Premières impressions de l’île
La circulation sur le territoire de Saint-Domingue avait tout d’un gigantesque circuit d’autotamponneuses, avec deux seules règles au compteur : forcer et foncer. Forcer le passage coûte que coûte, et foncer entre les énormes nids-de-poule en évitant, si possible, de toucher l’autre ou d’être touché par lui. Forcer sa chance également, le nombre d’accidents sur l’île étant impressionnant. Guaguas, taxis communautaires, motoconchos, voitures japonaises et gros camions de marque Mack se livraient à une sorte de tournoi, rythmé par un usage systématique du klaxon. Pour se signaler, intimider l’adversaire, se dire bonjour, s’engueuler, ou pour rien… En fait, on pouvait rouler sans phares, sans freins et avec des pneus cent fois réparés par l’un des multiples gomeros, rechapeurs spécialisés dans la vulcanisation sauvage. Seule la mort du moteur ou, pire, une panne de klaxon, pouvait parvenir à immobiliser un véhicule.
L’énorme dé en peluche accroché au rétroviseur se balançait furieusement. Assis à l’avant, à la place du mort, Mallock passa la première demi-heure à freiner
machinalement du pied gauche tout en signalant, stressé, les différents obstacles à un Jiménez hilare :
— Ici, ça passe ou ça casse, comme vous dites, les Français.
Pas de doute, ce petit jeu d’autotamponneuses et l’effet que cela produisait sur le grand commissaire de Paris l’amusaient considérablement. Alors Mallock se fit une raison, se demandant seulement s’il avait pensé à mettre à jour son testament et si oui, où il avait bien eu l’idée de le planquer.
L’avenue George-Washington longeait au plus près el mar de las Antillas, ou mer des Caraïbes. Arrivé devant l’imposante bâtisse Heinsen, avec ses hautes colonnes de marbre rose, Mallock, les jambes tremblantes, laissa les deux policiers dans la fraîcheur de leur climatisation pour plonger une nouvelle fois seul dans l’étuve tropicale. Le trottoir traversé, il trouva avec joie l’air conditionné qui rafraîchissait tout le hall d’entrée de l’immeuble. Le concierge lui indiqua le chemin et désigna d’un doigt sale la porte de l’ascenseur. L’ambassade de France occupait le deuxième étage et l’ambassadeur, Jean-Pierre Delmont, un gigantesque bureau climatisé qui donnait sur la mer.
L’homme était grand, efflanqué, avec des cheveux argentés. Son costume respirait l’opulence, comme ses chaussures italiennes sur mesure, sa cravate fine en soie, et sa ceinture en croco. Il s’approcha de Mallock, le bras tendu. De son sourire se dégageait une odeur de savon à barbe, de tabac et d’eau de Cologne. Au bout de son bras, comme un bouquet, une main aux doigts fins, adeptes assidus des manucures. Mallock la serra avec sa grosse paluche. Encore un planqué, pensa-t-il.
Mais il avait tort.
Attention, commandant Mallock, lui murmura Amédée, pas de délit de sale ou de belle gueule, la
grande rivière de l’amertume coule sur les hauts fonds de « l’aigritude ».
En fait, M. l’ambassadeur Delmont connaissait et pratiquait parfaitement bien son métier. Après les courtoisies d’usage, les interrogations polies sur la façon dont s’était déroulé le voyage, les « Vous devez être fatigué après un tel périple, cher commissaire », les premiers commentaires et conseils concernant le climat, les phrases flatteuses sur la notoriété de Mallock, Delmont eut la bonne idée de proposer un Lagavulin : trois centimètres dans un encombrement de glaçons.
Le verre à peine en main, le diplomate entra dans le vif du sujet :
— Je pense que vous avez compris aussi bien que moi la situation. Le rapatriement d’urgence en France s’explique et se justifie avant tout par l’état de santé de Manuel. Il n’est pas en danger de mort, mais ici, dans cette île merveilleuse, plus longtemps on « reste » dans un hôpital, plus on a de chance d’y « rester ». Et ce n’est pas seulement un jeu de mots. Une septicémie en ce lieu, c’est comme une grippe chez nous. Ceci posé, l’incurie de leur système médical et l’incompétence patente de leurs médecins sont les derniers arguments à avancer si l’on veut parvenir à quelque chose avec les autorités dominicaines. Elles se vexent au moindre mot mal placé. Disons que leur susceptibilité insulaire est aussi stupide que notre morgue d’Européens.
