Jeudi 19 décembre, chez Mallock
Thomas et deux autres enfants étaient dans la cour de l’atelier lorsque le bloc de marbre lui fut livré. Plusieurs tonnes d’une pierre beige veinée de traces carmin. Dans son rêve, Mallock se mettait à travailler le jour même. Il y avait urgence. Une commande d’un prince vénitien. Des femmes nues mendiant leur pitance. Il avait carte blanche quant au nombre et à la position de ces personnages. Dans le rêve, les jours et les nuits passaient et lui, en sueur, exténué, travaillait. Travaillait. Encore et encore. Sur ses mains, des centaines de coups, de cloques et de coupures apparaissaient sans qu’aucune douleur ne vienne affaiblir sa détermination. Parfois il s’arrêtait quelques minutes pour boire ou pour uriner, avant de reprendre de plus belle. Il dormait peu et mangeait par hasard.
Six mois plus tard, sa statue était enfin terminée. Dehors, l’automne orangeait tout. Mallock-sculpteur avait rouvert les portes de son atelier dans l’attente des transporteurs. Bientôt, ces hommes emporteraient son œuvre tout en bas à droite de la botte italienne.
Il en éprouvait à la fois fierté et tristesse. Elles allaient partir.
Alors qu’il reculait dans la cour pour regarder une dernière fois son travail, Thomas s’approcha de lui. Il n’avait pas revu la pierre depuis le jour de son arrivée. En mettant sa petite main douce dans la paluche ensanglantée de son père, il lui demanda gravement :
— Les dames devaient être enfermées depuis longtemps dans la grosse pierre. Regarde, elles sont toutes maigres.
Mallock sourit pour ce qu’il prit pour un simple mot d’enfant. C’était une belle image que ces femmes déjà sculptées attendant d’être délivrées de leur gangue de marbre. Puis son esprit bascula vers une autre interprétation, bien plus douloureuse.
Et s’il avait raison ? Si ces personnages étaient déjà là, déterminés par les veines et les cassures du marbre ? N’en avait-il pas contourné toutes les faiblesses jusqu’à trouver son sujet ? Et cette urgence qu’il avait ressentie ? Comme un secouriste grattant le sol après une avalanche. Et si tout était déjà écrit ? Si tout avait déjà été sculpté ? Si l’on n’était sur Terre que pour poser ses pieds entre les pointillés, suivre les flèches en ordre croissant et déterrer les indices de cette espèce de parcours qu’était la vie ? Si l’on n’y pouvait rien ? Ni aux drames ni au bonheur.
Mon Dieu ! Et si même la dignité du choix était retirée à l’homme ?
Alors que Mallock sortait lentement de son rêve, il se rendit compte que quelqu’un pleurait à l’intérieur de son appartement. Il se leva brusquement pour attraper le revolver qu’il cachait sous son lit. Il tendit l’oreille, se sentant un peu idiot. Les gémissements semblaient venir de partout. Très proches, comme murmurés. Il entra dans la salle de bains.
Devant lui, le miroir lui révéla la vérité, un visage aux yeux bouffis, plein de larmes : son visage.
Il posa l’arme sur le porte-savon et, les bras appuyés de part et d’autre du lavabo, face au miroir, ferma violemment les yeux. Comme gravée sous ses paupières, dans le noir, il aperçut la forme d’une croix. Il avait trop l’habitude de ces visions pour ne pas en reconnaître les signes. Bouche sèche, vibration dans les oreilles, perte d’équilibre. Celle-ci fut rapide. Légère, comme un dos de seiche surfant, tel un bouchon, sur l’eau salée.
Mallock s’habilla et monta dans son bureau. Il envoya la photographie qu’il avait prise de la croix, avec le segment retravaillé où l’on pouvait lire l’inscription « MPF », à trois destinataires, trois amis historiens, dont Léon Galène. Ce crucifix faisait partie de la solution, mais à quel titre ? Mallock préféra laisser sa vision vierge de toute manipulation mentale. L’intelligence ne redresse pas seulement, elle tord aussi.
Par réflexe, en redescendant pour se faire un café, il alluma la télévision. Le capitaine de gendarmerie Jean-Marie Mireille apparut, éclairé par des torches. À sa droite, l’inévitable juge. Ça avait sans doute été enregistré la veille au soir, après le départ de Mallock. Qui avait prévenu l’équipe de télé ? À qui profite le crime ? aurait répondu Mallock. Tout joli dans son costume gris à col Mao, Judioni avait pris une voix cassée :
— Je viens de passer avec ces hommes (petit mouvement du bras pour laisser la caméra accomplir un rapide panoramique) toute la journée et une partie de la nuit à retourner la terre pour faire suite à une demande pressante du commissaire Mallock. C’est un travail épuisant !
