Bois de Biellanie, mercredi 11 décembre
Amédée avait décidé de se dispenser de déjeuner. Il était passé chercher Julie. À midi, ils roulaient tous les deux à bord de la voiture de service convoitée, la grosse Toyota moutarde avec pneus neige, pare-buffle débile et roues motrices tout partout. Direction bois de Biellanie, au centre du pays d’Auge.
Mallock en profita pour mettre sa collaboratrice au courant des dernières informations, notamment celles que Ken lui avait fournies concernant les noms cités et les immatriculations des militaires. Ils tombèrent d’accord pour estimer que ce n’était pas suffisant. C’était certes très étrange et ça pouvait constituer un début de preuve, mais pas plus. Même si cette glorieuse péripétie était restée inconnue du grand public, puisque Ken avait trouvé l’information, Manu avait pu être mis au courant par un concours de circonstances. En revanche, si l’on découvrait dans le bois de Biellanie quelque chose en rapport direct avec les révélations qu’il venait de faire, on se retrouverait devant une situation bien différente.
Aussi invraisemblables que puissent lui paraître les faits, Mallock s’était donné pour mission d’en avoir le cœur net, une fois pour toutes, avec ces abracadabrantes histoires de puits, de nazis et d’hirondelles. Même si le témoignage de Léon l’avait perturbé, ça ne lui suffisait pas à se faire vraiment une religion. Il faut reconnaître qu’il en fallait beaucoup pour espérer convertir un Mallock.
— Dans trois kilomètres, il faudra que vous tourniez à droite. On est presque à destination.
Julie sentait bon et, pour ne rien gâcher, elle se débrouillait fort bien avec les cartes. Ou au contraire, elle s’y connaissait bien en cartes, et c’était pour ne rien gâcher qu’elle sentait bon.
Dans tous les cas, et quoi qu’il en soit, c’était un coup de bol pour Mallock. Pas de GPS à bord, mais une jolie Julie : il y gagnait. Le commissaire n’avait jamais su utiliser les imprimés du Bibendum, avec son système de pliage contrariant et ses hiéroglyphes illisibles. Un manque, pire, une tare. « Jeter un œil sur la carte, avant de partir » faisait partie intégrante de la panoplie complète du mâle de base, avec l’allumage du barbecue, le coupage du gigot du dimanche et l’éclusage de bière en regardant le foot à la télé.
Julie annonça tout haut :
— On va arriver à Saint-Lyon, c’est le village le plus proche du bois. Mais la forêt de Biellanie fait près de sept cents hectares. Il faudra trouver quelqu’un pour nous renseigner.
À 15 heures, ils entrèrent dans le village.
Il était muet de neige.
Elle tombait, grasse et lente, dans les rues orange, là où la lumière électrique venait secourir celle du ciel, désormais défectueuse. Ailleurs, tout le reste était bleu.
Julie et Mallock sortirent de leur forteresse roulante pour crapahuter dans la rue principale. Pour la
première fois depuis le début de l’enquête, la chance joua en leur faveur. À la troisième maison visitée, ils tombèrent sur un vieux couple qui leur déclara bien connaître le bois.
— Autant que l’on puisse le connaître, celui-là, avait déclaré l’homme avec un air plein de sous-entendus.
La femme s’y promenait depuis des années pour en relever la flore, mais pas partout et jamais la nuit.
— C’est pas une forêt qu’on s’y balade. Y a des coins qu’on peut même pas y aller ! avait-elle précisé dans la langue de Molière, ou presque.
En sirotant un horrible ersatz de café, Julie et Mallock en apprirent un peu plus sur le couple Coudret. Après avoir braconné pendant vingt ans, le mari avait été nommé garde-chasse par le maire de la commune. Le bourgmestre du lieu n’avait pas vraiment eu le choix, personne d’autre, à part Charles Coudret, n’osait entrer dans ce qui était devenu une jungle sale et inextricable.
L’ex-braconnier, désormais du bon côté de la loi, se préoccupait amoureusement de la flore et de la faune du lieu, contre une autorisation de « prélèvement » à usage strictement personnel.
— Un puits, dites-vous ?
La première question de Mallock avait été directe.
— Il y en a bien un, mais ça fait des siècles qu’il n’y a plus d’eau à l’intérieur. Il est non seulement comblé, mais pratiquement invisible maintenant. On ne doit pas être plus de trois au village à en connaître l’existence. Qui a bien pu vous en parler ?
