Samedi 4 janvier
L’église de la Madeleine avait changé de religion. Dressée au bout de la rue Royale, drapée dans ses couches de neige, elle ressemblait à une gigantesque tente berbère. Mallock, Julie, Jules et une demi-douzaine d’uniformes s’étaient garés au mieux sur ce qui restait du petit renfoncement, au coin du boulevard Malesherbes et de la place de la Madeleine. Kiko, revêtue d’une doudoune rouge, les attendait au bas de l’immeuble.
— Il est juste au-dessus de chez nous.
— Vous n’êtes pas au dernier étage ?
— Si, mais monsieur Wrochet habite sous les combles. Il est locataire d’un appartement qui rassemble plusieurs chambres de bonne.
— On doit monter à pied ? interrogea le dos inquiet d’Amédée.
— Non, non, il y a un autre ascenseur qui va jusqu’en haut. Dans son état, il n’aurait jamais pu.
— Il marche mal ?
— Plusieurs crises cardiaques, je crois. Il est pratiquement tout le temps en chaise, et se fait tout livrer.
Manuel et moi lui avons plusieurs fois proposé de lui faire des courses.
Arrivé devant la porte principale de l’appartement du suspect, Mallock sonna. Puis frappa, avant de se résoudre à hurler :
— Police, nous avons un mandat d’amener. Ouvrez, monsieur Wrochet !
Puis, comme il n’avait pas envie d’attendre, Amédée enfonça la porte. Il s’en était chargé parce qu’il avait le bon gabarit. Mais aussi parce qu’il en avait terriblement envie. Ça détend son homme, une porte qui vole en éclats, surtout quand on est dans l’état où il était.
Généralement, les vieux, on les retrouvait morts paisiblement dans leur lit ou près de la porte d’entrée, affalé là dans un dernier effort pour aller chercher du secours, ou bien par courtoisie, pour prévenir leurs voisins qu’ils étaient morts. Là, comme dans toute cette histoire, ce serait bien différent.
L’appartement du vieux Gavroche était dans un état de grand encombrement. Des piles de livres s’élevaient un peu partout. Des plans, des photos, des souvenirs de guerre dans ce qui semblait être l’entrée et le salon. Après la cuisine, équipée de deux congélateurs et surchargée de boîtes de conserves, la troisième pièce était relativement bien rangée. Au centre, un grand bureau, très médical, et un canapé. C’était certainement là que Wrochet avait soigné les migraines de Manu. La salle de bains, qui jouxtait le bureau, était entièrement aménagée pour qu’une personne invalide puisse se débrouiller toute seule. Il ne restait plus qu’une porte tout au fond, sans doute la chambre. Mallock hésita à sortir son arme.
Il préféra réitérer son appel :
— Police, nous avons un mandat d’amener. Ouvrez, monsieur Wrochet !
Puis, après une minute de silence, il lança :
— S’il vous plaît, Gavroche !
Il tenta alors de tourner la poignée. Tout était bloqué.
Entre-temps, un serrurier du 36 était arrivé.
— Allez-y, ouvrez-moi ça, lui demanda un Amédée qui commençait à s’énerver.
Ça n’avait aucun sens à son âge de vouloir ainsi se barricader. Et puis, ça ne correspondait surtout pas à l’image qu’il s’était faite de l’ami du lieutenant Lafitte.
Après quelques grognements, le serrurier se retourna vers Mallock.
— Bizarre, commissaire, la serrure n’est pas fermée. C’est autre chose qui bloque l’entrée.
Amédée soupira, recula et fonça contre la porte. Celle-ci éclata littéralement et Mallock s’étala dans la chambre de Gaston Wrochet. Ou plutôt, dans un énorme amas de neige.
Sous les toits, la chambre, qui se situait pile à l’angle du boulevard Malesherbes et de la place de la Madeleine, était en forme de triangle. Le grand vasistas de droite étant cassé, le vent traversait la pièce, la remplissant au passage de glace, de flocons et de pigeons morts. Une chambre figée de froid avec un lit au centre, recouvert de draps de neige, et juste un bras aux doigts tordus, émergeant de ce linceul de marbre éphémère. Ni la faute à Rousseau, ni la faute à Voltaire, la main de Gavroche accusait l’hiver.
