Aéroport de Saint-Domingue, 8 h 30, heure locale
Hormis la moiteur, le bruit, un temps grisâtre et des odeurs trop fortes, l’arrivée à Saint-Domingue ne fut pas si pénible que ça, même pour un Mallock.
Dans la salle principale de l’aéroport, les autorités avaient fait construire une dizaine de guérites rose saumon, numérotées en jaune. Une heureuse initiative – le principe, pas la couleur – qui aurait été suffisante pour juguler le flux de touristes blancs et d’hommes d’affaires marron, si seulement, respectant en cela la solidarité internationale de l’incurie publique, elles n’avaient pris la décision de n’ouvrir qu’un seul de ces très jolis guichets.
Les arrivants épuisés se retrouvaient donc dans l’obligation d’emprunter l’entonnoir ainsi formé, afin de se procurer la sacro-sainte tarjeta del turista, tout en volutes typographiques, tampons dorés et filigranes royaux.
Une fois le précieux papier en main, tous les « chacun pour soi » s’égaillaient alors pour tenter de prendre possession de l’un des rares endroits pourvus d’une tablette, afin de remplir ledit formulaire.
Encore fallait-il que le « tout un chacun » soit l’heureux propriétaire d’un stylo. Il ne lui restait plus alors, en gardant un œil paranoïaque sur ses bagages, à appuyer assez sur ce truc officiel, rapport à la qualité, fort tropicale, du carbone.
Heureusement pour Mallock, le commandant Juan Luis Jiménez et son adjoint, el capitan Ramón Cabral, avaient été chargés d’accueillir el comandante commissaire de Paris. Des instructions avaient été données aux deux responsables de la police locale pour qu’ils lui évitent tout tracas et le réceptionnent chaleureusement. Le terme était d’autant mieux choisi que Mallock avait gardé sur lui l’un de ses éternels costumes, avec cravate, chaussettes assorties et gros godillots de cuir. Il se rendit compte de l’importance que les autorités lui accordaient au simple fait qu’aucun des deux fonctionnaires ne se permit le moindre regard amusé sur sa tenue pour le moins inadaptée.
Rangées régulières de dents blanches sous paires de moustaches noires, ils prirent son passeport et, sans lui demander les dix dollars de taxe d’entrée, partirent s’occuper de son cas :
— Stay, nous occupons de todo.
Leur français était du niveau de l’espagnol d’Amédée. On n’était pas sortis de l’auberge…
Enfermé dans son costume, Mallock se sent moite et un peu con. Alors, pour la première fois depuis qu’il a eu l’autorisation de quitter les horribles shorts que sa mère lui faisait porter, il songe à l’éventualité de s’acheter cet inimaginable morceau de tissu : un bermuda. Pour en accepter l’idée, il ne l’a importé dans son cerveau que sous l’aspect d’une simple hypothèse de travail, soumise à toute une série de conditions : forme, matière, couleur… Mais le ver est dans le fruit, l’idée fait son chemin, et le monde va
peut-être bientôt pouvoir contempler Mallock en short !
Au milieu du hall, le regard du commissaire opère un lent panoramique discret pour repérer la présence d’un magasin spécialisé dans le touriste imprévoyant. Mais, pas la moindre boutique. Ses yeux ne croisent que des corps qui bougent au ralenti à cause de la chaleur : une enfant de deux ans en tenue de camouflage, un géant courbé en point d’interrogation, des animaux colorés, des touristes embarrassées, et puis, encore et toujours, des hommes en uniforme munis de revolver et de paires de moustaches. Casquettes bleues, riots guns, képis coloniaux, kalachnikovs… il y a des watching men, police privée, des turistos, policiers municipaux, des vigilantes, gendarmes à chemise bleue, des forest guards chargés de la flore de l’île, des testas negras, sorte de CRS, en plus tropical, et enfin, des policiers en uniforme gris, munis de képis à l’américaine, dont la fonction exacte est inconnue de tous.