— Un type qui est mort et qui est enterré dedans depuis un demi-siècle, ne put s’empêcher de répondre Amédée.
Julie devint toute blanche, alors que l’homme partait d’un grand éclat de rire.
— OK, OK, c’est secret, j’ai compris ! Un coup de calva ?
Après le café imbuvable dont l’aigreur écœurante s’était incrustée dans leurs muqueuses buccales, Mallock et Julie acceptèrent. Ça passerait peut-être mieux. Au pire, ça servirait de rince-bouche et de désinfectant.
Le calvados était rose. Rose bonbon !
— C’est mon mari qui le fait, expliqua la vieille. Cette année, ce grand couillon a utilisé un ancien tonneau de vin. Ça l’a coloré et, du coup, on a du mal à le vendre, mais…
Le mari, qui visiblement, n’aimait pas que sa femme aborde ce sujet épineux devant des étrangers, surtout des flics, l’interrompit :
— Votre histoire de puits, ça me fait penser à la vieille légende du cimetière des hirondelles.
Mallock et Julie accusèrent le coup. Le cauchemar persistait. Sans se rendre compte de l’effet que ces mots avaient sur ses interlocuteurs, le braconnier repenti continua :
— Ma grand-mère m’avait raconté qu’autrefois les hirondelles venaient boire dans ce puits. Elles passaient en volant et attrapaient un peu d’eau. Puis cette eau s’est faite de plus en plus rare, donc plus profonde. Un jour, une hirondelle qui ne parvenait pas à remonter s’est noyée. Puis une autre l’a suivie, et une autre, jusqu’à totalement recouvrir la surface de l’eau. Les oiseaux ont alors fait de ce puits un cimetière. Chaque fois que l’un deux était malade, il se réfugiait dans le puits pour y mourir. Je m’étais promis d’aller vérifier cette légende, et je ne sais trop pourquoi, j’ai toujours hésité. La peur d’être déçu, peut-être. Et puis c’est au centre du bois. J’évite de m’y rendre, c’est un peu dangereux.
— Dangereux ? demanda Mallock.
— Y a des chiens sauvages qui traînent là depuis des années. On a même parlé de loups, mais paraît que ce n’est pas possible. Dans les années 50, bien avant que le bois ne soit clôturé et confié à ma surveillance, y a eu des morts. Ça, c’est sûr. À l’époque, on a fait des battues, mais on n’a rien attrapé, à part des saletés de cochons sauvages.
Il se reversa du calva, sans oublier Mallock et Julie. Deux timides grimaces de remerciement en retour.
— Si vous voulez, moi, je vous accompagne jusqu’au puits. Seuls, vous trouverez pas. Euh ? Vous êtes armés ?
Équipés de cirés jaunes prêtés par le couple, Mallock et Julie, pelle et pioche en main, s’enfoncèrent dans la forêt derrière un Charles Coudret résolu, muni d’une échelle en bois et d’un fusil de chasse.
Tout le bois était entouré de barbelés et de panneaux d’interdiction. Un véritable barrage. La seule entrée praticable était elle-même close par une énorme grille et trois cadenas que le braconnier repenti entrouvrit, puis referma derrière lui.
L’intérieur de la forêt était dans un état d’abandon complet. Des branches étaient tombées, d’autres avaient poussé tout en s’emmêlant les unes aux autres. Seul le petit chemin tracé et entretenu par Coudret permettait de pénétrer dans ce mur végétal. Plus récemment, la grande tempête qui avait marqué la fin du dernier millénaire avait déraciné les arbres les plus anciens. Dans chaque souche arrachée s’étaient formés de petits lacs gelés dans lesquels se reflétaient les racines des rois déchus.
— Vous n’avez pas encore nettoyé depuis la tempête ?
— Ça fait des années qu’on ne l’entretient plus. Faudrait l’attaquer aux explosifs pour faire le plus gros, et y aller ensuite au bull. Et puis, je suis seul !
Trois aboiements se firent entendre au loin.
— Vous avez bien choisi votre journée. On sait plus comment s’habiller…
Coudret avait fait semblant de ne rien entendre, à moins que ce ne soit la force de l’habitude.
— Fait pas trop froid aujourd’hui, enchaîna-t-il. Faut dire qu’avec la neige qui tombe, on est à 0°, forcément.
Julie, sourire en coin, lança à son tour une platitude climatique de toute beauté :
— On supporte quand même ses gants !