— Suicide ? demanda Jules à Mallock.
— Ou accident, répondit-il.
— C’est incroyable, ajouta Julie qui les avait rejoints à l’intérieur.
Mallock s’approcha de la table de chevet et, de la main, essaya de dégager la neige.
— En tout cas, ça ne date pas d’hier. Il y a plusieurs couches accumulées, et de la glace dessous.
Puis, par acquit de conscience, et parce qu’il fallait bien que quelqu’un le fasse, il décida de dégager l’endroit où devait se trouver la tête du pauvre Gaston. Il mit plus de dix minutes à racler la couche de neige. Il finit par demander qu’on lui amène un peu d’eau chaude. En la faisant prudemment couler, il vit peu à peu apparaître le visage de Gaston Wrochet, le Gavroche du lieutenant Jean-François Lafitte. C’était un beau visage, marqué de rides et d’anciennes tristesses avec, incroyablement lumineux sous quelques centimètres de glace transparente, deux iris violets.
Plus de Gavroche, plus de témoin et peut-être plus d’histoire. Julie, que Mallock avait briefée en se rendant de chez Léon à l’appartement, l’avait regardé avec appréhension.
— Il ne nous reste plus qu’à trouver un dossier ou une lettre, avait répondu Amédée à son interrogation muette. Sinon, on est mal.
— On a quand même assez d’éléments probants. Avec les témoignages de…
— Ne perds pas ton temps. Ce n’est pas moi qu’il va falloir convaincre. Un dossier, une lettre, une photo… tout est bon à prendre. Mais avec ce bordel !
Julie avait compris le message, et elle s’était mise à fouiller, pleine d’espoir.
Au bout de deux heures, ils s’étaient retrouvés tous les trois autour de leur tableau de chasse. Rien, ou presque rien, d’intéressant. Bien sûr, il y avait ses papiers, quelques photos, notamment deux le représentant en compagnie du général, mais pas de confession, pas de journal intime, pas la moindre lettre. Plus par habitude qu’autre chose, Mallock était alors retourné examiner le cadavre que l’on avait commencé à dégager de sa gangue de glace.
Ses yeux violets, grands ouverts, semblaient vouloir transpercer le plafond.
Quel regard, songea Mallock à nouveau, avant de se pencher sur le corps. Un rapide examen incrimina le cœur. À en juger par son rictus et sa main droite crispée comme une griffe de rapace sur le torse. Quant au jour de la mort, ce ne serait pas évident de le fixer. Ça ne datait pas d’hier. Deux ou trois semaines ? Le corps était momifié par le froid. Les os du visage saillaient, les lèvres, en gelant, avaient mis à découvert les dents. Gavroche semblait ricaner du mystère qu’il laissait derrière lui.
Jules et Julie l’avaient rejoint. Julie ne put s’empêcher d’insulter la dépouille :
— Cette vieille ordure n’a rien laissé. On ne saura jamais comment il s’y est pris. Qu’est-ce qu’il a fait à Manu ? Putain de vieillard !
Mallock préféra ne rien répondre. Il comprenait la frustration de la jeune femme. Lui, il continuait à regarder la main serrée du fameux Gavroche, comme si elle allait s’ouvrir sur la vérité. Puis la gauche, qu’ils avaient aperçue en premier sortant du lit. Encore une fois, il avait la certitude qu’il y avait quelque chose à comprendre, un signe à décoder.
Il repartit alors dans le salon pour se remettre à fouiller. Derrière une antique chaîne hi-fi, plusieurs cassettes audio étaient empilées. Il en prit une au hasard et la glissa dans le lecteur. Dans la grande pièce, la voix chevrotante d’un vieillard se mit à raconter une histoire, celle de sa vie.
— Comment vous avez su ? demanda Jules.
— Ses doigts. Va jeter un coup d’œil. Ils sont déformés par l’arthrite. Il ne devait plus pouvoir écrire. Alors j’ai pensé que, peut-être…
Oubliant la hiérarchie, Julie plaqua un bruyant baiser sur la joue mal rasée de son commissaire.