Dimanche 12 janvier
Mallock était revenu chez Wrochet le lendemain pour classer le tout et écouter. Rapidement, le déroulement des faits lui était apparu avec sa logique propre, étrange mais évidente, presque simple.
Gaston Wrochet y racontait une histoire d’amitié et de bravoure. De sa voix tremblante, il faisait revivre le lieutenant Jean-François Lafitte : « On formait une sacrée paire, lui, avec ses grands yeux noirs et moi, avec mon regard de sorcier. »
Loin du personnage sérieux et monolithique que Mallock s’était imaginé, Jean-François y apparaissait plein d’humour et de fantaisie. Il jouait du piano, dessinait merveilleusement et, du haut de son mètre soixante, attirait comme un phare tous les jeunes qu’il rencontrait. Les filles aussi. Ingénieur, il avait été reçu à Saumur et bombardé lieutenant après une formation éclair de trois mois. C’est durant cette période que Gaston avait fait sa connaissance, « la grande chance et le grand malheur de ma vie ». Son lieutenant l’avait pris sous son aile, peut-être parce que Gavroche était bien le plus paumé de la division, ou parce qu’il était pupille
de la nation et qu’il était seul dans la vie. Pour un Jean-François Lafitte aussi entouré d’amour, c’était apparu comme très cruel. Bien plus qu’à Gavroche qui, d’après ce qu’il disait dans ses confessions, n’en souffrait pas vraiment : « Vous savez, j’avais toujours été seul, alors… » Le lieutenant, il était toujours là pour tous et chacun. Et l’air de rien. Il était… comment dire… dans la légèreté. « On a tous eu très peur lorsqu’il a été blessé. » Une balle était venue se loger dans son cou. Il risquait la paralysie mais ça ne semblait pas l’affecter. Il avait simplement mis ce qu’il appelait sa rustine : une écharpe en soie blanche. « Comment oublier un tel homme ? »
La première cassette s’arrêtait là.
En fait, elles n’étaient pas toutes pleines, et aucune d’entre elles n’était enregistrée des deux côtés. Gaston devait trouver ça compliqué. Pour mieux s’y retrouver, d’une belle écriture à l’ancienne, il avait inscrit le contenu sur chacun des cartons prévus à cet usage. Sur la première, en titre, il avait écrit : « Ma rencontre avec le lieutenant LAFITTE. »
Dans la seconde, « Mars 1940/Mars1944 », le vieil homme racontait toutes les anecdotes de la période militaire. Notamment les trois mois d’entraînement avant le parachutage. Son baptême également. « C’est mon lieutenant qui a raccourci Gaston Wrochet en Gavroche. Une évidence quand on y repense, mais c’est lui qui a eu assez de gentillesse dans le regard pour m’appeler ainsi. J’étais le jeunot du groupe et j’avais un accent à couper au couteau. À partir de cet instant, tout le monde m’a appelé Gavroche, même les British. »
La troisième cassette, « LA MISSION », commençait par le récit de la nuit de mai 44. « Il a tout fait pour que je ne vienne pas. Il n’arrêtait pas de me dire que j’étais bien trop jeune pour mourir. Parce que c’était bien, à ses yeux, une expédition suicide. » Le vieil
homme décrivait par le détail toutes les combines qu’il avait employées pour parvenir à monter à bord de l’avion. Puis, il en venait au saut. « En pleine obscurité et à mille mètres du sol, quand on sent son parachute se mettre en torche, on sait que c’est cuit et on fait sa dernière prière. » Mais Gavroche avait eu de la chance. Même ainsi, son parachute avait suffisamment ralenti sa chute pour qu’il survive à un atterrissage mouvementé sur un arbre. Il y était resté six heures, coincé entre deux branches, à se demander qui allait le retrouver en premier, un Français ou un Boche ? Par chance, c’était à lui que l’on avait confié Lord de Gaulle, et le pigeon et lui s’étaient tenus un peu chaud en attendant d’être décrochés. Il racontait dans la cassette ses longs dialogues avec l’oiseau. Bien entendu, il faisait les questions et les réponses, c’était drôle et émouvant. Chanceux, il avait été découvert par un groupe de résistants. Dès le lendemain, il avait entendu parler de deux opérations de sabotage perpétrées avec succès la veille, et il avait reconnu le style de son lieutenant. Seul, malgré les conseils de ses nouveaux amis, Gavroche avait alors décidé de tenter de rejoindre son groupe. Il s’était dirigé vers le troisième endroit de regroupement, Biellanie 3, où il pensait avoir des chances de retrouver son peloton.