Mallock en aurait souri à tout autre moment, mais l’endroit était trop sinistre. Comme toute cette enquête, d’ailleurs. À l’instar de la forêt, elle était inextricable et pleine de griffes.
Charles Coudret avait l’air de bien connaître son affaire. Il rajusta son fusil de chasse sous son aisselle droite en se retournant, pour rassurer Julie :
— Encore huit minutes et on y est !
Mais ce fut le dos douloureux de Mallock qui reçut l’information avec toute la reconnaissance qu’elle méritait.
En fait, ils mirent encore un bon quart d’heure pour parvenir jusqu’à la clairière. Deux arbres avaient coupé le chemin depuis la dernière visite de Coudret.
— Je reviendrai avec la tronçonneuse, bougonna-t-il en aidant Julie à monter par-dessus l’obstacle.
La clairière au Puits avait un aspect différent du reste de la forêt. Il n’y avait pratiquement pas de neige dans ce coin oublié, juste une épaisse couche de boue argileuse, lisse et huileuse. Des plaques de mousses, croûtes verdâtres, recouvraient par endroits cette peau malade. L’ensemble de la surface lépreuse devait faire dans les cinq cents mètres carrés, et il fallait vraiment bien connaître l’endroit pour localiser ce qui restait du puits. Bouche de granite hurlant vers les étoiles, le
cercle de pierre sortait à peine du sol. La circonférence de sa dentition était, quant à elle, de six à sept mètres.
Impatience de savoir et imminence de la nuit firent que, sans se concerter, Julie et ses deux compagnons se mirent au travail sans attendre.
Raclement des pelles, jappement aigu de la pioche, ils creusèrent pendant une bonne heure sans prononcer un mot. La terre était meuble et le travail avançait vite. Aux abords de la clairière, alors que la lumière de la journée peinait à éclairer encore les trois terrassiers, d’autres aboiements retentirent.
Coudret attrapa son fusil :
— Ce sont les chiens sauvages dont je vous ai parlé. On est en plein sur leur territoire. Tenez-vous sur vos gardes, ils sont dangereux.
Au même instant, Mallock, qui avait continué à creuser, marmonna :
— Je crois qu’on y est.
Sans se soucier de l’état de son costume, il se mit à quatre pattes dans la boue pour creuser à même la terre, avec ses grosses mimines de commissaire. Julie se surprit à sourire en le regardant. On ne savait jamais vraiment ce qu’il allait faire. Le Mallock était imprévisible et, sans trop comprendre pourquoi, ça la réjouissait.
Amédée se retourna pour lui demander :
— Passe-moi vite deux ou trois sacs de prélèvement, ceux en plastique.
La jeune fille s’exécuta, impatiente. Qu’avait-il déterré ? Lorsqu’il lui retendit le pochon, elle braqua sa torche pour mieux voir. Le sachet était plein de cadavres d’oiseaux, des hirondelles à en juger par la forme des ailes. Ces petits squelettes n’étaient-ils pas la preuve que la légende de la forêt ainsi que le délire de Manu se recoupaient dans une même réalité ? Des odeurs de nuit commençaient à envahir la clairière.
Mallock et Julie se regardèrent. Ils allaient devoir prendre les propos de Manu en considération, et c’était là le problème. À quoi cela pourrait-il bien les mener ?
La nuit était en train d’envahir la clairière lorsqu’ils tombèrent sur une large pierre. Il avait bien mis une demi-heure pour enlever toute la terre et dégager la première couche d’oiseaux. Mallock éprouva un choc en découvrant une forme parfaitement triangulaire. Il se souvenait des mots exacts prononcés par Manu, trois jours avant : « Je vois un triangle noir au centre du cercle. Il semble grandir. Non, il tombe vers moi, mon Dieu ! »
Amédée ne savait même plus s’il devait s’en réjouir ou s’en effrayer. Il ressentait un mélange d’exaspération et d’excitation. Il rejeta ce second sentiment, préférant se morfondre dans un rationalisme contrarié plus en harmonie avec son statut de grand flic de la République.
— Putain d’énigme, c’est quoi, ce bordel ?
Un quart d’heure s’écoula.
Personne n’avait essayé de répondre à la question du commissaire. Ayant remonté et mis de côté la fameuse pierre, aidé par les bras solides de Coudret et l’échelle qu’il avait eu l’intelligence d’emporter, Mallock avait recommencé à creuser dans les squelettes et la boue. Au-dessus de lui, la lumière de la lune, pleine, éclairait presque violemment les pierres vermoulues formant la margelle. Un sentiment violent d’irréel et de terre mêlée avait envahi Amédée. Il était dans le puits des hirondelles, dans le délire même de Manuel Gemoni.
