Paris, nuit du 11 décembre
À son retour à Paris, Mallock avait un message : « Ça fait quatre jours, commissaire… C’est moi qui suis une gourde ou toi, un triple crétin ? »
Le ton était amer. La reine Margot allait avoir trente-sept ans et, avant sa rencontre avec Amédée, elle avait souvent été aimée, et même adorée. Elle avait parfois aimé en retour. Mais elle acceptait de moins en moins l’idée du couple, et encore plus celle de mariage. Être réduite au statut de femme d’un homme, sa moitié, quelle horreur ! Et puis, elle avait déjà donné.
De la vie, elle réclamait beaucoup, mais des hommes, elle exigeait trop. Tout et son contraire. Comme beaucoup de femmes libres. Elle voulait un homme en armure qui fasse la vaisselle, un explorateur sans peur qui reste à la maison, un truc moitié pâle, moitié mâle plein de poils, moitié Chanel, moitié gasoil…
Margot était bien trop intelligente pour ne pas se rendre compte du piège dans lequel des générations d’hommes et de femmes l’avaient conduite. Mais
savoir ne suffit pas toujours et ses exigences semblaient l’avoir condamnée à n’être jamais satisfaite. Alors elle avait fini par se résoudre à épouser Mathieu, comte du Mas de Plaissac et chevalier d’industrie. Peut-être parce qu’il ne se faisait appeler que Dumas et gardait discrètement pour lui tant son sang bleu que sa fortune. Peut-être aussi parce qu’il avait ce sang et cette fortune. Et puis parce qu’il était tendre et attentionné. Elle avait accepté sa proposition d’une passion tempérée ! Et elle avait été heureuse avec lui. Pas assez amoureuse cependant pour abandonner son métier de journaliste et se mettre à lui faire des enfants. Elle était fière, et à juste raison, de tenir debout toute seule. Position que peu de femmes parvenaient à prendre et à garder dans un monde où la forte gravité des choses, comme le poids des conventions, nécessitait souvent le muscle puissant et la cervelle légère de l’homme.
Peu à peu, le décalage entre les réalités cruelles de ses voyages en terrains minés et sa vie de château, tout en douceur angevine, eut sur elle un effet dévastateur. Elle avait essayé de se convaincre qu’elle s’habituerait. Ce fut tout le contraire. Ce choc répété, à chaque fois et au même endroit, en plein cœur, avait fini par former la plus douloureuse des entailles. On ne passe pas, en quelques heures, d’une dégustation de vin blanc dans l’obscurité d’une cave à un enfant massacré à la machette en plein soleil, sans cligner des yeux et développer une formidable colère. En Margot, et peut-être parce qu’elle avait voulu la nier, cette rage avait grandi et s’était transformée en un ressentiment contre l’espèce humaine en général et contre son mari en particulier. Contre elle-même. Elle, qui se jugeait la plus coupable de tous, comme une sorte d’agent double, traître aux deux camps.
Margot et Mallock souffraient d’une même maladie, l’intégrité lucide. Envers la vie, comme
envers eux-mêmes. Il y avait la même émulsion étrange dans leurs yeux, huile et eau, exécration et tendresse. Désabusée, mais toujours sur le pied de guerre, elle partageait avec son commissaire la même misanthropie désespérée.
Ils avaient commencé à se fréquenter, de loin en loin, lorsqu’elle le pouvait et quand il voulait. Chacun piochant chez l’autre ce dont il avait envie, une bouche, une peau, de la force, des reflets de soi-même, des phrases et de grands pans de solitude. Mais la petite aventure avait duré. Et ils avaient échangé plus d’objets, de sentiments tendres, des verbes au futur, et même des vacances avec vue sur la mer. Puis, un jour, son petit crâne de femelle n’avait pas pu s’empêcher de prononcer tout haut ce qu’elle pensait tout bas : « Ma fille, va falloir t’y faire, cette tendre brute, avec ses cinquante piges, cette drôle de chimère mi-ours mi-tigre, c’est l’homme de ta vie. »
Le regard vert et la renversante humanité de ce commissaire, la reine Margot les avait ressentis comme le remède à tous ses maux, ou du moins un formidable onguent. Tout était trop large chez cet homme pour qu’elle puisse résister : son cœur, ses costumes, ses mains, ses colères, son esprit, son nez et sa tristesse, son putain de caractère… Il ressemblait à un chêne centenaire, encore vert, avec des branches énigmatiques et de grandes feuilles dotées d’ombres. Aucun type n’avait eu sur elle l’effet que Mallock lui faisait. Auprès de lui, elle acceptait enfin d’être fragile, protégée, mortelle et chaude, à l’abri des choses qui coupent. Elle aimait sa compassion et le fait qu’il soit fondamentalement et à tout jamais… inconsolable !
