Mardi 24 au petit matin
Quatrième journée de tempête de neige sur Paris. Et ce n’était pas fini. Noël serait plus blanc qu’il ne l’avait jamais été de mémoire de Parisien. Mallock eut du mal à ouvrir la porte de l’immeuble, bloquée par un mètre de poudre blanche. Une fois dehors, il marcha jusqu’à la rue de Rivoli, puis remonta vers Châtelet.
C’était toujours très beau. Un Paris nouveau, comme révélé. Paris insensé, sans le courant salissant des automobiles. Sans l’humeur charbonneuse des véhicules urbains. Capitale inédite recouverte par plusieurs mètres de neige, immaculée. C’était, arrondissant les angles, drapant les façades, la nature en flocons qui reprenait sa place à l’intérieur de la ville, village de neige aux lourds immeubles de pierre. C’était le bruit du vent, aussi, et celui du silence, fantôme aphone se vengeant de l’habituel vacarme de la ville. C’était, ici et là, les tours pompidoliennes, pointant leur modernité démodée comme des bouquets de doigts tendus. C’était quelques centaines de Parisiens glissant en patins sur une Seine toute de
neige et de glace. C’était, beige et sale, la tour Saint-Jacques, et le bruit des pas de Mallock crissant dans cette neige lustrale. C’était, impatiente et émerveillée, sa vie qui le conduisait dans le froid cotonneux de ce jour baptismal vers une révélation qui allait peut-être tout changer.
Plus de voitures, plus de bus, seul le métropolitain continuait, tant bien que mal, à irriguer la capitale. Alors, allons-y pour le métro. Mallock n’était pas vraiment client, mais à la guerre comme à la guerre. Et puis c’était direct, ligne 1. Une douzaine de stations à respirer la senteur besogneuse de la foule, sa fièvre impatiente. Par chance, le commissaire tomba sur une rame de lectrices. Tout autour de lui, leurs yeux tricotaient en suivant les lignes d’encre de romans parlant d’autre chose et d’autre part, décousant le fil des mots pour en découvrir le sens. Le sens de tout ceci. Tant que quelqu’un lira, il y aura de l’espoir. Mallock en était persuadé, même s’il ne savait pas trop pourquoi.
Les sorties de toutes les stations n’étaient pas dégagées. Environ une sur trois. Les autres, enfouies sous la neige, devraient attendre les équipes, bien entendu dépassées, de la RATP. Après Concorde, il fallait patienter jusqu’à Charles de Gaulle-Étoile pour pouvoir émerger.
Dehors, il y avait les Champs-Élysées enneigés.
Le paysage était incroyable.
La ville, agrandie par son épiderme laiteux, ressemblait à une cité perdue, une Atlantide s’étendant sur des kilomètres. Vers l’est, la blancheur de la neige mettait en valeur les jaunes et les bruns des bas-reliefs de l’Arc de triomphe, édifice monumental, sculpté par un grand géant dans l’ivoire d’une défense titanesque. À l’ouest, le regard se perdait dans le blanc, jusqu’aux platitudes vallonnées des Tuileries, au loin.
À cet instant, la tempête accorda au soleil quelques secondes pour illuminer la scène et éblouir à tout jamais ceux qui avaient la chance d’être là. Mallock, fasciné par ce qu’il voyait, n’avait pas entendu Bob, qui venait vraisemblablement de sortir de la même rame.
— Putain, ça en jette, boss !
Daranne avait toujours eu cette capacité rare de sublimer par sa syntaxe raffinée le moindre moment de poésie.
— Tu l’as dit, bouffi ! répliqua Mallock dans le même esprit.
— Alors, c’est le grand jour ?
Bob avait un magnifique sourire d’enfant. Mallock se sentit transporté. Ça faisait bien longtemps qu’il n’avait vu une telle expression sur le visage de son collaborateur. Il avait bien fait de le choisir pour l’ouverture de la tombe.
— Mais qui t’a dit que c’était le grand jour ?
— Vous, boss. Moi, je ne sais même pas de quoi il s’agit. J’ai cru comprendre que tous les autres voulaient venir, mais pas plus. Je vous suis très reconnaissant de m’avoir pris avec vous, mais faudra pas que je tarde trop, j’ai mon super repas à préparer pour midi. Je suis aux pièces. Je vous ai dit que mes petits allaient venir ?