À partir de ce moment, c’était la voix entrecoupée de sanglots qu’il racontait la fameuse nuit. Sans doute d’ailleurs avait-il essayé plusieurs fois, mais l’émotion avait été trop forte. Sa voix était cassée, enrouée, tremblante. Le simple soldat Wrochet avait assisté à tous les actes de violence du commando Krinkel, caché tout en haut d’un arbre, tout autant bouleversé par la souffrance de ses amis que terrifié à l’idée d’être repéré par l’un des chiens. Notamment à cause de son pigeon. Alors il s’était décidé à le relâcher, après avoir rédigé le message informant les Alliés de l’échec de leur dernière attaque : « Mission Saint-Jean compromised ».
Lord de Gaulle s’était envolé en passant au-dessus de la clairière et du puits, là où le lieutenant Jean-François Lafitte était en train de se faire torturer. Gavroche était certain qu’il avait dû apercevoir et même reconnaître le pigeon.
Sans laisser passer le moindre détail, Gavroche témoignait alors de toutes les exactions du groupe de SS Gesamtterror. Il fallait que tout le monde sache ce qui s’était passé dans cette clairière. Pour lui, ce fut une révélation, la nature hurlante et grenat de la barbarie, son cri effarant, son caractère infini. Un pouvoir insoupçonné de l’humanité. Capacité cachée aux simples mortels. Énucléer un homme vivant comme on goberait un œuf, écouter ses râles comme on se délecte d’une symphonie, vider son prochain jusqu’à son dernier cri comme on le ferait d’un poisson. Il ne s’en était jamais remis. De ce qu’il avait découvert, mais aussi de son impuissance à intervenir. Il était resté perché ainsi pendant toute la journée suivante. « Je me suis demandé si je ne devais pas m’accrocher à une branche et en terminer avec la vie. Un morceau de corde de parachute, un dernier saut et hop, plus de Gavroche. Trois jours se sont écoulés avant que je me résolve à reposer mes pieds sur cette terre, une planète que les nazis avaient à jamais souillée ; j’ai ressenti une honte terrible. C’est pour cela que je n’ai jamais repris contact avec mes anciens camarades. Je préférais que l’on me crût mort au champ d’honneur. » Il ajouta, des sanglots dans la voix : « Mon plus grand regret, et remords également, fut de ne pas revoir Marie Dutin, la fiancée de mon lieutenant. Je crois qu’avec elle, j’aurais pu vraiment pleurer notre Jean. Mais voilà, quand on est mort, c’est pour tout le monde. »
Dans une autre cassette, il racontait son retour. Sur la couverture, il avait inscrit : « MPF 45/46 ». Par un heureux concours de circonstances, Gaston Wrochet était devenu l’un des aides de camp du général de
Gaulle dès son retour en France. Et lorsque le général avait demandé un volontaire parmi ses proches pour trouver et choisir celui qui deviendrait le soldat inconnu de la Seconde Guerre, Gaston n’avait pas hésité. Dans le plus grand secret, avec deux autres anciens, ils étaient allés eux-mêmes déterrer leur lieutenant au fond du puits, y laissant la croix réglementaire que Gavroche avait décorée de feuilles de bronze aux extrémités. Puis, pour être certain que son lieutenant serait le soldat choisi et honoré, il avait séparé les restes en trois parties, complétant avec des pierres pour le poids. Quel que soit le cercueil tiré au sort, son ami serait l’élu.
À l’époque, ça lui était apparu comme important. Plus même : vital !
Il avait d’abord pensé qu’il faisait ça pour son lieutenant, puis il avait compris que c’était un acte désespéré pour tenter de se racheter. Il s’en voulait de ne pas être descendu de son arbre et, dans un baroud d’honneur, de s’être fait massacrer à son tour, en venant en aide à ses amis. Il oubliait que ses amis étaient déjà morts et son lieutenant à l’agonie.
La culpabilité n’est pas une science exacte.
Mais son plan extravagant avait fonctionné, et Gavroche avait ressenti la présence de son lieutenant sous l’Arc de triomphe comme une consolation. Il ne savait pas exactement de quoi : sa mort, sa torture, sa disparition, son absence ? Un peu de tout ça, sans doute.
Revenu à la vie civile, il avait ouvert un cabinet de neuropsychiatrie spécialisé dans l’hypnose. L’intensité de son regard, même si certains prétendaient que ça n’avait aucune importance, lui conférait aura et crédibilité. En fait, ses capacités hypnotiques se révélèrent bien supérieures à celle de ses collègues. Malgré cet atout, vite connu et reconnu, il continua cependant à
étudier d’autres techniques de guérison et à pratiquer son art dans différents pays. Il ne faisait payer que ceux qui le pouvaient. L’important, pour lui, c’était d’intervenir, de redonner l’espoir et surtout de calmer les souffrances du corps. Ce dernier point était une obsession chez lui et, si tout le monde l’admirait pour ça, lui, il savait parfaitement bien d’où cette vocation provenait, de ce qu’il appelait parfois « son péché originel ». Dans cette cinquième cassette, Gaston Wrochet s’étendait sur ses méthodes et ses expériences, son art et les médications qui l’accompagnaient. On sentait qu’il avait encore besoin de transmettre, comme s’il avait peur d’emporter avec lui un détail qui aurait pu permettre d’éviter une souffrance à quelqu’un.
