Jeudi 19 décembre, Fort Mallock
Dehors, entre deux vagues de froid intense, la neige avait repris timidement. Les petits flocons espacés se posaient en silence, un par un, comme des commandos parachutistes à l’arrière de lignes ennemies. Mallock rajusta le col de son manteau. Le macadam était recouvert d’une épaisse couche de glace et les gens marchaient pattes écartées comme des pingouins sur la banquise. Le commissaire ne regretta pas l’option semelle de crêpe qu’il avait ajoutée à son équipement.
Pour oublier les propos blessants de monsieur le juge, Mallock se força à occuper son esprit. D’abord, faire un point sur tout ce qui concernait Manuel Gemoni. Et, pour commencer, revenir au tout début de l’enquête. N’avait-il rien laissé sur le bord du chemin ? Une piste, un mot, une expression sur son visage ? Il se concentra et les flocons s’arrêtèrent, le bruit des voitures disparut, et la capitale s’évapora. Lorsque le décor réapparut, il s’apprêtait à traverser la Seine.
Deux choses lui étaient revenues à l’esprit.
Ce que Manu lui avait lancé à la fin de leur première conversation : « Il a semblé me reconnaître quand je l’ai attaqué. » Mallock n’avait pas retenu cette phrase parce qu’il ne pouvait pas l’expliquer alors. Il l’avait rangée dans le grand tas des « n’importe quoi ». À présent, ce n’était plus pareil. Soit on optait pour de bon pour l’hypothèse de la réincarnation et l’on avait là une sorte de confirmation de la part même de Krinkel revoyant sa victime, soixante ans plus tard, soit on prenait le parti de rester dans le rationnel et l’on pouvait alors justifier cette phrase en arguant de la ressemblance physique évidente entre Manuel et feu Jean-François Lafitte. Mallock soupira. Comment pouvait-on lui faire un coup pareil ? Une enquête dont tous les indices menaient systématiquement à des conclusions opposées.
À cet instant, ses pensées furent interrompues par un appel urgent de ses yeux qui le réclamaient sur le pont. Viens voir, Mallock.
Devant lui, il y avait la Seine gelée, avec une péniche prise en plein milieu. Un peu plus loin, au pied de Notre-Dame, un bateau-mouche, en grande partie écrasé par la pression de la glace, ne possédait plus la moindre vitre intacte. Au dégel, il coulerait sans demander son reste. Chic, un de moins !
Après un coup d’œil amusé, Amédée reprit son chemin et le cours de ses pensées : son second oubli, la prise de sang sur Manu. Celle qu’il avait demandée dès le premier jour, quand Julie était venue le voir. Depuis, personne ne lui en avait reparlé. À l’époque, l’hypothèse d’un Manuel drogué lui avait semblé faire partie des pistes à ne pas négliger. Les techniques d’hypnose, combinées à des substances qui permettent d’obliger un quidam à commettre des exactions sans son accord, n’étaient pas une invention des films d’espionnage. Une organisation, ou un groupe
d’intérêts, pouvait fort bien avoir télécommandé le meurtre de Tobias. C’était d’autant plus crédible, maintenant que l’on connaissait le passé pour le moins criminel de Krinkel. Mais alors, pourquoi avoir choisi Manuel Gemoni pour ce travail ? Ça resterait à élucider. Mallock se promit de se renseigner sur les résultats de cette fameuse analyse dès qu’il arriverait au Port… au Fort plutôt.
Puis, il se surprit à bougonner, comme ça, tout seul, tout haut, en longeant Notre-Dame. L’hypothèse de la drogue lui semblait maintenant, et à chaque pas, un peu plus plausible. Si simple et tellement évidente qu’il se mit à angoisser. Et si ses ordres n’avaient pas été suivis ? Et si Saint-Domingue avait gardé les échantillons ? Et s’ils s’étaient égarés entre l’équateur et le 36 quai des Orfèvres ? Et s’ils étaient périmés et non analysables ? Et s’il n’y en avait pas assez ? Et si la chaîne du froid avait… Putain, ça va chier, grogna l’ours.
À peine arrivé au Fort, Mallock fondit sur Julie.
— Et les analyses de sang ? C’en est où ?
Julie écarquilla ses grands yeux de biche.
— Quelles analyses ?
Là, Mallock aurait pu tirer. La proie était piégée, tête dressée. En plein dans le collimateur. L’index du chasseur parfaitement en position sur la détente. Plus qu’à faire « pan » ! Tirer une grande gueulante entre les deux yeux. Mais c’était un peu trop facile, et franchement, la petite Julie ne méritait pas un tel sort.
Alors l’ours en semelles de crêpe abaissa son arme et d’un ton patient précisa :
— Souviens-toi. Lorsque tu es venue me voir pour Manu la première fois, je t’ai dit de réclamer une prise de…
— Ah oui ! En effet.
