Mardi 17 décembre
La sonnerie de la porte réveilla un Mallock tout fripé. Si le récit de Manu l’avait atteint au cœur la veille, le lendemain matin, c’était son corps qui réagissait. Coup d’œil sur l’écran vidéo. Ami ou ennemi ? Ami, c’était Anita qui venait s’occuper de son commissaire.
— Bonjour, je vous ouvre. Vous pourriez prendre mon courrier, Anita, s’il vous plaît ?
— Oui oui, monsieur le commissaire.
Il n’y avait rien à faire. Jamais il ne parviendrait à ce qu’elle l’appelle Amédée ou monsieur tout court, sa chère Anita. Après tout, c’était peut-être elle qui avait raison. Son grand sourire blanc, lorsqu’elle lui tendit sa pile de journaux et de courrier, apaisa Mallock pour un moment. Mais, pas longtemps. Leur lecture lui coupa à nouveau l’appétit :
« Une dernière question reste posée. Entre le commissaire et le tueur de vieillard, lequel est le plus délirant ? »
Ainsi se terminait le premier article vraiment complet sur l’affaire Gemoni. Un scoop pour
Le Figaro qui en avait fait sa une et une pleine page intérieure droite. Le titre, « Mallock et son fantôme », faisait référence à une enquête de Maigret. Dans le chapeau, le journaliste se posait la question : « Qu’y a-t-il de plus délirant dans cette histoire : les vies antérieures de Gemoni ou les méthodes de Mallock ? » Le reste de l’article dévoilait toute la chronologie de l’affaire, du jour où le jeune homme était parti assassiner un ancien membre des Waffen-SS jusqu’aux récentes séances d’hypnose organisées par Mallock. Tous les détails y étaient, jusqu’aux noms, bien entendu mal orthographiés, des principaux protagonistes.
Amédée n’était pas vraiment surpris. Ça faisait déjà deux semaines que lui et ses hommes, ainsi que la justice, pourtant bavarde, étaient parvenus à garder secret l’essentiel de cette affaire. Ce qui l’embêtait, c’était que le journaliste parlait en détail des fameuses séances. D’où provenait la fuite ?
Il tenta de se rassurer en affirmant tout haut :
— En tout cas, ça ne vient pas du Fort.
Le silence de son appartement et Anita, déjà en plein rangement, eurent la politesse de ne pas le contrarier. Il y avait eu un précédent douloureux, et Mallock avait viré le responsable. Il ne voulait pas envisager une seule seconde qu’un membre de son équipe actuelle puisse avoir de nouveau été tenté.
Pour compléter l’article, deux encadrés avaient été rédigés.
Le premier était titré gentiment « Mallock débloque ». Un journaleux y tirait à boulets rouges sur le désormais fameux commissaire divisionnaire. Normal, l’homme n’aime rien mieux que de lapider ceux qu’il a adorés et portés aux nues la veille. En pratiquant le même manque de discernement et le même sens de la mesure.
Le second encadré était une interview éclair de Klarsfeld père. Il y noyait habilement le poisson, mais
on pouvait lire entre les lignes qu’il ne savait rien de ce Darbier, planqué sur une île, avant les révélations faites par Manuel Gemoni.
Ce qui exaspéra plus que tout Mallock, c’est que, pour une fois, sur le fond, ils n’avaient pas tort. Qui délirait le plus ? Manuel et ses histoires macabres ou lui qui l’écoutait et pire, qui l’encourageait ?
Il hésita devant le bar. Il n’était même pas 10 heures. Faut pas déconner, Mallock ! Tu ne vas pas laisser des scribouillards malfaisants te forcer à boire ? Prends donc un café. Pour une fois, il écouta sa petite voix intérieure. La cafetière crachait encore ses gouttes en gémissant lorsque le signal de son Mac retentit.
— Anita ! Vous pourriez surveiller mon café et me le monter au bureau, s’il vous plaît ? On m’appelle sur l’ordinateur, se justifia Mallock.
— Oui, oui, monsieur le commissaire. Je m’en occupe.
Une minute plus tard, il était devant son moniteur. Mordome avait lancé la visioconférence et apparaissait en blouse blanche en haut à gauche de l’écran. En deux clics, Amédée autorisa la réception. Son visage surgit à son tour dans un rectangle à côté de son ami Barnabé, de son nom complet Bernard-Barnabé Mordome. Mallock se rendit compte qu’il était coiffé n’importe comment et se passa les doigts dans les cheveux.
— T’es beau, ma poule, se moqua le médecin légiste.
Amédée lui sourit :
— Et toi, comment tu vas ?
