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La troisième cassette, « LA MISSION », commençait par le récit de la nuit de mai 44. « Il a tout fait pour que je ne vienne pas. Il n’arrêtait pas de me dire que j’étais bien trop jeune pour mourir. Parce que c’était bien, à ses yeux, une expédition suicide. » Le vieil homme décrivait par le détail toutes les combines qu’il avait employées pour parvenir à monter à bord de l’avion. Puis, il en venait au saut. « En pleine obscurité et à mille mètres du sol, quand on sent son parachute se mettre en torche, on sait que c’est cuit et on fait sa dernière prière. » Mais Gavroche avait eu de la chance. Même ainsi, son parachute avait suffisamment ralenti sa chute pour qu’il survive à un atterrissage mouvementé sur un arbre. Il y était resté six heures, coincé entre deux branches, à se demander qui allait le retrouver en premier, un Français ou un Boche ? Par chance, c’était à lui que l’on avait confié Lord de Gaulle, et le pigeon et lui s’étaient tenus un peu chaud en attendant d’être décrochés. Il racontait dans la cassette ses longs dialogues avec l’oiseau. Bien entendu, il faisait les questions et les réponses, c’était drôle et émouvant. Chanceux, il avait été découvert par un groupe de résistants. Dès le lendemain, il avait entendu parler de deux opérations de sabotage perpétrées avec succès la veille, et il avait reconnu le style de son lieutenant. Seul, malgré les conseils de ses nouveaux amis, Gavroche avait alors décidé de tenter de rejoindre son groupe. Il s’était dirigé vers le troisième endroit de regroupement, Biellanie 3, où il pensait avoir des chances de retrouver son peloton.
Sans laisser passer le moindre détail, Gavroche témoignait alors de toutes les exactions du groupe de SS Gesamtterror. Il fallait que tout le monde sache ce qui s’était passé dans cette clairière. Pour lui, ce fut une révélation, la nature hurlante et grenat de la barbarie, son cri effarant, son caractère infini. Un pouvoir insoupçonné de l’humanité. Capacité cachée aux simples mortels. Énucléer un homme vivant comme on goberait un œuf, écouter ses râles comme on se délecte d’une symphonie, vider son prochain jusqu’à son dernier cri comme on le ferait d’un poisson. Il ne s’en était jamais remis. De ce qu’il avait découvert, mais aussi de son impuissance à intervenir. Il était resté perché ainsi pendant toute la journée suivante. « Je me suis demandé si je ne devais pas m’accrocher à une branche et en terminer avec la vie. Un morceau de corde de parachute, un dernier saut et hop, plus de Gavroche. Trois jours se sont écoulés avant que je me résolve à reposer mes pieds sur cette terre, une planète que les nazis avaient à jamais souillée ; j’ai ressenti une honte terrible. C’est pour cela que je n’ai jamais repris contact avec mes anciens camarades. Je préférais que l’on me crût mort au champ d’honneur. » Il ajouta, des sanglots dans la voix : « Mon plus grand regret, et remords également, fut de ne pas revoir Marie Dutin, la fiancée de mon lieutenant. Je crois qu’avec elle, j’aurais pu vraiment pleurer notre Jean. Mais voilà, quand on est mort, c’est pour tout le monde. »

 

 

Ce n’est qu’à partir de la septième cassette, la sixième racontant sa vie de guérisseur et de professeur, qu’il abordait enfin sa rencontre avec Manuel Gemoni et levait enfin le coin du voile. « Je ne suis pas prêt d’oublier ma rencontre avec Manuel. À partir de ce jour, j’ai perdu la paix de l’âme et la santé du corps. » On l’entendait alors se moucher bruyamment dans le micro, sans prendre la peine de s’arrêter. « Il est apparu devant moi, comme la statue du commandeur devant Dom Juan. Ça s’est passé au Palais des Congrès, il y a maintenant un peu plus de trois ans. Cet homme était le portrait craché de mon lieutenant, son jumeau, son clone… sa réincarnation. Mon cœur avait toujours été mon point faible et j’avais déjà eu une petite attaque, mais là, ça a été bien plus grave. Lui ne s’est rendu compte de rien. Il a continué sa route sans même me voir. Moi, je me suis senti mal et j’ai cru qu’en m’asseyant deux minutes, ça irait mieux. » Pour cette même raison, avant d’être abattu, Krinkel avait cru reconnaître Gemoni. Lui aussi avait été persuadé qu’il s’agissait du lieutenant Lafitte qu’il avait torturé soixante ans plus tôt. Tout était soudain si évident. « Cette deuxième attaque a bien failli me faire rejoindre enfin mon lieutenant, si tant est que je mérite moi aussi le paradis. » Le vieil homme expliquait alors, par le détail, à quel point cette attaque l’avait diminué physiquement. Peu après, il avait décidé de s’installer à Paris pour ne pas avoir à trop se déplacer. Puis il y avait eu une nouvelle coïncidence. Un appartement s’était libéré dans l’immeuble de Gemoni. « L’étage au-dessus. Tout en haut, une belle surface dans les combles. Exactement ce que je recherchais. Et puis, le premier choc passé, je me suis rendu compte que j’avais envie de le revoir. Alors j’ai décidé d’emménager. Comme quoi le destin n’est pas le seul coupable, on lui donne souvent un coup de main. »
Le vieil homme continuait sa confession : « En cinq petites séances d’hypnose, plus quelques médications appropriées, je suis parvenu à le conditionner parfaitement, le programmer en quelque sorte. Il ne me restait plus qu’à en faire l’expérience. Je lui ai donc passé la cassette sur laquelle j’avais enregistré le reportage. Et là, j’ai été surpris. Il a réagi encore plus violemment que je le pensais. Je n’ai même pas eu besoin de lui donner les indices que j’avais récoltés. J’avais programmé une ou deux séances, pour après, mais ça n’a pas été nécessaire. Je veux croire que les horreurs dont j’avais été témoin, et que j’avais décrites en détail à Manuel, l’ont convaincu d’agir. À ce propos, qu’il soit bien noté que la théorie qui voudrait que l’on ne puisse pas faire faire à quelqu’un, sous hypnose, quelque chose qu’il ne ferait pas en temps normal est erronée. L’hypnose est bien plus puissante que ce que l’on peut imaginer. Outre ma pratique, je m’en réfère aux expériences d’Hippolyte Bernheim, connues de Freud, et qui se sont déroulées à l’hôpital Saint-Charles de Nancy. En substance, le meurtre d’une malheureuse porte, désignée comme homme dangereux à un patient sous hypnose. Assassinat perpétré à l’aide d’un coupe-papier. Ainsi que le faux procès qui s’ensuivit et la manipulation des aveux obtenus par Bernheim, par simple suggestion. » Le vieil homme se mouchait encore une fois, puis on entendait le bruit d’un vaporisateur, sans doute un médicament. « Là où je n’ai aucune excuse, c’est que j’ai mis sa vie en péril. Il aurait pu être abattu. Mais je l’ai déjà dit, j’étais devenu fou. Maintenant, je vais pouvoir redresser les torts que j’ai causés et mettre fin à cette mascarade. Dès demain matin, j’appellerai la police et ma petite voisine pour tout leur expliquer. J’ai conscience des souffrances que j’ai causées à toute la famille et aux amis de Manuel, mais je m’en veux encore plus de l’avoir utilisé, lâchement, comme une arme. Je n’ai pas d’autres excuses que ma haine pour Krinkel. » Ainsi se terminaient les confessions de Gavroche.