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Eh bien, Ed est encore parti et il est minuit vingt. Il travaille demain matin, il se lèvera à six heures. Alors nous nous abstiendrons de faire l’amour, il sera complètement mort. D’autant plus qu’il est probablement avec ce gars d’Angleterre ou un autre, et cela m’inquiète. Encore que je n’ai aucun droit sur ses agissements en ce moment, et qu’en plus je savais bien à l’avance qu’Ed ne changerait pas du tout au tout à la minute où je mettrais les pieds à New York. Je trouve cela triste que Roger soit demeuré à l’appartement, car ça semble bien organisé leur jeu. Parce que Roger m’avoue qu’ils se sont encore chicanés ce soir, pas de problème, ça justifie qu’il soit là, mais il m’affirme qu’Ed est avec Emma, la belle blonde avec qui on a mangé au Paris Commune. Il me semble que ce soit impossible. Ed aurait-il déjà commencé à me mentir ? Après trois jours, je trouve cela aberrant. Alors rien ne l’arrêtera, il me mentira à tour de bras, sans complexe ou sentiment de culpabilité. Mais je dois arrêter ma paranoïa, je dois lui laisser le bénéfice du doute. Somme toute, il est peut-être bien avec elle, et non avec un mystérieux copain encore inconnu de moi.
Je dois également avouer que ce soir je me suis vraiment amusé. C’était bien au restaurant, d’autant plus que la température s’est réchauffée et qu’il y avait une senteur d’été dans l’air. Je me sentais bien d’être à New York. Sauf que je me suis encore perdu en sortant de la station pour me rendre jusqu’ici, allant complètement dans la diagonale opposée. Je me pressais d’arriver, espérant y retrouver mon bébé, Ed. Je suis bien heureux d’être canadien, ça m’ouvre des portes. On m’apprécie et on veut m’aider, comme le proprio du Paris Commune que j’ai rencontré aujourd’hui et qui m’a donné plein de conseils, bien qu’il ne pouvait pas m’aider ni m’engager. Je suis peut-être un immigrant illégal, mais je ne suis pas un indésirable. Au contraire, je suis un esclave de qualité, je crois bien que George est heureux d’avoir un parfait bilingue avec un accent français. Ça rehausse la qualité du service, ça fait très chic pour un restaurant pourtant très minable. Aucun doute, je parlais avec Jimmy ce soir, il faudrait bien peu de chose pour ajouter à ce restaurant deux étoiles. Ça nécessiterait très peu d’investissements et ça assurerait une clientèle active habituelle pas mal plus impressionnante. Même Jimmy ce soir m’a surpris en refusant à deux clientes de prendre une soupe et un café. Il les a mises à la porte en leur affirmant que ce restaurant ne servait que des services complets. Elles ne reviendront jamais. À ce rythme, ce n’est pas deux clients de perdus et dix de retrouvés, c’est plutôt deux clients de perdus et vingt autres qui seraient revenus de perdus. C’est d’autant plus triste que le nom du restaurant implique que notre spécialité c’est la soupe. Or, il faut absolument prendre un repas principal pour en avoir une. Encore chanceux qu’on ne les oblige pas à prendre un dessert, d’ailleurs on n’en a vendu aucun ce soir. Je devais en rapporter chez moi, mais j’ai évité de redemander, parce que je suis à la diète stricte, j’ai énormément de compétition à New York. Je me demande ce que diront mes parents et mes amis dans le fond du Québec lorsque je leur apprendrai que j’ai décroché un emploi à New York en moins de deux jours dans des conditions pourtant impossibles, alors que tout le monde est au chômage de façon immanente au Saguenay.
C’est vrai que les New-Yorkais sont mêlés et qu’ils exigent mille et une choses sans faire attention à la politesse. Ils sont bien éduqués et savent très bien ce qu’ils commandent. Bref, ils font chier. Je comprends un peu Jimmy qui n’hésite plus à leur refuser des choses pourtant simples, comme de leur réchauffer leur pain. Ils ambitionneraient tant qu’ils pourraient. Enfin, je dois arrêter de me lamenter, car ce soir j’ai mangé une assiette de pâtes avec une coupe de vin rouge. Si j’avais voulu, une belle pointe de gâteau mousse au chocolat ou des éclairs à l’érable, sinon une belle tarte aux pommes. C’est l’avantage. Le patron se sentirait un peu coupable de nous payer si peu, alors il est heureux si nous mangeons, c’est du moins ce que me dit Jimmy. Enfin, demain je vais voir ce qui m’attend. Mais où donc est Ed, il est presque une heure du matin. Va-t-il rentrer coucher ?
carole cadotte <138194788@archambault.ca>