— Un peu blessé dans mon amour-propre. Je te ferais remarquer que tu ne m’as rien demandé dans cette affaire de réincarnation. Depuis qu’on se tutoie, tu m’causes plus.
Pour le grand professeur Mordome, d’habitude d’humeur sévère et cassante, c’était vraiment un langage plus que familier, affectueux. Les deux enquêtes que Mallock et lui avaient partagées avaient fait d’eux des amis. Même si le commissaire n’en avait pas encore pris pleinement conscience.
— Je te signale, se défendit-il, que je n’ai pas eu de cadavre à te jeter en pâture. Sinon, tu penses bien… D’ailleurs, si je t’appelle, c’est aussi parce que j’espère que cette situation va changer très bientôt.
— Raconte ?
— Non, il faut d’abord que l’on attende que mon ami Léon se joigne à nous. Je ne vais pas tout vous raconter deux fois.
— Léon ? Le vieux pédé que tu m’as présenté l’année dernière ?
— Sois poli, s’il te plaît, c’est mon ami.
— Oh pardon, je recommence : l’uraniste d’âge avancé que tu m’as présenté l’année dernière ? C’est toi-même qui m’as raconté ses multiples frasques sexuelles, variées et avariées. Tu sais, à force d’appeler les aveugles non-voyants, les sourds non-entendants, on va devoir baptiser les cons, non-comprenants, et les hétéros, non-enculants, et pourquoi pas les Blacks, non-Blancs ?
Mallock ne trouva rien de pertinent à répliquer. La bien-pensance dégoulinante de ce début de siècle l’exaspérait et l’inquiétait tout autant que son ami légiste.
Il se contenta de changer de sujet en lui demandant :
— Quand reviens-tu ?
Bernard-Barnabé Mordome était à New York depuis une semaine, invité comme spécialiste du découpage de macchabées dans la patrie des tueurs en série et des dingos de masse, au pays des Experts… Une forme de reconnaissance, en quelque sorte.
— Demain. Avec le décalage horaire, je devrais débarquer vers 8 heures à Orly. Pourquoi ?
— J’organise une seconde fouille aux environs de Paris dans le cadre de l’affaire. Orly, ce n’est pas vraiment sur la route, mais…
— Tu aurais le courage de venir me prendre ?
— Si tu es d’accord, et si ça ne te crève pas trop, je peux faire le détour.
Mordome sembla réfléchir. Il devait consulter le carnet de rendez-vous qu’il avait en tête.
— OK, on fait comme ça. Je dormirai dans l’avion et j’embrayerai directement sur toi. C’est mieux, rapport au décalage horaire.
Au moment où Mallock allait remercier son ami, Anita posa doucement le café tout chaud à côté du clavier.
— Buvez pendant que c’est bien chaud, c’est meilleur.
— Merci, Anita. N’hésitez pas à vous en faire un surtout…
Il lui disait toujours ça et elle répondait sans varier :
— J’adore le café, mais le docteur me l’a déconseillé à cause de mon estomac.
Mordome interrompit ce dialogue pointu.
— Passionnante, votre conversation, mais je n’ai pas toute la journée. Ouquilé, ton loustic ?
— Léon ?
Grognement de confirmation.
— Il est du côté d’Angers chez des amis. Mais d’après ce que j’ai compris, ses hôtes seraient sur PC.
Mordome fit la grimace.
— Sois sympa, établis le contact avec lui et rappelle-moi après. J’ai une intro à faire, un diaporama à lancer et je remonte. La conférence a lieu dans le salon principal de mon hôtel. OK ? C’est vrai que le nom de ton ami, Galène, si je ne me trompe pas, ne
laisse rien augurer de bon quant à sa modernité en matière de communication par les ondes.
Il n’avait pas tort.
Lorsque les trois hommes se retrouvèrent enfin bien alignés sur leurs écrans respectifs, il n’était pas loin de midi.
Loin d’être inutile, la visioconférence le conforta dans sa démarche. Eux aussi, pourtant des esprits brillants, se sentaient paumés, et concluaient à la nécessité de pousser l’enquête sur Darbier et la théorie de la réincarnation.
— Je comprends ton trouble, Amédée, mais fonce. Moi, j’ai trop découpé mon prochain en long, en large et de travers pour croire à ces fadaises, ou en quoi que ce soit, d’ailleurs. Mais toi, tu dois aller au bout du raisonnement. On ne sait jamais. Toutes les religions flirtent avec le concept de la vie après la mort. Ce sont des milliards d’humains qui y croient. Rédemption, réincarnation ou résurrection, ça prend des formes différentes, mais c’est grosso modo le même topo. Le paradis ou une nouvelle vie, c’est comme ça que les religions tiennent les croyants, c’est la carotte et le bâton en même temps. Ils proposent tous leur version du remède à la même putain de maladie létale, la vie.