Là-haut, Julie, agenouillée au bord du vide, fixait l’obscurité qui recouvrait le fond de l’excavation comme un bitume aveugle. Mallock n’était plus le terrassier plein d’entrain qui avait attaqué le travail
sans état d’âme il y avait maintenant trois heures. Il agissait désormais comme un fossoyeur ou un archéologue. Il avait changé sa façon de creuser. Finis les grands coups de pied verticaux sur le bord de la bêche, Mallock fouillait maintenant, sur un plan horizontal en retirant de bien plus petites quantités d’oiseaux et de terre. Et cette découverte le frappa comme une évidence : il prenait des précautions pour ne pas abîmer le cadavre du lieutenant Lafitte.
— Mais y a rien là-dessous, crétin, murmura-t-il en enfonçant la pelle.
Celle-ci heurta alors un objet qui, pour Mallock, à cet instant, ne pouvait être qu’un os humain. Julie, peut-être parce qu’elle s’était rendu compte de l’état dans lequel se trouvait son commissaire, descendit dans le trou pour prendre la relève :
— Il faut y aller avec douceur maintenant. Laissez-moi faire.
Dans l’obscurité, elle entreprit de dégager l’objet enfoui. Elle mit une dizaine de minutes pour parvenir à ses fins. Coup de torche depuis la surface : ce n’était ni un fémur, ni un crâne, mais une croix posée horizontalement, au centre exact du cercle. Une croix ouvragée et vernies en bois clair. Ils se regardèrent tous les trois, incrédules. Deux d’entre eux savaient déjà ce qu’ils allaient trouver en dessous. Mallock prit la place de Julie au fond du puits pour observer l’objet de plus près. Bien que profondément troublé et impatient, il décida d’arrêter les fouilles.
Sa voix était blanche :
— On reviendra dès que possible, mais avec le juge Judioni, la police scientifique, les terrassiers et tout le toutim. Il ne faut surtout pas commettre d’erreurs de procédure.
Et c’est au moment même où il posait ses mains au bord du trou pour s’en extraire que l’attaque eut lieu.
Surgissant de l’orée nord de la clairière, quatre molosses couraient vers le petit groupe. Surpris, Coudret n’eut que le temps de mettre son bras en avant pour se protéger. Le premier chien s’y accrocha brutalement. Le garde-chasse hurla de douleur. Amédée en profita pour retomber dans le trou et y prendre sa pelle. Le deuxième cerbère hésita une seconde au bord de l’excavation et Mallock eut le temps d’ajuster son coup pour frapper la bête.
Julie cria à l’attention de Coudret :
— Essayez de le maintenir immobile !
En apercevant le revolver de Julie, le garde-chasse, les yeux fermés, arrêta de se débattre. Le Manurhin spécial police F1 de Julie était chargé de balles .357 magnum, bien plus puissantes que les cartouches à bourrelet 38 spéciales fournies en dotation. La jeune femme ne tira qu’une seule fois. Hurlement de la poudre, jet de sang, l’animal lâcha le garde en poussant un gémissement aigu avant de s’effondrer comme un sac. Une bête assommée, l’autre morte, les deux autres battirent en retraite.
— Comment ça va ? demanda Mallock à Coudret.
— Heureusement que j’avais mon manteau. Mais, avec ces bêtes enragées, j’échapperai pas à une piqûre dans l’cul et à quelques points de suture.
Puis il se tourna en souriant vers Julie :
— En tout cas, bravo et merci, mademoiselle. Joli coup !
Julie sourit, mais elle était encore toute pâle. La violence inattendue de l’attaque se faisait maintenant sentir dans ses veines. Elle avait bien réagi mais elle avait eu très peur. Et puis, tuer un chien, c’était une première pour elle. Très désagréable. Comme son commissaire, elle adorait les animaux, et les clébards en particulier.
Mallock braqua sa torche sur le cadavre de la bête. Puis se pencha pour l’examiner. Il se releva en poussant une espèce de grognement d’ours.
— Qu’est-ce que vous avez, patron ?
— Un doberman noir avec une tache jaune au-dessus du crâne et des yeux vairons, ça ne te dit rien ?
— Nom de Dieu ! jura la jolie bouche de Julie.