aucun des corps. Ils m’ont promis une confirmation écrite, et, peut-être, plus de détails, dans les quarante-huit heures, à condition de leur envoyer une demande officielle signée par le grand patron. Pour l’autre chiffre, c’est bien le numéro de matricule d’un membre des Waffen-SS, l’
Oberleutenant Klaus Krinkel. Drôle de coïncidence, il aurait lui aussi
disparu en 44, et sur le sol français. On suppose qu’il a été tué lors du débarquement. Rien de plus ! C’est déjà pas mal, non ? Alors, pour vous, c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Vous faites une drôle de tête.
Quelque chose tremblait dans le corps d’Amédée.
Ses os et ses certitudes s’étaient mis à craquer comme les poutres d’un navire pris dans une lame de fond. Un léger sifflement s’installa dans ses oreilles et sa gorge s’assécha en quelques secondes. « Bon Dieu de merde » était la seule pensée dont il était encore capable. KKK, Klaus KrinKel. « Bon Dieu de merde », lui répéta son esprit, décidément très inspiré.
Ken reprit :
— Ces informations n’ont jamais été rendues publiques. Il a vraiment fallu que j’insiste. D’où vous tenez ça ? C’est lié à l’histoire du frère de Julie ?
Mallock ne répondit rien. Il avait préféré se réfugier dans le silence.
Ken se décida :
— Chef, si vous me racontiez de quoi il retourne, j’aurais l’air moins con et qui sait, je pourrais peut-être vous aider. Même un paquebot a besoin d’une cloche !
Mallock le regarda, absent. Pourtant cette dernière phrase méritait au moins un sourire, un mot d’encouragement. Mais il préféra terminer la minute de silence qu’il avait commencée en l’honneur de ses convictions mortes au champ d’horreur de la rationalité.
— Je ne sais pas de quoi il retourne, mon petit Ken. Et pour la cloche, comme disait Shakespeare : « Si un homme n’érige pas son propre tombeau avant de mourir, il risque de n’avoir pas un monument plus durable que le tintement de la cloche et les pleurs de sa veuve. »
Ken regarda son patron.
— OK, si vous l’dites, mais quel rapport, chef ?
— Aucun, Ken. Juste une association de pensées. Tu as autre chose pour moi ?
— Oui, justement ! Côté embauche. Vous vous souvenez de Jo ?
— Jo ? Le type qui nous avait filé entre les doigts dans l’affaire du meurtre de Nadine ?
— Mais non, Jo. La personne qui a travaillé pour nous lors de l’histoire de l’empoisonneur. Marie-Joséphine Maêcka Demaya, la grande Martiniquaise ?
— Ah ! oui, la superbe informatico-criminolo et tout et tout.
Ken sourit.
— En quelque sorte. Eh bien, elle serait dispo pour une nouvelle mission chez nous, mais je ne sais pas ce que vous voulez en faire, ni si on a les crédits pour l’intégrer…
Mallock ne prit que quelques secondes pour répondre :
— Côté profil professionnel, c’est plus que OK. Mais je ne me suis pas encore forgé une opinion sur la personne. Envoie-la-moi dès que possible, je vais utiliser mes fameux talents de psychologue. Tu sais, ceux qui m’ont si bien réussi avec Frank.
Ken risqua un sourire de complicité légèrement narquois.
— Rien à voir, Marie-Joséphine est franche du collier. Très intelligente, brillante même. Ses compétences nous seraient utiles, à nous tous, le groupe.
Pendant une seconde, Mallock songea à son « majeur » resté vaquant.
— Ça fait déjà un bon bout de temps que Frank a été débarqué, continua Ken. Même s’il a bien déconné, il abattait sa part de travail. Vu toute la palanquée de diplômes que Jo a engrangés en expertise légale, plus ses compétences en informatique, son sens de l’humour et son profil de bosseuse…
— Arrête ton char. Amène-la donc… vendredi matin, ce serait bien. L’après-midi, j’ai le quatrième interrogatoire avec Manu et Kong Long, à partir de 15 heures. Oui, c’est ça, le matin…
Mallock avait déjà le regard dans le vide. Ken laissa son commissaire à ses réflexions. Il aurait parié qu’il était déjà en train d’échafauder l’une de ses hypothèses insensées dont il avait le secret.
Il aurait eu tort.
Amédée se demandait simplement comment se rendre jusqu’au bois de Biellanie. Les rues de Paris étaient plus enneigées qu’un village de montagne. Quant à la banlieue et aux grands axes, les principaux responsables de la voirie et de la gestion des autoroutes avaient démissionné ou s’étaient pendus. La balade qu’il prévoyait d’entreprendre, surtout par un temps pareil, relevait de l’expédition antarctique.
Puis il se souvint d’avoir aperçu une espèce de gros 4 × 4 luxueux sous une bâche bleue. Il était garé depuis quelques semaines au troisième sous-sol du parking, réservé au 36.
Une prise de guerre, avait dit Dublin. Or, la guerre, il était en plein dedans. Il décida unilatéralement de réquisitionner le véhicule. Ce serait sa voiture personnelle, à partir de dorénavant et jusqu’à désormais.