Mallock eut un grand sourire d’approbation.
— Entre Blancs et indigènes, ici comme partout, on n’est pas prêts à se parler franchement, cher commissaire. Et heureusement, sinon à quoi servirais-je ? Alors, il vous faudra faire un peu dans la flagornerie et démultiplier le nombre de sourires prévus au départ, si cela ne vous est pas trop insupportable ?
Bien que diplomate de métier, l’homme allait à l’essentiel en toute clarté et sans la moindre dissimulation. Tant mieux, Mallock non plus.
— Reçu cinq sur cinq, en ce qui concerne le rapatriement, mais j’aimerais pouvoir aussi récolter un maximum d’informations en vue du procès.
Delmont reposa son verre vide :
— Il semble qu’il n’y ait, et j’en suis désolé, aucun doute sur la culpabilité de Manu. Il a lui-même reconnu les faits devant moi, et l’on a sept témoins à charge, dont trois crédibles.
L’utilisation affectueuse du diminutif de Manuel Gemoni laissa penser à Mallock que le diplomate avait fait son boulot avec sérieux. Il avait dû le rencontrer plusieurs fois.
Delmont continua :
— Alors, pour votre enquête, je vous en prie, vérifiez les points importants, interrogez les témoins mais, dès que vous avez l’essentiel, n’allez pas plus loin, ils pourraient se buter et Manuel serait perdu. Je l’ai vu pratiquement tous les jours, et avec ses deux balles dans le corps, je puis vous dire qu’il ne saurait longtemps s’accommoder de l’hospitalité, fort peu hospitalière, de leur hôpital.
Delmont avait son sens de l’humour à lui. Sémantique.
— Le garde du corps de Darbier a été immobilisé par les habitants du village, sinon il n’aurait pas manqué de l’achever. Je suis certain qu’à Paris on saura le soigner et le sortir d’affaire. Alors qu’ici ses blessures, c’est une peine de mort.
— Justement, à ce propos, pas de contretemps pour le rapatriement ?
Delmont passa lentement sa main sur ses cheveux :
— Soyons clairs, commissaire, nous n’avons qu’un argument politique jouable, dans le cadre des accords d’extradition entre nos deux pays : le criminel est de
nationalité française et sa victime le « serait » aussi. Cela nous a permis d’entreprendre des négociations qui devraient aller dans le bon sens. D’ici deux ou trois jours, si c’est positif, on aura les papiers officiels et vous pourrez repartir avec votre prisonnier.
Après avoir rangé dans un coin de sa tête, pour le grignoter plus tard, le doute de Delmont sur la nationalité de la victime, Mallock ne put s’empêcher de relever :
— Si c’est positif ? On n’est pas sûrs du coup ?
— On… je ne sais pas, mais pour ma part, j’ai toujours un doute. Dans ce genre de pays, tant que les roues de votre avion n’ont pas décollé du sol, il ne faut jurer de rien. Il y aura des négociations jusqu’au dernier moment et des concessions à faire jusqu’à l’ultime minute, c’est comme ça que ça marche. C’est un processus complexe, dont les détails resteront strictement confidentiels. Si le gouvernement français me suit sans se braquer et sans craquer, on ira tranquillement mais sûrement vers une issue positive pour les deux parties.
Mallock comprit qu’il ne lui en dirait pas plus. Et il préféra ne pas insister ni faire allusion aux pouvoirs exceptionnels que le gouvernement lui avait donnés pour son enquête. De toute façon, Delmont devait être au courant, et le fait de ne pas s’en prévaloir serait plus élégant. Il ne jugea pas non plus nécessaire de lui parler des liens particuliers qui le rattachaient à Manu. C’est incroyable combien, avec le temps, on se rend compte qu’il faut le plus souvent fermer sa gueule, lorsqu’on se sent en confiance et « en proie » aux confidences.
Il se contenta d’une phrase de pure politesse :
— Je tiens à vous remercier de vous être si bien occupé du sort de Manuel Gemoni. Sa sœur et sa femme vous en seront reconnaissantes.