Le sang de Mallock tomba au-dessous des trente degrés.
— Ne me dis pas que tu as négligé de réclamer les analyses ?
L’arme s’était redressée, chien levé, et Mallock, malgré ses bonnes dispositions de départ, se sentit de nouveau prêt à faire feu.
— Mais non. Je ne suis pas allée vérifier les résultats, c’est tout. Mais Saint-Domingue nous les a bien envoyés suite à ma demande. En fait, on a dû recevoir les tubes de sang le jour où vous êtes parti là-bas. Comme je ne savais pas ce que vous vouliez en faire, j’ai attendu votre retour. Et après, avec toutes ces histoires d’hypnose, je n’ai pas percuté.
— Moi non plus, reconnut Mallock, dans un accès de magnanimité. Enfin, le principal est d’avoir les échantillons. Il nous faut une analyse toxicologique poussée. Je veux être sûr que Manu n’a pas été tout simplement drogué.
— Je descends leur demander de faire le nécessaire, chef, ce sera plus rapide si je leur en parle de vive voix.
— Parfait, je retourne dans mon bureau.
Puis il hésita deux secondes. Fallait-il la prévenir ?
— Julie, je vais rappeler Jean-Pierre Delmont, l’ambassadeur qui s’est occupé de ton frère. Je vais essayer de me faire confirmer cette histoire de second jugement. Je suppose que tu es au courant ?
Les yeux de Julie se remplirent de larmes alors qu’elle acquiesçait de la tête.
— Calme-toi. Je te jure que je n’ai pas dit mon dernier mot. D’accord ?
En guise de réponse, Mallock eut droit à un petit reniflement triste. Il s’en contenta avant d’ajouter :
— Ah, au fait, appelle Bob, s’il te plaît ! Qu’il passe me voir à mon bureau.
Mallock eut quelques difficultés à joindre Saint-Domingue. En fait, ce fut l’ambassadeur qui le rappela.
Le ton de Delmont était embarrassé :
— Vraiment désolé, commissaire ! C’est malheureusement exact. Manuel n’échappera pas à un second jugement. Les autorités dominicaines ont été inflexibles. C’est à cette seule condition qu’ils ont accepté de le laisser partir de l’île. Cette solution était idéale pour eux. Ils avaient peur d’avoir sa mort sur le dos et les emmerdes touristiques qui vont avec, mais ils n’étaient pas non plus prêts à laisser tomber leurs cojones territoriales. On vous le confie, vous le soignez, vous le jugez et après, retour à la case départ.
Mallock bougonna un juron.
— Ça s’est passé sans moi, tenta d’expliquer l’ambassadeur. Entre la Présidence et le Quai d’Orsay. Quand on s’est vus, je suis en mesure de vous jurer que je n’étais pas au courant. Si ça peut vous consoler un peu, j’ai même menacé de démissionner. Visiblement je me donnais une importance que je suis loin d’avoir. Mon chantage les a bien amusés et ils ne se sont pas privés pour me le dire. Ça m’a vexé, en fait.
Même s’il n’avait pas le cœur à ça, Mallock ne put s’empêcher de lui lancer :
— Vous voyez, vous aussi, vous êtes sensible des cojones.
— Pas faux, Mallock… Touché ! J’ai, en effet, ramassé les petits morceaux brisés de mon orgueil et j’ai fait donner l’artillerie lourde. Vous savez, cher commissaire, on ne reste pas si longtemps en poste sans avoir eu l’occasion de se constituer sa collection personnelle de documents et anecdotes exotiques, si vous voyez ce que je veux dire.
— J’en ai une vague idée, sourit Mallock au téléphone.
— C’est grâce à ça que j’ai pu négocier les deux fameuses exceptions.
— Précisément ? J’aimerais entendre une confirmation de votre bouche à ce sujet.
— Eh bien, en cas de condamnation maximale, nos trente ans incompressibles, ou en cas de non-lieu dûment justifié, ils ont accepté de ne pas faire jouer leur droit de retour. Et c’est du sûr, ils ont signé et ne peuvent revenir dessus.
— Peut-être, mais ça ne va pas être évident. Pour cette affaire, si j’en crois son avocat et dans l’état actuel des choses, on risque une peine de cinq à onze ans. Et là, on est mal…
— À vous de faire changer « l’état actuel des choses ». C’est entre vos mains. Il vaut mieux qu’il ne remette jamais les pieds sur l’île.
— C’est-à-dire ?
— N’oubliez surtout pas ce que j’ai essayé de vous faire comprendre les dangers de l’île.
— C’est-à-dire ? répéta Mallock. Vous faites allusion aux brutos ?
— Que Manuel soit détenu un an ou dix, son retour sur l’île équivaut à une condamnation à mort.