Mallock n’eut pas le temps de répondre, car le ciel se couvrit en un instant et une bourrasque de flocons balaya la place.
— Ça va recommencer, Bob. Grouillons-nous.
Daranne lui emboîta le pas, et tous deux se dirigèrent vers l’Arc de triomphe. Le passage, qui avait été dégagé pour permettre l’accès au monument, était particulièrement glissant. Mallock profita de leur marche prudente pour mettre son collaborateur au parfum.
Trois jours plus tôt, Léon leur avait assené sa fameuse révélation et ils en étaient restés bouche bée.
Il n’y avait eu que trois croix sculptées identiques à celle retrouvée au fond du puits, avec l’inscription MPF. L’ordre venait directement du général de Gaulle. Le grand homme avait pris une de ses décisions démocratiques et unilatérales dont il avait le secret. À ses yeux, il fallait un soldat inconnu pour cette guerre… bien particulière. On se devait de choisir un corps, et de lui faire rejoindre la bière n° 3 de 14-18. Devant les réflexions que les Alliés n’auraient pas manqué de faire et les réactions attendues des anciens combattants de 1914, il avait décidé de procéder dans la clandestinité. « On en informera les Français en temps voulu », avait-il déclaré, ce temps voulu étant celui de sa propre volonté. De Gaulle était bien trop intelligent pour ne pas avoir déjà bien cerné les limites de la démocratie et du suffrage universel. Les présidents successifs furent mis au courant de l’existence de ce soldat inconnu bis, mais aucun d’entre eux ne jugea utile de dévoiler un secret devenu encombrant.
— Mais pourquoi tant de précautions ? avait alors insisté Mallock. Après tout, c’était un hommage ; comme en 14-18, tout le monde aurait été d’accord.
Léon avait grimacé.
— Ça n’avait rien à voir. Tu ne te rends pas vraiment compte, mais la Première Guerre mondiale a été un traumatisme bien plus grand encore. Dix millions de morts ! Et puis, ne t’imagine pas que l’opération Arc de triomphe s’est faite sans controverse à l’époque ! Toute l’histoire du soldat inconnu a été un sacré pataquès. Soixante-dix millions d’hommes avaient porté l’uniforme. Un million et demi de Français étaient morts et trois cent cinquante mille avaient disparu. En fait, ces « absences » se sont révélées un traumatisme encore plus grand pour les
familles que la mort des victimes. À l’époque, on était encore très religieux et l’on considérait ces disparitions comme la condamnation à un néant au-delà de la mort. Et puis, c’était toute une nation sur plusieurs générations qui avait été ainsi rayés de la surface de la Terre. Ça allait du fils d’Edward Kipling à Louis Pergaud, en passant par l’aviateur Roland Garros ou des écrivains comme Péguy et Appolinaire. Alors, fallait faire quelque chose. D’après mes documents, le premier à en avoir eu l’idée fut un imprimeur responsable du Souvenir français, Aremis Francis Simon. C’était en 1916, la guerre n’était même pas finie. Le député de Chartres, Maurice quelque chose, avait peu après repris l’idée en y ajoutant le concept de soldat ordinaire. Il ne fallait pas prendre un gradé, mais quelqu’un qui symboliserait le paysan arraché à son champ pour défendre sa patrie. Je vous passe les détails mais, un an après l’Armistice, la Chambre des députés a adopté la proposition d’inhumer un « déshérité de la mort ».
— Et alors ?
Mallock s’impatientait.