Mallock apostropha son ami :
— T’es vraiment qu’un mécréant, tu crois à que dalle !
— Et toi, alors ! C’est l’hôpital qui se fout de la charité. Tu sais mon vieux, j’en ai ouvert des macchabées, j’aurais bien aimé trouver une petite méduse au détour d’une vésicule, un bout d’âme resté accroché entre deux dents, un diamant qui bat encore, incrusté dans un os, mais y a rien là-dedans. L’invention de la religion et d’une vie après toute cette merde est d’une grande évidence. D’ailleurs, ça a fait la fortune d’un sacré paquet de malfrats. Mais
tu sais, même moi, je serais très content si tu nous en apportais une preuve. Tiens, au cas où la métempsycose serait démontrée par Sa Majesté Amédée, je prends déjà une option. Pour moi, ce sera : chat abyssin coupé, s’il vous plaît.
— Coupé ?
— Ah oui. Plus d’histoire de gonzesses. Des bonnes bouffes et des coussins à gogo. Et vous, cher monsieur Galène ? Bonobo ?
Léon et Amédée éclatèrent de rire.
Léon ne s’appelait Galène que depuis 1937, date à laquelle sa famille, des Juifs polonais, avait décidé d’émigrer et de changer de patronyme. Léonid Scheinberg était devenu Léon Galène, technologie radio et passe-temps favori du papa, avant que ce dernier ne fasse un arrêt cardiaque en écoutant, sur un poste qu’il avait lui-même construit, un des premiers discours d’Hitler. Lorsque Léon rapportait la mort de son père, il le faisait sous la forme d’une histoire drôle : « On peut dire en fait que les paroles du Führer ont fait fureur, elles lui sont allées droit au cœur. »
Trois ans plus tard, Léon avait été déporté à Maïdanek, avec sa mère, son frère, deux résistants français et tous les membres de la famille chrétienne qui les avait accueillis. La suite, il ne l’avait racontée à Mallock qu’une fois, un jour de désespoir. Là-bas, alors que tout le monde était mis aux travaux forcés, sa beauté avait fait de lui un enfant prostitué. Il était passé de camp en camp, de Oranienburg-Sachsenhausen à Dora, puis à Ravensbrück.
Pendant longtemps, il était resté un homme prostré, dévoré de honte et d’horreur, incapable même de colère, sinon contre lui-même. Comment aurait-il été capable d’expliquer qu’il se sentait lâche et complice, que ces millions de morts étaient sa mère
et que les bourreaux portaient tous et collectivement l’image de son père ? Comment dire qu’il se sentait l’enfant de ce terrifiant corps à corps ? Un enfant immonde et incestueux ? Un objet consentant qui avait joué avec le pénis gras de ces monstres ? Comment expliquer que l’on peut survivre à ça ? À qui le dire ? Et pourquoi ?
Alors il avait décidé de dévorer la vie : « par les deux bouts », disait-il souvent pour exprimer la diversité de ses choix sexuels.
À présent, il s’exprimait simplement et gravement :
— Ce génocide, c’est mon enfance, Amédée, ma haine et ma culpabilité. Je vais rentrer dès demain pour t’aider à en savoir le plus possible sur ce Krinkel, car c’est mon devoir et qu’il n’y a rien de plus important.
Difficile d’enchaîner après ça, surtout venant de quelqu’un qui avait fait de la légèreté son ultime et définitive religion.
Mallock se lança cependant :
— Tant mieux, mon Léon. Il n’y a que toi pour me dénicher ces documents, et je suis certain qu’il y a encore des réponses à trouver dans tes vieux papiers. Mais j’voudrais pas que ça te bouleverse encore, toutes ces recherches à la con. Je peux m’arranger avec…
— Laisse tomber, Amédée. Ça fait longtemps que j’ai été, une fois pour toutes, infiniment et irrémédiablement bouleversé. Même toi, ma poule, tu n’as pas idée à quel point ! Mais t’es gentil de te soucier de ton vieux pédé de Juif.
Mallock sourit en pensant à la façon dont Mordome l’avait appelé.
Ils parlèrent ensuite de ce que chacun allait pouvoir faire, de son côté, pour aider Amédée. À 13 heures pile, les amis se quittèrent en se donnant rendez-vous.
Mallock en ressentit un grand soulagement. Nul doute, la nouvelle était bonne pour son cerveau fatigué, qui saurait apprécier ces renforts.
Mais elle était douce également à son cœur.