Ce n’est qu’à partir de la septième cassette, la sixième racontant sa vie de guérisseur et de professeur, qu’il abordait enfin sa rencontre avec Manuel Gemoni et levait enfin le coin du voile. « Je ne suis pas prêt d’oublier ma rencontre avec Manuel. À partir de ce jour, j’ai perdu la paix de l’âme et la santé du corps. » On l’entendait alors se moucher bruyamment dans le micro, sans prendre la peine de s’arrêter. « Il est apparu devant moi, comme la statue du commandeur devant Dom Juan. Ça s’est passé au Palais des Congrès, il y a maintenant un peu plus de trois ans. Cet homme était le portrait craché de mon lieutenant, son jumeau, son clone… sa réincarnation. Mon cœur avait toujours été mon point faible et j’avais déjà eu une petite attaque, mais là, ça a été bien plus grave. Lui ne s’est rendu compte de rien. Il a continué sa route sans même me voir. Moi, je me suis senti mal et j’ai cru qu’en m’asseyant deux minutes, ça irait mieux. » Pour cette même raison, avant d’être abattu, Krinkel avait cru reconnaître Gemoni. Lui aussi avait été persuadé qu’il s’agissait du lieutenant Lafitte qu’il avait torturé soixante ans plus tôt. Tout était soudain si
évident. « Cette deuxième attaque a bien failli me faire rejoindre enfin mon lieutenant, si tant est que je mérite moi aussi le paradis. » Le vieil homme expliquait alors, par le détail, à quel point cette attaque l’avait diminué physiquement. Peu après, il avait décidé de s’installer à Paris pour ne pas avoir à trop se déplacer. Puis il y avait eu une nouvelle coïncidence. Un appartement s’était libéré dans l’immeuble de Gemoni. « L’étage au-dessus. Tout en haut, une belle surface dans les combles. Exactement ce que je recherchais. Et puis, le premier choc passé, je me suis rendu compte que j’avais envie de le revoir. Alors j’ai décidé d’emménager. Comme quoi le destin n’est pas le seul coupable, on lui donne souvent un coup de main. »
Juste après cette phrase, on discernait la sonnerie du téléphone et on devinait que le vieil homme faisait de son mieux pour décrocher. Puis on l’entendait parler au loin jusqu’à la fin de la bande. Il ne s’en était pas rendu compte puisque la suite de son récit se retrouvait au début d’une neuvième cassette, la huitième ne contenant que des conseils et recommandations à l’attention de ses élèves.
Dans la cassette numéro neuf, il racontait la première diffusion du reportage sur Saint-Domingue. L’apparition de Klaus par deux fois dans le film. « Là, j’ai vraiment failli claquer. Je ne sais pas comment mon cœur a résisté mais ma tête en a pris un coup. Ma haine pour cet homme m’a rendu fou. Cette ordure n’était pas morte ! Ce n’était pas possible. C’était insoutenable. J’ai soudain vu en Manuel le doigt du destin. C’était mon dieu ou mon lieutenant qui l’avait mis sur ma route. Je me suis même dit qu’il me donnait ainsi une chance de me racheter, de tuer l’ordure. Comme j’aurais dû le faire en 44, en me jetant de mon arbre pour lui déchirer la gorge avec les dents. Mais j’étais trop vieux désormais, et mon accident cardiaque m’interdisait le moindre projet. Alors,
tout m’est apparu simple, évident, comme si ça avait été écrit. Ironie de l’histoire, une de plus : la veille de cette diffusion, ma jeune et jolie voisine japonaise, la femme de Gemoni, m’avait croisé et m’avait demandé si je pouvais faire quelque chose pour soigner les terribles migraines de son mari. Elle avait lu un article sur la technique que j’employais. C’est elle-même, en fait, qui m’a demandé d’hypnotiser Manuel ! »
C’est pour cela qu’il avait été si réceptif aux séances, pensa Mallock.