— Alors, c’est parti en couille. Comme souvent en France. Chacun y est allé de son couplet. Le gouvernement a voulu de son côté profiter du deuxième anniversaire de l’Armistice pour fêter le cinquantenaire de la III
e République et transporter le cœur de Gambetta au Panthéon. Mais les royalistes de l’Action française et des camelots du roi s’en sont pris alors à la… Gueuse, et s’opposèrent à l’arrivée du soldat inconnu au Panthéon. De son côté, la perfide Albion s’apprêtait à nous brûler la politesse. Le Parlement anglais a rapidement légiféré et leur soldat inconnu a été programmé pour une sépulture dans l’abbaye de Westminster dans les jours suivants. Pour couronner le tout, on a appris qu’un certain Binet-Valmer et son ami Boicy s’apprêtaient à aller déterrer eux-mêmes
« leur » soldat inconnu et à le jeter sur le catafalque de Gambetta. Alors, tout ce petit monde rentra un peu dans le rang. Et le 8 novembre, miracle, on est enfin arrivé à un accord, à part les socialistes qui considérèrent que le soldat inconnu était désormais un concept « de droite » sur lequel ils refuseraient à jamais de s’incliner ! Le 11 novembre, après avoir suivi le cœur de Gambetta jusqu’au Panthéon, le corps du soldat inconnu, amené sur un affût de canon, fut placé sous l’Arc de triomphe. Mais il n’a été mis en terre que fin janvier, l’année suivante.
— Et le choix ? Comment ont-ils procédé ?
Léon, comme toujours, était incollable.
— Huit corps de soldats, non identifiés, mais portant l’uniforme français, ont été exhumés dans chacune des huit régions les plus touchées : Flandres, Artois, Somme, Île-de-France, Chemin des Dames, Champagne, Verdun et Lorraine. Puis, les huit cercueils ont été transférés à la citadelle de Verdun, dans une casemate. Après les avoir plusieurs fois changé de place pour qu’on ne sache plus d’où ils provenaient, le 10 novembre, les cercueils ont été disposés dans une chapelle ardente. André Maginot, appelé le Sergent, a choisi un certain Auguste Thin, lui aussi engagé volontaire, fils d’un combattant disparu pendant la guerre et pupille de la nation. C’est ce dernier qui, en posant un bouquet de fleurs sur le cercueil n° 6, a désigné à la postérité celui qui allait devenir le soldat inconnu.
Après avoir donné ces précisions, Léon était revenu sur sa révélation principale : l’existence d’un second soldat inconnu symbolisant la guerre 39-44. L’officier chargé en 1945 de trouver le corps de ce soldat avait pris l’initiative de limiter ses prélèvements à trois endroits et à trois cadavres. Le puits des hirondelles était l’un d’entre eux. On avait donc désormais une chance sur trois de retrouver le corps, si convoité, de
Jean-François Lafitte. Même si, pour Mallock, les probabilités étaient bien plus importantes. Il s’était souvenu de son rêve dans la chambre d’ambre. Un drapeau français claquant au vent et, au-dessous, une flamme bleu, blanc et rouge : il avait beau douter de ses… visions, celles-ci devenaient de plus en plus troublantes.
Pendant les trois jours suivants, Amédée n’avait pas chômé, mobilisant toutes ses relations. Il fit jouer également l’heureuse existence d’un précédent, celle du soldat Blessy, déterré du cimetière national d’Arlington. Mais, en fin de course, ce fut surtout l’amitié que lui portait le président de la République, suite à l’affaire des poisons, qui lui avait permis d’obtenir l’autorisation de procéder à l’analyse du corps enfermé dans la fameuse crypte cachée sous l’Arc de triomphe.
Dans le détail, on avait décidé de laisser ce soldat à sa place si rien ne permettait son identification, ce que la majorité des « initiés » au projet pensait être le plus probable. Dans le cas contraire, s’il s’agissait du lieutenant Lafitte, on l’enterrerait là où ses descendants le souhaiteraient. Dans cette éventualité, deux options se présenteraient alors : soit refermer la crypte en laissant le soldat de la Première Guerre seul dans son tombeau, soit, prolongeant et respectant l’initiative du général de Gaulle, procéder au prélèvement d’un corps inconnu enterré pendant la Seconde Guerre. Il rejoindrait alors, en grande pompe, et cette fois-ci, aux yeux de tous, son compatriote de 14-18. Cette dernière option avait la préférence du président, mais ses conseillers lui avaient instamment recommandé de laisser le peuple de France prendre l’ultime décision, sans doute à travers un référendum. « Il est bon de leur laisser parfois l’illusion, sinon qu’ils contrôlent quoi que ce soit, au moins qu’ils servent épisodiquement à
quelque chose », avait bougonné Mallock, à qui on n’avait pas demandé pas son avis.