Ce soir-là, Mallock ne la rappela pas. L’indécrottable casanier eut raison de l’amant.
Et Margot resta seule.
Après s’être défait de ses vêtements glacés, Mallock avait commencé à faire couler son bain avant de monter à l’étage pour envoyer un mail. Il écrivit à Margot un mot gentil pour lui expliquer sa fatigue, l’heure tardive et la boue qui recouvrait tant ses bottes que chacune de ses pensées. Il termina par un « Je t’embrasse » qui, pour un plantigrade introverti comme lui, représentait une formidable proclamation de tendresse. « Je t’aime » était hors de question, il n’aurait jamais pu. Et puis, de toute façon, c’était une déclaration que Thomas lui avait tatouée sur le cœur et qu’Amédée gardait pour lui, pour lui répéter chaque nuit avant de s’endormir. Le commissaire avait un cœur grand comme un château, mais son fils et le souvenir d’Amélie en occupaient encore la plupart des pièces.
La baignoire ne devait pas encore être pleine.
Mallock en profita pour jeter un coup d’œil aux photographies numériques qu’il avait prises dans la clairière. Il glissa la microcartouche de son appareil dans le lecteur de son portable, monté en disque cible et relié à son Mac. Grâce à ses amis informaticiens, il bénéficiait d’une veille technologique qui lui permettait d’avoir en permanence le matériel le plus fiable et le plus performant du marché. Ce qui est indispensable lorsque l’on est, comme Mallock, un angoissé de la souris.
Amédée ouvrit ses clichés en format brut pour mieux visionner et optimiser les images prises quelques heures auparavant : la clairière, le puits, les hirondelles, le chien mort et la croix. Pour l’ensemble des visuels, il n’avait qu’à « booster » la définition, la netteté et la chromie, tout en débouchant les parties sombres. Sans attendre, il lança le tirage de ces photos en tâche de fond. Il avait mis de côté les derniers clichés, notamment un visuel bien moins lisible que les autres. Là, il y avait du boulot. Pris au soir tombant et dans la profondeur du trou, la croix et la terre sur laquelle elle reposait, malgré les deux torches, se perdaient dans le même
paquet de pixels sombres : le bruit caractéristique des numériques. Mallock faillit laisser tomber. Son bain n’allait pas tarder à déborder, et il pourrait à nouveau photographier l’objet le lendemain, en plein jour.
En zoomant, il aperçut ce qui ressemblait à des lettres. Elles étaient apparemment au nombre de trois. Il crut d’abord déchiffrer « 8bw ». La typographie du W était étrange. Soudain, il jura : « Quel con ! » Il fit subir une rotation de 180° à l’image et recommença sa lecture. Une fois à l’endroit, on pouvait lire « MPF ». Ce n’était donc pas les initiales de Jean-François Lafitte que, secrètement, il pensait trouver. Mais, de toute façon, qu’aurait-il fait d’une telle découverte ? Sinon continuer à patauger encore plus profond dans l’irrationnel ?
Un signal d’appel apparut en haut de son écran alors qu’il allait redescendre pour arrêter l’eau. Il hésita puis accepta l’appel. C’était Margot.
— Tu as eu mon message ? lui demanda-t-il.
— Oui, monsieur le commissaire, mais j’avais envie de te voir, te voir ce soir.
La reine ne tournait pas autour du pot. Mallock, si.
— C’est que j’allais prendre un bain. Je suis couvert de boue parce que…
— Je sais, tu me l’as expliqué. Le temps que j’arrive, il aura peut-être eu le temps de sécher tous ses poils, mon nounours ?