— Très franchement, je n’ai fait que mon travail, et je suis loin d’être satisfait. Vous devriez plutôt remercier un certain Juan Antonio Servantes, c’est mon correspondant « d’en face ». Il a été très coopératif. On aurait tous deux aimé le changer d’hôpital afin qu’on l’opère de la jambe où s’est logée la seconde balle, avant de le transporter. Ça n’a pas encore été possible à ce jour. À ce propos, j’ai prévu pour vous un rendez-vous avec le professeur André Barride. Il se propose de passer vous prendre en bas de votre hôtel, le Blue Paradise, demain matin pour vous emmener voir Manuel et négocier ensemble son transfert. C’est un chirurgien expatrié, qui connaît le pays encore mieux que moi. Je l’ai eu hier soir, il serait parvenu à organiser le transport de Manu vers une clinique privée pour l’intervention. J’espère du fond du cœur que tout va bien se passer. Manuel ne m’a pas l’air d’un mauvais bougre, tout au contraire. C’est un type bien. D’ailleurs, je prêche un convaincu. Vous vous connaissez et vous vous appréciez, si j’ai bien compris ?
Mallock aurait dû s’en douter :
— Par sa sœur, Julie Gemoni, qui travaille avec moi.
Delmont eut un petit sourire.
— Ce jeune homme est aussi attachant que sa victime était détestable.
Même s’il était encore à mille lieux de se douter de ce qu’il allait découvrir, ce que Delmont entendait par « détestable » intéressait Mallock au plus haut point. Mais il n’avait plus vraiment le temps. Ses deux zigotos l’attendaient en bas et son lit devait lui tendre les bras depuis l’autre côté de l’île.
— Pourrais-je vous rappeler de mon hôtel demain matin pour vous poser quelques questions sur Tobias Darbier ?
— Bien entendu, cher commissaire, je suis là pour ça.
— Merci d’avance. Je dois vous laisser, il faut que je me dépêche, si je veux parvenir à destination avant la nuit. Et puis, il y a deux paires de moustaches en uniforme garées devant l’immeuble qui doivent s’impatienter.
L’ambassadeur sourit en le raccompagnant à la porte.
— Chez le mâle latino, la grosse brosse de poils sous le nez est un élément de base de la virilité, mais c’est loin d’être le seul. Le rot à la bière et le port d’un revolver entre les corones restent des incontournables.
Mallock partit d’un grand éclat de rire. Il riait rarement mais, quand ça le prenait, les murs se mettaient à trembler et ses interlocuteurs le regardaient, inquiets.
Il y avait de la folie dans ce rire.
En bas, les deux étalons dominicains l’attendaient sagement en sirotant une bière. Mallock sourit en repensant à la réflexion de Delmont. Ils avaient visiblement hâte de reprendre leur partie d’autotamponneuses. Avant même que Mallock eût le temps de fermer sa porte, la voiture démarra sur les chapeaux de roues.
Le commissaire décida de s’en remettre à Dieu, et détournant son regard de la route, attaqua le sujet qui lui brûlait les lèvres.
— C’était qui en fait ce Tobias Darbier ?
La réponse sortit de la bouche de Ramón, sibylline.
— El comandante Darbier n’était pas vraiment aimé ici.
Mallock devina qu’il s’agissait d’une litote prudente, un euphémisme diplomatique qui ne demandait qu’à être encouragé.
— Un salaud ?
Ramón compléta par l’oxymore traditionnel :
— Une belle ordure.
Mallock attendit quelques minutes avant de repartir à l’attaque :
— Une biographie exhaustive de ce type me permettrait de comprendre pourquoi ce jeune Français est venu l’assassiner. On pourrait clore le dossier et passer à autre chose. Entre policiers, on doit tout se dire, non ?
Double-crème Cabral croisa le regard de Jiménez dans le rétroviseur. Ce dernier quitta une seconde son sourire pour hocher imperceptiblement la tête. Le capitaine sut alors qu’il pouvait commencer à déballer, passer aux confidences, en tout cas celles autorisées entre continentaux et insulaires.