Mallock et Bob parvinrent enfin sous l’imposant édifice au centre de la place. Comme tout le monde, ils ne purent s’empêcher de lever la tête. Une espèce de tic ou de salut mystique à la majesté du lieu. Au sol, la masse de neige tourbillonnante faisait vaciller tant la flamme que les certitudes de monsieur le commissaire. Qui aurait pensé qu’un voyage à Saint-Domingue, une sorcière, une liane géante et une simple phrase, « Je l’ai tué parce qu’il m’avait tué », auraient pu le ramener ici ? En ce lieu sacré pour tant d’hommes à la jeunesse massacrée ? Quel voyage !
En entrant dans le pilier ouest, Mallock entreprit de taper des pieds et de brosser avec vigueur ses vêtements. À l’intérieur de l’Arc étaient présents, hormis les deux flics, un représentant de la Présidence, Judioni, mandataire du ministère de la Justice, accompagné d’un huissier, le conservateur en chef des Monuments historiques et celui de l’Arc de triomphe, Mordome et deux assistants portant des valises métalliques.
Après toute une série de poignées de main entrecroisées, même entre les deux grands amis (Mallock, quatre-vingt-dix kilos, tee-shirt noir et veste noire d’un côté, et Judioni, soixante-seize kilos, chemise rose et cravate rouge de l’autre), la petite troupe se dirigea vers une première porte, où était inscrit « Attention danger » avec un éclair argenté sur le dessus. Ils durent ensuite passer par deux autres accès que fermait toute une panoplie de serrures et de verrous.
Au milieu de la dernière pièce, une forte lumière jaillissait d’une trappe entrouverte sur le sol, éclaboussant le plafond. Visiblement, rien n’avait été prévu pour faire visiter. C’est par une échelle de fer qu’ils
durent descendre dans la dernière crypte, la plus secrète de France. Le spectacle était étonnant. Mallock songea aux bandes dessinées de Blake et Mortimer qu’il dévorait, enfant.
Taillé dans la pierre, le cénotaphe était éclairé par deux Balcar. Au centre, le cercueil du soldat se dressait, énigmatique comme la sépulture inviolée de quelque prêtre de l’ancienne Égypte. Les deux assistants, aidés de Mordome et du conservateur de l’Arc, entreprirent de dévisser le couvercle. La rouille s’était infiltrée dans les fibres du bois. Grincements désagréables de la craie trop dure sur le tableau noir. Grimaces des participants. Malgré sa taille modeste, la pièce possédait une sorte d’écho personnel, une résonance que d’aucuns auraient qualifiée de lugubre. Mais aurait-il pu en être autrement ?
Mallock et Bob furent obligés de venir donner un coup de main aux quatre hommes pour soulever le couvercle et le transporter contre l’un des murs. En le retournant, ils constatèrent avec étonnement la raison de son poids. Il était plombé, une sorte de leste de bateau à l’envers. Trois cents kilos de métal pour sceller le secret de cette identité.
Une fois le couvercle posé à la verticale tout au fond, dans la pénombre, ils se rapprochèrent tous du catafalque pour en découvrir le contenu. Qu’espéraient-ils ? Une bière vide ? Une momie égyptienne recouverte d’or ? Un homme en uniforme parfaitement conservé, souriant encore par-delà la mort ?
Aux deux coins, des caméras sur des trépieds enregistraient l’ensemble de la scène. Les têtes penchées à l’intérieur constatèrent toutes en même temps la pauvreté du contenu du trésor : dans des tons ocre et ivoire, ternes, des morceaux de pierre et d’os !
— Vous pouvez procéder, déclara Judioni, après avoir consulté les deux autres officiels du regard.
Mordome se tourna alors vers Mallock, comme si les propos de Judioni n’avaient aucune importance à ses yeux et demanda bien haut à celui-ci :
— Monsieur le commissaire, je suis à votre disposition.
Amusé, Mallock joua le jeu.
— Monsieur le professeur, je vous laisse opérer.