Mallock le savait mais il voulait se l’entendre dire encore une fois. Comme une porte que l’on claque ou un pont que l’on fait sauter derrière soi. Il n’y avait plus désormais pour Amédée qu’une seule direction à prendre : celle de l’acquittement.
À peine avait-il raccroché que Daranne apparut dans son bureau. Il avait son visage des mauvais jours. Et, sur la tempe, une trace d’écorchure.
— Vous avez un problème avec mon rapport sur les Gemoni, patron ?
— Non, rien du tout, Bob. Par contre, c’est sur ton visage qu’il y a comme un blème ?
Daranne porta sa main sur le côté de son œil.
— Ah ! ça ? C’est rien. Je me suis rétamé à cause de cette putain de glace. En fait, j’me suis viandé trois fois, rien que pour venir de ma voiture au Fort.
Mallock décida alors deux choses. Tout d’abord, de ne même pas sourire, car son collaborateur n’était pas d’humeur. Deuzio, de lui proposer un café.
Tandis qu’il actionnait le percolateur, le téléphone sonna. Mallock fit signe à Daranne de décrocher en précisant du geste qu’il n’était là pour personne.
— Bob Daranne, j’écoute.
Puis un silence d’une minute, suivi de :
— Non, désolé, ce n’est pas le bureau de monsieur Dublin. Comment ?
— …
— Capitaine Daranne… Vous êtes ?
Bob avait l’air surpris.
— C’est un type qui veut parler au grand manitou. Je lui ai dit que Dublin, ce n’était pas ici. Il m’a répondu qu’il était le juge Judioni. Je ne sais pas, vous voulez le prendre ?
— Oui, passe-le-moi.
Le reste de la conversation se passa sous les yeux d’un Daranne tout esbaudi.
— Alors, Judioni, on souhaiterait parler à mon patron ?
— …
— Un sacré salopard ? Peut-être, mais en légitime défense. Je vous avais prévenu de ne pas trop tirer sur la corde. À la télé, vous…
— …
— J’attends votre contre-attaque avec impatience. Mais faites gaffe. Il y aura représailles. J’en ai encore sous l’accélérateur…
— …
— Mais oui, c’est ça. Je t’aime aussi, mon p’tit juge, lança enfin Mallock avant de lui raccrocher au nez !
Il releva la tête et regarda Daranne en souriant :
— Ne te frappe pas. C’est juste une petite mise au point. Le juge n’a pas apprécié que je lâche un ou deux trucs sur lui à une amie journaliste.
— Votre amie Margot Murât, boss ?
— Laisse tomber. Comment ça va, toi ?
Daranne hésita quelques secondes puis abandonna. Après tout, il faisait confiance à son tôlier.
— Bof ! Ça pourrait aller mieux.
Il passa son pouce sur sa moustache rousse et blanche, dans le sens du poil.
— Avec ma femme, c’est bel et bien râpé. Je ne sais plus trop ce qu’elle veut, mais c’est pas moi, en tout cas. Trop vieux, trop con, trop tout, trop rien. Elle est comme mes fils, ils sont déçus de ce que je suis devenu. Avec mes conneries j’ai fini par faire l’unanimité contre moi. Belle performance, non ? À part peut-être le plus jeune, qui me garde un minimum de respect, le reste de la famille me fuit.
C’était triste, même si Daranne l’avait bien cherché. Autoritaire et peu affectueux avec ses fils, il avait fait de leur enfance un calvaire de hurlements et de gifles. Quant à sa femme, il l’avait traitée comme tout macho le fait. Sans malice, il l’avait considérée simplement comme une sorte de bonne à tout faire avec contrat à vie, donc sûreté de l’emploi et option pute pour les samedis soir, plus la petite pipe rapide des matins triomphants. Difficile de croire dans ces conditions qu’il les aimait, et pourtant, lui, c’était comme ça qu’il faisait…
— Je pars ce soir pour réparer un mur qui s’est effondré à Luc. Je serai de retour mardi pour Noël. Mes fils me font l’honneur de venir dîner à la maison.
Mallock était gêné. Daranne n’avait pas pour habitude d’étaler ses états d’âme. Fallait-il faire semblant de ne rien entendre ou l’encourager à se répandre ? C’est cette dernière option que prit Mallock.
— Tu ne me dis pas tout et ça m’ennuie. C’est pour ça que je t’ai fait venir. Tu m’inquiètes, mon vieux.
— J’espère que vous n’avez pas peur que je remette ça, boss ?
Daranne faisait allusion à sa tentative de suicide, la première fois que sa femme l’avait plaqué.
— Non, pas vraiment. Mais un peu. Je t’ai prévenu que si tu recommençais, je te flinguais. Mais j’ai l’impression que professionnellement, tu pars en couille. Je te sens moins impliqué, moins intéressé par les enquêtes.