Les bottes jaunes et le casque orange étaient donc là pour ça, la panoplie de l’homme de terrain qui mouille sa chemise.
— Pour éviter toute nouvelle rumeur, je tenais à préciser que, si nous avons effectivement trouvé différentes… choses, il n’y a absolument rien concernant directement l’affaire Gemoni.
Puis, après un silence hésitant :
— Et encore moins la dépouille d’un lieutenant de la Seconde Guerre mondiale que, soi-disant, l’on rechercherait dans le cadre de cette affaire, comme s’en sont fait l’écho certains de vos confrères.
Ceci lâché, le juge leva sa main droite en écartant les doigts, signe qu’il ne répondrait à aucune autre question.
Revenu en direct sur le plateau de la chaîne d’actualité, le journaliste, Jacob Callas, présenta son invité. Ce même juge, encore lui. Judioni n’avait pas perdu de temps. Il faut dire que, passer à la télé, c’était la deuxième chose à laquelle il pensait dès son réveil. La troisième étant de sourire et la première restant de se bichonner jusqu’au dernier poil. Judioni, qui avait fait attention, pour une fois, à ne pas se raser et même à disposer bien en vue le fameux casque sur la table, commença par une mise en garde :
— Je ne vous cacherai pas que je suis un peu fatigué. Si j’ai accédé à votre demande de venir passer ce matin quelques minutes avec vous, c’est que j’ai le plus grand respect pour les journalistes en général et pour vous en particulier, monsieur Callas. Mais je ne saurais trop vous rappeler mon devoir de réserve et la nécessité qui est la mienne de respecter à la lettre le secret de l’instruction.
— Mais alors, que pouvez-vous nous dire ? Quelles sont ces choses que vous avez découvertes ? On a parlé de squelettes d’enfants ?
Contrairement à ce qu’il venait de dire, l’interview avait été déclenchée à l’initiative du magistrat. Jacob Callas espérait bien que le juge était venu pour déballer quelque chose.
— Je ne suis qu’un citoyen comme les autres. Beaucoup d’informations sont désormais sur la place publique et je comprends fort bien toutes les interrogations que cela suscite. Je pense d’ailleurs que les Français font preuve, encore une fois, de beaucoup de sagesse en s’intéressant ainsi, et de si près, à ce qui arrive dans notre pays. Personnellement, moi je pense qu’on ne leur donne pas assez la parole.
Petit silence. Relâchement du cou vers l’arrière et regard partant vers le grand large de la démagogie.
— Vous savez, monsieur Callas, dans mon métier de juge, je côtoie les Français lorsqu’ils viennent, en tant que jurés, m’aider dans ma lourde tâche. Je parle du travail que j’accomplis au quotidien dans les tribunaux de nos belles provinces. Et je peux vous l’assurer, il y a une vraie pertinence, une intelligence et un sens moral profonds chez nos concitoyens. Je sais qu’il ne convient pas de leur mentir ou de leur cacher une vérité à laquelle ils ont droit. Mais, ici, les choses sont simples : je ne peux pas parler d’une instruction en cours.
Le journaliste, après un grand sourire d’assentiment, tenta de relancer le débat. Vraisemblablement, le juge ne parlerait pas de cette rumeur de squelettes de bébés qui courait depuis la veille dans les rédactions et sur le Net. Mais cette histoire de lieutenant de la Seconde Guerre ? Callas se lâcha un peu :
— J’ai bien compris, monsieur le juge, que vous ne pouvez pas tout nous dire et c’est tout à votre honneur. Mais permettez-moi de supputer à votre place. Imaginons que l’on retrouve un jour le corps de ce fameux Jean-François Lafitte dont Gemoni serait, si l’on en croit les rumeurs, une sorte de… réincarnation.
Admettons qu’on le retrouve et l’identifie, en suivant les seules directives de ce dernier, et alors même que personne au monde ne sait où il est enterré. Dans cette hypothèse, il serait difficile de douter de cette réincarnation, et on se retrouverait devant une situation pour le moins extraordinaire. Si c’était le cas, il faudrait en conclure que Manuel Gemoni a en fait tué le dénommé Tobias Darbier, alias Klaus Krinkel, en état de légitime défense, en quelque sorte. En termes juridiques, comment cela pourrait-il se traduire ?