Mordome, en dissimulant un sourire, ouvrit la grande trousse en cuir qu’il avait apportée avec lui. Elle se déplia comme une nappe sur la longue table à tréteaux qui jouxtait le cercueil. Le bruit métallique que firent des instruments en se cognant résonna dans la crypte : pieds à coulisse Granat, compas anthropométriques, maillets, pince de Rowe, gouge, rugine, davier, décolleur, ciseaux de Sims, pinces tire-langue, Halstead, ou champs de Backaus…
Mordome et son assistant commencèrent à prélever dans le tas terreux ce qui ressemblait le plus à des os, ainsi que différents morceaux desséchés, soit de tissu, soit de peau. Puis ils les alignèrent comme à la parade dans un ordre qui ne disait rien à personne sauf à eux. Dans un petit sachet séparé, ils isolèrent ce qui ressemblait à des cheveux.
Dans le silence de la crypte, la voix grave et posée du médecin légiste résonna comme une prière :
— On peut constater la présence d’un nombre très important de pierres, n’ayant rien à voir avec la dépouille. Elles pourraient avoir été mises là pour compenser le poids du cadavre, sans doute incomplet, ou par négligence. Pour en revenir au squelette, le crâne est intact, bien que fissuré à plusieurs endroits, les os principaux des membres inférieurs sont également présents et en relativement bon état, ainsi que quelques vertèbres… Rectification, ou plutôt, précision : le tibia droit a été fracturé.
Mordome se tut quelques secondes, le temps d’observer les deux parties de l’os à la loupe. Lorsqu’il reprit, il avait sa réponse.
— La fracture a été faite ante mortem.
Puis il repartit dans le silence. Pendant vingt minutes, avec l’aide de ses assistants, il continua ainsi son inventaire macabre. L’un d’eux écrasa avec un pilon un morceau d’os, plongea la poudre ainsi obtenue dans un liquide transparent et bloqua l’éprouvette sur une petite centrifugeuse qu’ils avaient apportée avec eux dans l’une des grandes mallettes métalliques. Quelques minutes plus tard, un minuscule imprimé en sortit avec un bruit de papier de calculette électrique. Mordome lut le résultat avant de coller minutieusement le morceau d’imprimé sur l’éprouvette.
C’est à ce moment que l’imprudent Judioni crut bon d’intervenir :
— Vous en avez bientôt terminé, docteur ?
Ce à quoi Mordome répondit sans même daigner se retourner :
— J’aurai terminé quand j’aurai fini. Ne vous inquiétez pas, monsieur le juge, vous vous en rendrez compte. Ce sera le moment où je me retournerai vers vous en vous disant « j’ai fini ». Avant, j’aimerais le silence. Une dernière chose, c’est « professeur », pas « docteur ».
Sans attendre de réaction, Mordome se mit à sortir et à aspirer tout ce qui restait au fond du cercueil. La table, pourtant longue de quatre mètres, était recouverte d’ossements et de pièces informes. Ils tamisèrent alors consciencieusement le contenu de l’aspirateur, puis trièrent les morceaux les plus petits, par ordre de grandeur. Le reste du sac, de couleur sombre, devait être de la terre. Mordome demanda à l’un de ses assistants d’analyser celle-ci avant de recommencer à dicter :
— Le fait de découvrir une telle quantité de terre et de ne retrouver qu’une partie des ossements principaux, ainsi que l’absence même de la plupart des os les plus petits, tend à prouver que nous sommes bien en présence d’un corps qui a été prélevé, de façon très rudimentaire, bien après sa mort. Au moins deux ans après. On peut également affirmer, sans qu’il y ait le moindre doute, que le corps en question a séjourné à même la terre…
Mordome continua ainsi son travail pendant un bon quart d’heure, avant de demander :
— Mallock, tu peux venir voir ?
Il avait oublié le « cher commissaire ». Amédée s’approcha du cercueil.
— J’ai retrouvé l’atlas du corps. La bonne nouvelle, c’est qu’il y a en effet une déformation sur cette vertèbre, peut-être due à la fameuse balle mais, mauvaise nouvelle, on n’a pas le projectile resté dans le cou, et l’axis non plus, d’ailleurs.