Le commissaire aura le temps de se rendre compte que la démocratie a toujours du mal « à prendre » sur des terres trop longtemps asséchées par le colonialisme, le socialisme ou une bonne vieille dictature familiale.
Souvent les trois à la suite.
Dans les guérites de verre aux flancs peints en rose, des couples de douaniers à peau sombre se concentraient pour ne penser à rien. Tout un art. Paupières mi-closes, lèvres boudeuses, ils attendaient de pouvoir se saisir du papelard officiel et, sans même en vérifier la prose, de le séparer en deux, pour en rendre un double, parfaitement illisible, au voyageur en phase finale d’abattement. Puis ils ouvraient le passeport et, d’un geste majestueux d’autorité, assenaient sur une page vierge un violent coup de tampon, tatouage
rituel et acte final de la cérémonie initiatique de bienvenue.
Jiménez et Cabral réapparurent de l’autre côté des guérites et firent signe à Mallock de les rejoindre. Amédée passa devant les douaniers sans qu’aucun d’eux ne lui demande quoi que ce soit, ni ne daigne même jeter un coup d’œil à ce type qui franchissait la large bande jaune symbolisant leur sacro-sainte frontière.
Tómalo suave, traduction indigène du Keep cool américain, était la devise officielle du pays et, à l’évidence, tout le monde la suivait au doigt et à l’œil.
Les deux policiers et leurs grosses moustaches l’attendaient avec un grand chariot à bagages vide. Amédée eut quelques difficultés à leur faire comprendre qu’il n’en avait pas. La plupart des gringos débarquaient avec une flopée de valises, sans compter ceux qui se rendaient sur la côte d’Ambre avec d’énormes besaces argentées contenant une ou plusieurs planches à voile. Dans l’unique valise de cabine qu’il faisait rouler derrière lui, Amédée était parvenu à faire entrer son portable en aluminium, un compact expert, un iPod, force slips de rechange et le strict nécessaire de chemises légères, sa trousse de médicaments et de toilette, incluant même, sur l’insistance de Julie, une crème solaire écran total, un anti-moustique puissant et deux petits convertisseurs pour prises américaines.
Il jeta alors un regard plus appuyé sur ses hôtes.
Jiménez était habillé en civil. Pantalon et chemise en lin écru, cheveux blancs tranchant violemment avec le teint de son épiderme, d’une ébène sans concession. Il était aussi petit et maigre que son second était grand et enveloppé. Ce dernier, dont la peau était beaucoup plus claire, portait un uniforme ressemblant à celui de la police régionale : liquette blanche avec épaulettes de capitaine et pantalon
outremer. Sous la chemise, en transparence, Amédée aperçut un tee-shirt où l’on pouvait lire
Cabarete, inscrit en cercle sur une grande vague bleue d’où s’envolait un
windsurfer. Au pied, il portait de lourdes chaussures montantes noires. Enfin, tenu sous le bras gauche, un casque blanc d’aspect colonial, destiné à la police du trafic, terminait agréablement l’uniforme par une touche exotique.
En dépit de ce que la morphopsychologie aurait pu laisser croire, c’était le petit maigre tout sec et tout sombre, avec ses cheveux de neige, qui se montra le plus débonnaire. Mallock, selon sa vieille habitude, le baptisa Cappuccino. El capitán Ramón semblait avoir un parapluie planté dans le cul, ou une sainte horreur des gringos qui pensaient pouvoir ainsi débarquer sur ses terres pour lui apprendre son métier. Teint beige et embonpoint, il écopa du surnom de Double-crème.
Cappuccino et Double-crème seraient tous les deux victimes d’un même manque à gagner. Chaque journée passée à s’occuper du gringo serait autant de temps perdu pour le racket systématique mais souriant qu’ils pratiquaient quotidiennement avec leurs hommes sur les touristes au bord des routes de l’île. Ce passe-temps, curieux mais inoffensif, faisait en fait partie des émoluments des policiers. Le gouvernement ne les avait pas augmentés depuis des années mais les avait autorisés officieusement à se servir eux-mêmes sur la nouvelle ressource naturelle du pays : le « gogo-bobo-gringo ».