Judioni partit d’un grand éclat de rire, aussi faux que disproportionné :
— Belle imagination, j’en conviens. Mais, avec des « si » de cet acabit, mon cher monsieur, c’est le globe terrestre tout entier que vous pourriez mettre en bouteille. Non, soyons sérieux, voulez-vous. Je ne vais pas éluder votre question, rassurez-vous, mais je dois vous informer de faits qui, semble-t-il, ne sont pas encore entre vos mains.
Les yeux de Jacob Callas se mirent à briller. Un scoop ? Le Graal du pisseur de copie condamné à vie aux marronniers.
— Quoi que nous, Français, découvrions, ou plutôt élucubrions, je tiens à vous informer que le prévenu Manuel Gemoni sera rejugé à Saint-Domingue. C’est à cette seule condition que les autorités dominicaines ont autorisé le départ de celui qu’il considère comme l’assassin de l’un de leurs concitoyens. Sauf condamnation maximale de trente ans ou non-lieu dûment justifié, dès son jugement ici, il repart sur les lieux de son forfait. Et là-bas, je doute que les policiers s’amusent avec le genre d’hypothèse fumeuse dont ce cher Mallock, pour lequel par ailleurs j’ai la plus grande estime, a le secret.
Callas se régalait. Un scoop plus une attaque personnelle, le rêve ! Surtout ne pas laisser retomber le soufflé :
— Il serait également question de comportement étrange de la part du commissaire. On a parlé de prise d’hallucinogènes et autres séances d’hypnose. Vous en pensez quoi, en tant que juge de la République ?
— Il ne faut jamais jeter l’anathème sur quiconque. Je ne m’attache qu’aux faits et à rien d’autre. On ne compte plus les personnalités politiques remarquables qui ont été salies par des rumeurs malintentionnées. Faisons bien attention. Mais sachez également qu’il n’y aura aucune faiblesse de ma part. S’il y a eu faute, et ce à quelque degré de la hiérarchie policière que ce soit, je serai sans merci. Nous ne saurions tolérer le moindre comportement déviant qui mettrait en péril la justice de notre nation. Le commissaire Amédée Mallock, auquel, je le rappelle, notre pays doit tant, devra vraisemblablement s’expliquer un jour sur certaines dérives qu’on lui prête, à tort ou à raison. Et je ne doute pas qu’il le fasse dans un avenir que j’espère le plus proche possible. En attendant, je lui garde toute ma confiance.
— Alors, pas de dessaisissement ?
— Mais je ne suis qu’un simple juge, monsieur Callas.
— Sinon, quel conseil lui donneriez-vous ? insista le journaliste, priant pour le mot de trop qui ferait polémique.
— Peut-être de faire preuve de plus d’humilité. Il est au service de la nation et, à ce titre, il se doit d’être irréprochable. Rentrer dans le rang et ne pas prêter le flanc, comme il semble en être coutumier, à tant et tant de rumeurs, à cause de comportements plus que discutables. Un ami m’a rapporté en détail les séances d’hypnose, et c’est assez lamentable.
Lorsque Mallock se décida enfin à éteindre son poste, il avait perdu le peu de calme qu’il n’avait d’ailleurs pas. Se faire tailler des costards par des connards, il en avait l’habitude. Mais ce n’était pas
pour autant qu’il appréciait la chose, ou s’en faisait une fête.
Il y avait bien plus grave à ses yeux que de devoir subir quelques avanies télévisuelles : c’était ce que cela impliquait de façon plus générale. Mêmes nus avec des plumes dans le cul, le vrai et le juste n’intéressaient plus personne. Cruches, tartufes et baudruches, lobbies et pourris s’invitaient entre eux à la grand-messe aux mensonges. Ils y échangeaient rumeurs et ragots, promotions personnelles et propagandes, sans ne plus rien craindre de personne.
— À quoi bon pester contre les imposteurs ? murmura Amédée à Mallock pour tenter de le calmer.
Il y avait au moins un point positif à l’interview de monsieur le juge. Il savait maintenant d’où venaient les fuites dans les journaux. C’était maître Pierre Parquet, ami du juge, qui s’était confié à Judioni.
— Et puis merde, lança-t-il tout haut, en décrochant son téléphone.
Après tout, il l’avait prévenu, le Djack. Faut pas faire chier un ours en pleine hibernation.