Mallock fit la grimace. Ce ne serait pas suffisant pour prétendre avoir une preuve formelle. Le lieutenant Lafitte avait été touché par une balle qui s’était logée entre deux vertèbres, au niveau du cou, l’atlas et l’axis. C’était un fait avéré et enregistré dans les documents médicaux de l’armée. En retrouvant la balle et les deux vertèbres, il aurait tenu sa preuve.
— T’as rien d’autre ? La terre ?
Mordome se tourna vers l’un des assistants qui lui tendit alors deux feuilles de papier tout en lui murmurant : « C’est positif. » Le légiste compara rapidement les deux compositions, celle qui venait d’être faite et celle de référence.
— Là, pas de doute, elle correspond parfaitement à celle que tu m’as fait analyser.
— De quelle terre parlez-vous ? demanda Judioni qui n’avait pas l’intention d’être laissé trop longtemps hors du coup.
— La terre prélevée au fond du puits, lui précisa Mallock. Celle du catafalque est parfaitement identique. On a, par conséquent, une certitude. Le corps de ce soldat provient bien de là.
Judioni blêmit. Ça n’arrangeait pas ses wagons. Lui, en fait, ne voulait qu’une chose : renvoyer Mallock dans ses cordes et enterrer cette histoire abracadabrante.
— Admettons que cela nous donne un lieu de provenance, ça ne nous dit pas que ce macchabée en pièces détachées est votre fameux Jean-François Lafitte. Vous comprendrez bien que, compte tenu de la nature pour le moins étrange de votre théorie, on ne puisse se contenter de cette seule découverte.
Judioni n’avait pas tort, ce serait insuffisant devant un jury. Mallock en avait déjà discuté avec Antone Ceccaldi. Pour semer le doute et tenter de faire avaliser une théorie aussi discutable, fantaisiste, dirait immanquablement la partie civile, qu’une réincarnation, il allait falloir bien plus d’éléments probants que cette seule vertèbre déformée et une analyse de la terre, même si celle-ci prouvait que le cadavre provenait bien du puits, endroit lui-même identifié et trouvé grâce aux seules informations données par Manuel Gemoni. Il faudrait, maintenant, une authentification indiscutable du corps.
Si l’on pouvait prouver que ce cadavre était bien celui du lieutenant Lafitte, alors comment Manuel avait-il pu en deviner l’emplacement dans le puits ? Devant un jury, aussi étrange que cela puisse apparaître à tout un chacun, il ne resterait qu’une seule possibilité : accepter de reconnaître que l’on était devant un cas s’assimilant à un phénomène de réincarnation. Et ça, contrairement à ce que pensait Mallock, ça se plaidait.
Ceccaldi lui avait parlé de précédents en Inde, en Angleterre et en Allemagne, des exemples avérés.
Dans le cas de Manu, même si les jurés refusaient d’admettre l’existence de ce phénomène, ils seraient obligés d’accorder au prévenu le bénéfice du doute. Si l’on ajoutait ensuite à ce bénéfice les circonstances atténuantes liées à l’identité de la victime, on pourrait raisonnablement espérer, sinon un acquittement, du moins une peine légère, et pourquoi pas, compte tenu du manque d’antécédents de Manuel, du sursis. Mais on n’en était pas là.
Pour l’instant, rien ne permettrait de faire un lien entre ce tas d’os et le lieutenant Jean-François Lafitte. Affaire bouclée. Tout le monde remballe ses espoirs, direction la prison pour le frère de Julie. Profitant de son avantage et de l’état visible d’abattement de Mallock, Judioni lança :
— Messieurs, je pense qu’il est temps de refermer la bière et de laisser en paix les restes de celui qui est désormais officiellement le soldat inconnu de la Seconde Guerre mondiale.
Le représentant de l’Élysée ajouta, comme pour clouer le cercueil :
— Je vais en rendre compte au président. Je pense qu’il fera une allocution télévisée dans la semaine pour informer les Français de l’existence de ce soldat et en officialiser la présence en ces lieux.