Daranne se gratta le crâne.
— Vous avez raison, j’suis à côté de la plaque. Pour tout, en fait. Le moindre de mes gestes, les mots que je prononce, c’est en dehors du coup. Je sais pas trop comment dire. Si je dis noir, c’est que c’est blanc. Si je pars à droite, fallait prendre à gauche. Je ris même de travers, pas au bon moment. J’ai l’air d’un con à chaque fois. Ça fait ça, de prendre de l’âge, parfois. En fait, je crois que la machine est déréglée et qu’elle est trop vieille pour être réparée. Trop cassée et trop ringarde pour que ça en vaille le coup. Voyez ce que je veux dire ? Et puis le dites à personne, mais pour un rien, je me mets à pleurer comme une nana. C’est dur de se rendre compte qu’on ne vaut plus rien professionnellement et sentimentalement. C’est un putain de ratage. Tenez, là, rien qu’en vous parlant, c’est reparti, je sens que je vais chialer…
Daranne attrapa un large mouchoir en tissu et se moucha si violemment qu’il en lâcha, par l’autre issue, un chapelet de pets. Mallock le regarda avec l’envie de pleurer et de rire en même temps. C’est vrai qu’il était franchement à côté de la plaque, le Bob.
Amédée prit son élan :
— Je sais que tu n’aimes pas trop qu’on te dise ça, mais il faut bien que quelqu’un le fasse. Tu es de nouveau en pleine dépression, mon vieux Bob. Et tu connais la sentence. Une petite visite chez le psy de l’autre fois, quelques « gélules magiques » et tu seras de nouveau tout neuf. Alors ne fais pas chier avec tes
a priori de macho. Tu as bien vu que ça t’a aidé la dernière fois, non ?
— Mouais, peut-être. Mais je ne sais pas si j’ai envie que l’on me vienne en aide. Si je suis plus capable de m’en sortir tout seul, alors…
— Alors, quoi ? Tu vas encore flirter avec ton flingue, comme dans les films ricains à la con où le flic ne trouve rien de plus viril que se foutre un canon de gun dans la bouche en pleurnichant ?
— J’ai pas dit ça, boss, mais… De toute façon, le psy de l’autre fois, il est parti à la retraite, alors… Et puis, c’est vrai que je me sens hors du coup, complètement à côté de la plaque. Tenez, par exemple, dans cette histoire avec le frère de Julie, j’y entrave que dalle.
— Mais rassure-toi, lui hurla Mallock, moi non plus, je n’y comprends rien. Je suis paumé. K.-O., le Mallock. Et alors ? Je me flingue ? Ben, non ! Je continue…
Daranne était un peu désarçonné par la saillie de son chef. Il sentait bien qu’Amédée était sincère.
— Alors pourquoi vous n’avez pas procédé… normalement ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je ne sais pas moi. Comme dans une enquête normale. On arrête le suspect, on prend ses empreintes, on le met sous la lampe à bronzer, on lui suce le sang. On passe chez lui et on fait une enquête de voisinage. En escargot, on détronche tout le monde. C’est toujours la famille ou le voisin, non ?
Ben alors… Vous l’avez même pas faite… l’enquête de voisinage, à Paris.
— Parce que ça se fait autour de la scène de crime, petit rigolo. Et que la scène en question, elle était sur une île. Pas ici ! Je suis intervenu après le meurtre de Tobias, pas au moment de la disparition de Manuel.
Bob reprit son air de chien battu. Mallock regarda son collaborateur avec un sentiment douloureux. Il ne savait pas trop quoi faire, ni de l’homme, ni de la situation. Lui aussi n’avait qu’une seule envie : partir en Normandie, s’enfermer dans sa maison et hiberner. Sa fatigue et sa dépression chronique, l’écheveau merdeux dans lequel il essayait de se dépatouiller depuis le début de cette enquête, tout ça, ça lui bouffait toute son énergie. Et il en faudrait des forces pour redresser le chemin tordu qui se déroulait devant Daranne.
Amédée prit peur. Et s’il n’avait pas la détermination suffisante pour aider son ami, s’il ne faisait rien, ce con risquait de se flinguer. Il se décida brusquement. Pris son téléphone et composa le numéro de son propre psy :
— Salut, c’est Mallock. Je sais que ça ne se fait pas, mais voilà…
Un quart d’heure après, Daranne, qui avait pris le combiné, raccrochait.
— Je dois le voir le 27 au matin, à 10 heures. Incroyable, non ? J’aurai vu mes fils, la veille. Comme qui dirait que j’aurai les sentiments encore tout frais.
— J’aurais préféré plus tôt.
— Il ne pouvait pas. Il a l’air drôlement bien, en plus… pour un psy.
— Il l’est, coupa Mallock. Maintenant, tu dégages.