— Pour tout vous dire, c’était, sans aucun doute, le type le plus haï de l’île. La pire des crevures. Un étranger, en plus, et blanc ! Une bonne moitié des Dominicains aurait aimé s’occuper personnellement de cet individu. Il considérait que notre petite île devait être à sa botte, en tout cas, à sa grande époque. Cette « face de craie » parlait de Saint-Domingue comme de son « empire ». Il a même été question qu’il lève sa propre armée pour envahir l’autre côté, Haïti. Mais en même temps, il essayait de rester discret vis-à-vis de l’extérieur et des marionnettes qui conduisaient le pays, alors il a laissé tomber.
— Il ressemblait à quoi ? l’encouragea Mallock, faisant abstraction de la xénophobie assumée de Double-crème.
— Une caricature de monstre. Il avait un teint beigeâtre avec un nez en S, et une bouche négroïde, des yeux et des cheveux jaune clair, frisés. De longues cicatrices sur le visage. Il faisait près de deux mètres. Vieux, il s’est tassé. Il avait plus de meurtres sur la conscience que quiconque sur l’île. On le détestait autant qu’on le craignait.
— Comment se fait-il qu’il ne se soit pas fait descendre avant ?
Ramón grimaça. Il aurait bien aimé, pensa Mallock.
— Il était trop bien protégé, entouré d’une véritable armée de watching guards à sa solde. Il les payait bien et ils étaient d’une efficacité redoutable. La plupart d’entre eux avaient appartenu à la garde rapprochée de l’ancien dictateur. Les brutos de Darbier lui ont permis d’échapper à plus de trente tentatives d’assassinat durant ces sept dernières années. Alors on n’a pas vraiment été étonnés par ce qui lui est arrivé. La surprise, c’est que ce soit un jeune gringo venu de France qui l’ait descendu. Ils ne devaient pas avoir connaissance de sa présence sur l’île.
Mallock resta silencieux. Pensif. La moindre information était primordiale. Elle pourrait peut-être l’aider à trouver un mobile à cet acte insensé et, surtout, à rassembler des circonstances atténuantes valables en vue du procès. La préméditation ne faisant pas de doute, il en aurait bien besoin.
Bringuebalé dans tous les sens, Amédée commençait à avoir le mollet douloureux à force d’écraser le plancher à l’endroit d’une pédale de frein virtuelle. Dépassement par la droite, petit passage sur la bande d’urgence défoncée, refus de priorité, Jiménez Cappuccino continuait sa route en slalomant et en klaxonnant toutes les trois secondes, sans se départir d’un sourire qu’il semblait avoir placardé le matin même, tout comme sa moustache, avec une colle au néoprène.
— Et l’historique de l’arrivée de Darbier en République dominicaine ? demanda à nouveau Mallock avec le ton le plus détendu qui lui restait en stock.
— Son histoire se confond avec celle de l’île. Il est arrivé en 1946 et a passé les trois premières années auprès du dictateur, Rafael Leonidas Trujillo.
À la façon dont Ramón prononça ce nom, Amédée eut l’impression que celui-ci crachait par trois fois au sol.
— Trujillo, le chef de la garde nationale, avait renversé Horacio Vàsquez, le tout premier président à gagner une élection libre en 1924. Pendant trente ans, ce fasciste a fait main basse sur l’île, et croyez-moi, ce n’était pas une gentille petite république bananière. Il a régné par la terreur, la torture et l’assassinat politique. Mon père a fait partie des vingt mille Haïtiens massacrés par la garde nationale sur le territoire dominicain. Ma mère était canadienne, côté Québec. D’où ma capacité à parler votre langue et la couleur de ma peau. « Un nuage de lait dans un café bien noir », disait ma maman.
Attendrissant ce « ma maman » sortant d’une si grosse carcasse. El capitán Ramón Double-crème Cabral avait aimé sa mère, et il la pleurait sans doute encore, songea Mallock. Tout content aussi d’avoir si bien choisi le surnom de Ramón. Sous ses dehors de morse boudeur, il ressemblait bien à une crème d’homme.
— Le 30 mai 1961 est un jour de fête pour toute l’île, reprit Ramón. Lâché par les Américains après avoir tenté de faire abattre Bétancourt, le président vénézuélien Trujillo a été lui-même assassiné. Ça s’est passé à Moca. Grâce soit rendue aux sœurs Mirabal. Un de mes amis a gardé comme trophée le cygne chromé aux ailes ouvertes que l’enfoiré avait fait mettre sur le capot de sa Cadillac. Pour moi, il devrait le jeter au fond de la mer. Cette ordure de Tobias était non seulement un allié du dictateur, mais également un ami de Balaguer, son vice-président. La famille survivante et tout ce petit monde se sont partagé la fortune de Trujillo après son assassinat. À l’époque, on parlait d’un milliard de dollars, sans compter les terres productives et les industries.