Mordome s’était fait une raison et avait entrepris, avec l’aide de son assistant, de transvaser les différentes pièces du puzzle dans la bière désormais vide. Par acquit de conscience, il reprenait les morceaux les plus importants et les regardait une dernière fois avant de les poser avec soin, dans le cercueil. Notamment un objet oblong tout craquelé qu’il n’était pas parvenu à identifier et qu’il prit dans sa main et secoua pour tenter d’en deviner le contenu.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Mallock, s’accrochant à ce dernier espoir. Ça ressemble à une bourse.
— Non, désolé, c’est un morceau d’intestin, en fait. La partie la plus rapprochée de l’estomac, le duodénum. C’est sa forme qui m’a d’abord surpris et son poids. Mais ce n’est que ça, malheureusement.
Puis il conclut, pour l’ensemble des personnes présentes :
— J’en ai terminé.
Comme dans un cauchemar, Mallock vit la petite troupe, trop heureuse d’en avoir fini avec cette mission délicate, se diriger vers l’échelle métallique en papotant comme des pies. Ils avaient tous un grand sourire sur le visage. Déjà, ils dégustaient leurs chapons et ouvraient leurs cadeaux, ces salauds. Mallock les aurait bien enfermés à l’intérieur de la crypte pour les priver de réveillon.
Ils firent tous un bon en l’air lorsque Mallock hurla :
— Silence, taisez-vous !
Mordome regarda son ami avec inquiétude. Avait-il perdu la tête ? Judioni fut plus direct.
— Commissaire, reprenez-vous. Il faut savoir échouer dans la vie.
Mais Mallock était calme. Il se tenait comme aux aguets.
— Vous n’entendez rien ?
— Rien, à part vous et vos cris, renchérit le conservateur offusqué.
— Une musique, insista Mallock. Venant du cercueil, je crois.
Surprise par une telle affirmation, toute la troupe se tut pour écouter.
— Il n’y a rien du tout, constata Judioni. Vous divaguez, Mallock !
Plus besoin de donner du monsieur le commissaire à cet individu, avait dû penser Judioni. Mais il était encore loin d’avoir tout vu. Avec un Mallock, il faut toujours être prêt à tout. Mordome le savait, mais il
était loin de s’attendre à ce qui allait se passer devant lui.
Amédée était comme figé dans le silence. L’omniprésence de l’ambre tout au long de l’enquête ne pouvait être fortuite. L’ambre avait toujours des choses à révéler. Par qui ces insectes, pilotes involontaires, avaient-ils été enrôlés ? Pourquoi les avoir envoyés ainsi vers le futur dans leurs microscopiques capsules de sève ? Pour quel message ? Figées en une goutte de pensée et de sang, les âmes aussi ne pouvaient-elles pas jouer les voyageurs immobiles ? Dans le puits, il y avait des milliers d’hirondelles, dans la fiole d’ambre, de l’ayahuasca, dans la terre, une croix, dans l’esprit de Manu, un autre homme, et dans…
Mallock se précipita vers le cercueil et se mit à remuer avec ses grandes mains les divers ossements. Les officiels, interdits, le regardaient avec cette expression que l’on prend lorsqu’un homme perd la tête. Un mélange de réprobation et de commisération.
Commisération pour le commissaire : ça sonnait comme un titre de polar.
Soudain, Mallock s’arrêta et leva son bras droit en l’air avec, sur le visage, un sourire de victoire. Il avait retrouvé l’espèce de bourse qui avait intrigué un temps Mordome.
Il posa précautionneusement l’objet sur la table, l’observa de très près, se redressa, se saisit d’un marteau et, d’un coup sec, fracassa le bout d’intestin.
Stupeur de l’aréopage.
Mallock, sans se soucier de personne, soufflait maintenant sur sa découverte et l’époussetait avec un pinceau. Lorsqu’il se retourna enfin vers la petite troupe, une musique envahit la crypte. Moment magique, des notes se mirent à ricocher sur la pierre, comme l’auraient fait les perles d’un collier tombant sur le pavé.
Preuve ultime que les délires de Manuel Gemoni n’en étaient pas, entre les mains de Mallock, entre son pouce et son index, un pendentif en forme de cœur, entrouvert sur deux portraits jaunis, jouait la troisième
Gnossienne d’Erik Satie !