— Mon hôtel est bien dans Puerto Plata ? demanda Mallock, histoire d’établir la communication.
— Puerto Plata est de la mierda, et Sosúa, le village le plus proche, de la mierda de mierda…
Voyant le regard noir de Ramón, qui n’appréciait visiblement pas que son chef parle ainsi de son pays, Mallock décida de répondre par un simple « Ah bon ? », dont l’intonation tout à la fois interrogative et
dubitative, voire réprobatrice, n’était là que pour signifier sa surprise, et, par conséquent, sous-entendre la haute opinion qu’il avait, lui, de cette superbe république.
Le résultat fut au-dessus de ses espérances. Ramón baissa sa garde et alla même jusqu’à tendre son bras pour lui proposer de tenir son sac. Mallock refusa et porta l’estocade en lançant un :
— Muchas gracias señor Ramón, qui acheva totalement de conquérir el capitán. Comme quoi, dans la vie, il en faut parfois très peu pour s’éviter des emmerdes, murmura le sage Amédée au bouillant Mallock.
Une fois quittés l’aéroport et son air conditionné, une grande bouffée de Caraïbe pénétra dans les poumons du commissaire parisien. C’était chaud et humide, presque gras, et il se demanda avec inquiétude si cette atmosphère possédait assez d’oxygène pour le maintenir en vie. Sur le moment, il en douta.
— Don’t worry, vous vous habituerez vite…
Jiménez et ses dents bien rangées se marraient de voir respirer le super policier français avec l’aisance gracieuse d’un poisson sur le pont d’un bateau.
— Ça ira mieux, de l’otro côté de l’île. On a réservé uno grande penthouse sur la Costambar, Cabarete. Very good spot for windsurfing, alors beaucoup plus d’air pour vous.
Double-crème Cabral, agacé par le charabia de son supérieur, prit enfin la décision de parler à son tour. Divine surprise, il le fit dans un français parfait, raison probable de sa sélection par ses supérieurs. Il avait cependant un accent curieux que Mallock mit un certain temps à identifier. Il pencha tout d’abord pour une influence américaine, avant de se rendre compte que ça ressemblait plutôt à l’accent canadien. On avait dû se dire, en haut lieu, que ce serait plus
pratique pour le commissaire-commandant de Paris, mais également que ça permettrait de le surveiller plus efficacement. Mallock se promit de faire attention à ses conversations téléphoniques.
— Le meurtre d’el comandante Darbier par votre compatriote a eu lieu sur mon territoire, la côte nord de l’île, entre Sosúa et Cabarete, précisa Ramón. Pour être exact, à mi-distance de Caliche et de Punta Goleta.
Il rota et reprit :
— On appelle cette partie de Santo Domingo la côte d’Ambre. Là-bas, vous vous sentirez beaucoup mieux, il y a des vents qui soufflent en permanence de l’océan Atlantique. Ici, vous êtes en plein dans la moiteur des Caraïbes, le tropique du Cancer.
— C’est à combien de kilomètres ?
— Disons quatre heures, dont une bonne heure pour sortir de Santo Domingo. Puis on prend la autopista Duarte qui longe la cordillère centrale. Là, vous verrez comme notre pays est beau.
Ça, c’était une pierre dans le jardin de son supérieur. Ils étaient arrivés devant la voiture de police, vert d’eau avec des bandes noires et blanches.
— Vous a-t-on prévenu que je devais passer au consulat de France afin de mettre au point le rapatriement de Gemoni ?
— Yes, edifio Heinsen, 353, avenue Washington. Allez, en route, tenta Cappuccino Jiménez, fier de montrer que, lui aussi, connaissait la France.
En montant à l’avant, Mallock lança à son tour : « Vamonos ! », dans le même esprit convivial et résolument cosmopolite !