Quand on devient si riche dans une île comme la nôtre, on devient du même coup intouchable.
Mallock trouva cette formule lourde de sens. C’était vrai et terrifiant. Dernières dictatures, classées au Patrimoine mondial de l’inhumanité par l’Unesco, la Corée du Nord et Cuba jouaient les prolongations. Sur tout le continent africain et dans des centaines de pays, des dirigeants avaient du sang sur les mains sans avoir à en rendre compte à quiconque.
Ce que Ramón avait encore à raconter allait dans ce sens :
— Darbier a eu cinq années un peu difficiles pendant la présidence de Bosh, l’éternel opposant de Balaguer, et puis pendant celle de Godoy. Aussi incroyable que cela puisse paraître, en 1966, Balaguer est revenu à la présidence. Non seulement il a manipulé les élections, mais il a su profiter de la complicité des Américains. Ils ne voulaient pas d’un deuxième Cuba si près de chez eux.
El capitán Ramón Double-crème Cabral lâcha un énorme rot à la bière avant de continuer :
— Sans être une dictature aussi violente que celle de Trujillo, ce furent douze années de pouvoir sans partage pour l’ancien bras droit du dictateur. Et, encore une fois, douze ans de bonnes affaires pour el comandante Darbier, toujours à ses côtés. Ambre, rhum, sucre, café, cacao et tobbaco, c’était leur or à eux.
— Il a finalement été assassiné ?
— Balaguer ? Absolument pas. À partir de 1978, ils se sont tous les deux faits discrets, pendant huit ans, en réalité. Notamment durant les présidences de Guzmàn et de Blanco. Puis, en 1986, devinez quoi ?
— J’ai comme une idée…
— Eh oui, le peuple a rappelé une fois encore l’ancien dictateur au pouvoir. Et Balaguer, toujours avec son âme damnée à ses côtés, est redevenu
président jusqu’en 1996. Et tout a recommencé. Dix nouvelles années d’exploitation et d’exportation d’ambre, de rhum, de sucre, de café, de cacao et de cigares :
para tabacos hechos a mano.
— Et maintenant ?
Cappuccino se mêla à la conversation en montrant du bras gauche à Mallock la peinture mauve qui recouvrait un grand nombre d’arbres et de palissades.
— We play los colores… Ça es el color du PLD de Bosh, mais il s’est… retraité. Peña Gomez and Jacobo, les deux… contradictores, avaient choisi le blanco et l’azuro. Ils sont morts aujourd’hui. Le peuple est un… con, c’est bien comme ça que vous dites ?
— La syntaxe est bonne, quant à l’opinion, elle se défend, confirma Mallock à un Jiménez hilare.
— Et Balaguer ?
Mallock, de plus en plus curieux, découvrait tout un monde, fait de corruption et de couleurs vives.
— Il est aveugle et invalide, il a quatre-vingt-treize ans, précisa Ramón. Et, vous n’allez pas me croire, il se représente le 16 mai prochain.
— Je suppose qu’il n’a plus aucune chance ?
— Détrompez-vous, c’est le roi des alliances. Je pense même qu’il va encore gagner. Même si Hipolito Mejia, le nouvel opposant, semble bien parti.
— Mais pourquoi ?
Dans une chorégraphie parfaitement synchronisée, Mallock vit les épaules des deux policiers se soulever :
— Il faut croire que l’on a moins peur d’un vieux dictateur que du changement et des règlements de comptes politiques ou ethniques, lança Ramón. Et puis, une dictature a toujours deux acteurs principaux : le dictateur et un peuple complice. N’oubliez pas que chez vous, en Europe, Hitler et Mussolini ont été élus de façon démocratique, mon cher commissaire. Staline et Lénine… un peu moins.
Le rire dans l’habitacle fut interrompu par une embardée brutale. Petite balade dans le fossé, puis retour sur la chaussée. Réflexe d’ancien enfant de chœur, Amédée ébaucha un signe de croix.