— C’est pas faux, répondit Mallock, en souriant.
En la voyant si jolie, dans le petit carré de visualisation, il sentit renaître son désir de la voir en vrai, la toucher. Et ça, c’était sacrément plus fort que son envie de solitude.
— Bon, je t’attends, conclut-il, avant de se précipiter à l’étage du dessous pour fermer in extremis les robinets de la salle de bains.
Après ses ablutions, revêtu d’un peignoir blanc et armé de cinq bons centimètres de whisky, l’humide plantigrade remonta vérifier une dernière fois ses mails. Ken lui avait envoyé un nouveau rapport.
En résumé et comme prévu, il avait reçu des confirmations de la part du Foreign office et des Anciens combattants.
Klaus Krinkel et Jean-François Lafitte étaient bien tous les deux en France en juin 44 ! Le lieutenant français avait disparu, corps et biens, à cette époque. De son côté, Krinkel, recensé comme l’un des officiers les plus « tarés », appartenait aux divisions SS. Et Dieu sait que ces derniers avaient eu une formidable dotation en matière de psychopathes. Mais, malgré son charme, Ken n’avait pas eu beaucoup plus de précisions. Il en avait déduit que ses interlocuteurs n’en savaient pas plus et il se proposait de se tourner vers les autorités allemandes. Fureter également du côté de chez Klarsfeld. En ce qui concernait Jean-François Lafitte, Ken avait réussi à retrouver la sœur du jeune lieutenant. Au téléphone, elle lui avait précisé qu’elle ne savait pas grand-chose, mais elle lui avait donné les coordonnées de la fiancée de son frère à l’époque du drame, une certaine Marie Dutin. Enfin, il confirmait à Mallock que juge, police scientifique et compagnie, l’attendraient le lendemain sur place, à l’orée sud du bois, à partir de 10 heures.
Ça se terminait par : « En fait, l’essentiel de ce que j’ai dégotté, vous le trouverez dans les pièces jointes. Allez, bonne nuit, cher tôlier. Tout est OK. » En souriant, Amédée ouvrit les deux images liées au message.
Son sourire se figea !
La carte d’identité de Krinkel, visage et buste compris, habillé en uniforme SS, c’était quelque chose ! Mallock en ressentit un malaise immédiat. Il mit quelques secondes à reconnaître la nature de cette
impression qui lui avait tordu le ventre, celle d’une crainte irrationnelle.
Ce visage de tueur aux cheveux gominés, aux joues rasées de près, cette odeur imaginaire de savon qui s’en dégageait et l’absence même du moindre poil, comme de la plus petite humanité, étaient obscènes. Les plis impeccables de l’uniforme, les coutures parfaites, les signes, les insignes et les symboles, chaque détail hurlait sa haine. Chaque perfection extérieure jurait avec le chaos infernal que l’on devinait à l’intérieur. Les cols amidonnés et le repassage dissimulaient une âme fripée. Le rempart de la propreté s’opposait à la saleté des pulsions encore retenues. C’était comme un paisible lac de volcan avant l’irruption, l’ordre poudré au service du diable.
Ce que Mallock avait devant les yeux n’était rien d’autre qu’une race nouvelle de psychokiller, différente de celles qu’il avait jusqu’à présent combattues. Un psychopathe nourri, logé et blanchi par un État, une putain d’ordure autorisée à laisser libre cours à ses instincts les plus démoniaques. Les deux engeances d’un pays, le fonctionnaire et le psychopathe, fondues en une seule et même personne !
Mallock eut du mal à revenir à son enquête et à la seule question qu’il devait se poser. Ce Krinkel, qu’il dévisageait avec dégoût, était-il la même personne que le fameux Darbier, le vieillard assassiné par Manuel ? Difficile à affirmer pour l’instant, mais ce n’était pas impossible. Quant à la seconde photo, celle de Jean-François Lafitte, elle le laissa sans voix. En dehors de toute raison et contre toute logique, le jeune soldat mort en 1944 ressemblait trait pour trait à Manuel Gemoni !
La sonnerie de l’interphone le fit sursauter.