« Imaginez ! Envoyer le parfait jumeau de mon lieutenant assassiner celui qui l’avait torturé et tué. C’était écrit. Je n’avais aucune chance de convaincre le gentil Manuel et je n’ai même pas essayé. Mes yeux et mes capacités d’hypnotiseur, pour moi, tout cela faisait partie d’un plan, un grand dessein, un incroyable puzzle qui venait de se reconstituer devant moi, pour moi et pour mon lieutenant. J’étais fou, sans doute, possédé par la haine, mais je ne regrette rien, maintenant que je sais que Manuel a pu revenir vivant. Dès que j’aurai terminé ces enregistrements, j’irai me rendre à la police. » Il y avait alors un petit rire bizarre, presque enfantin : « Je crois que le commissaire chargé de l’affaire va avoir la surprise de sa vie, lorsque je lui raconterai toute l’histoire ! »
Mallock sourit, pas rancunier. Il savait qu’il avait gagné, mais d’extrême justesse. S’il n’était pas parvenu aux bonnes conclusions, grâce à son Bob, il ne serait pas arrivé ici, à présent. Certes, on aurait certainement fini par trouver le cadavre d’un certain Gaston Wrochet, mort de froid dans sa chambre, mais personne n’aurait fait le rapprochement avec l’affaire Gemoni. Tous ses effets et les précieuses cassettes auraient fini à la poubelle. Et Manu, en prison.
Le vieil homme continuait sa confession : « En cinq petites séances d’hypnose, plus quelques médications
appropriées, je suis parvenu à le conditionner parfaitement, le programmer en quelque sorte. Il ne me restait plus qu’à en faire l’expérience. Je lui ai donc passé la cassette sur laquelle j’avais enregistré le reportage. Et là, j’ai été surpris. Il a réagi encore plus violemment que je le pensais. Je n’ai même pas eu besoin de lui donner les indices que j’avais récoltés. J’avais programmé une ou deux séances, pour après, mais ça n’a pas été nécessaire. Je veux croire que les horreurs dont j’avais été témoin, et que j’avais décrites en détail à Manuel, l’ont convaincu d’agir. À ce propos, qu’il soit bien noté que la théorie qui voudrait que l’on ne puisse pas faire faire à quelqu’un, sous hypnose, quelque chose qu’il ne ferait pas en temps normal est erronée. L’hypnose est bien plus puissante que ce que l’on peut imaginer. Outre ma pratique, je m’en réfère aux expériences d’Hippolyte Bernheim, connues de Freud, et qui se sont déroulées à l’hôpital Saint-Charles de Nancy. En substance, le meurtre d’une malheureuse porte, désignée comme homme dangereux à un patient sous hypnose. Assassinat perpétré à l’aide d’un coupe-papier. Ainsi que le faux procès qui s’ensuivit et la manipulation des aveux obtenus par Bernheim, par simple suggestion. » Le vieil homme se mouchait encore une fois, puis on entendait le bruit d’un vaporisateur, sans doute un médicament. « Là où je n’ai aucune excuse, c’est que j’ai mis sa vie en péril. Il aurait pu être abattu. Mais je l’ai déjà dit, j’étais devenu fou. Maintenant, je vais pouvoir redresser les torts que j’ai causés et mettre fin à cette mascarade. Dès demain matin, j’appellerai la police et ma petite voisine pour tout leur expliquer. J’ai conscience des souffrances que j’ai causées à toute la famille et aux amis de Manuel, mais je m’en veux encore plus de l’avoir utilisé, lâchement, comme une arme. Je n’ai pas d’autres excuses que ma haine pour
Krinkel. » Ainsi se terminaient les confessions de Gavroche.
En regardant la dernière inscription sur la couverture de la neuvième cassette, Amédée lut : « FIN : 4 décembre, 1 heure du matin ». À cette date, Manuel venait d’être incarcéré. Mallock se souvint alors de la tempête qui avait ravagé la capitale dans la nuit du 3 au 4 décembre. Celle qui avait mis à mal la verrière de sa voisine et le beau sapin préparé par sa gardienne.
Ça faisait donc un mois que monsieur le capitaine Wrochet, Gavroche, était mort, d’un arrêt cardiaque causé par le froid, la veille du jour où il comptait se rendre à la police. S’il l’avait fait, il aurait épargné à tout le monde beaucoup de souffrances et d’interrogations. Si cette vitre ne s’était pas brisée, il n’y aurait pas eu d’énigme, d’attaque de chiens, de fiole en ambre, de croix enterrées, de cœur en or qui chante encore, de chars romains sur la digue de Saint-Aubin, d’arc et de triomphe, de puits des hirondelles…
Mallock pensa, en se promettant de ne jamais l’avouer, que, somme toute, c’eut été dommage !
Il était 19 heures.
Pendant qu’il écoutait la dernière cassette, le noir et le froid avaient envahi l’appartement de Gavroche. Le corps encore gelé du capitaine avait été emporté par les services de la morgue. En se levant pour quitter l’appartement de l’hypnotiseur, Mallock jeta un œil par la fenêtre du couloir. Dehors, la nuit était bien là. L’obscurité comme une maladie, une malédiction. Et s’il n’y avait plus jamais de soleil ?
Parfois, le commissaire Amédée Mallock doutait de tout.
Même de l’aube.