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Je parle très peu de Sébastien. Pourtant il occupe toute ma vie. Tellement qu’il ne me laisse plus le temps de rien faire. Il veut toujours sortir le soir, parce qu’il n’a plus rien à faire. Résultat, on dépense comme des malades et il mate les hommes dans les bars gais du Marais. Hier c’était au Duplexe. Avant-hier c’était à l’Amnésia. Je ne compte pas ses matages dans le métro, au resto U, à l’épicerie. Il n’est vraiment pas discret, il fait vraiment chier. Je l’endure parce que je sais que ça ne va pas plus loin ; mais aussitôt qu’il se retrouve seul, qu’est-ce qui se passe ? Il est sur le point de réussir dans la musique, il deviendra peut-être riche. Ce n’est pas suffisant pour me convaincre de rester avec lui. D’un autre côté, je ne peux pas le laisser sur des frivolités, pour le reste, je l’aime et la rupture serait très difficile. Peut-être en serais-je incapable ? C’est grâce à moi s’il sera annoncé dans Pariscope et l’Officiel des spectacles pour son concert à la Cité. J’ai été acheter les magazines, j’ai téléphoné, j’ai composé le billet avec lui, je l’ai retranscrit à l’ordinateur, imprimé. Lui, il ne se pressait pas, s’en foutait un peu, on était à une journée de la date limite. Il ne voulait pas que je dise à quiconque qu’Anne Hébert serait là, il ne comprend pas qu’il faut savoir tirer parti de tout. J’ai couru le dire à la directrice, son mari est riche et connaît tout le monde. Ils seront là maintenant, leur premier concert de l’année, faut le faire. Anne Hébert n’a même plus besoin de venir, les gens pensent qu’elle viendra, ils viendront. Sébastien voulait un minimum de personnes, finalement il a compris qu’il en fallait un maximum et une chance d’attirer les bonnes personnes. Ainsi il y aura peut-être des gens du milieu, attirés par l’annonce du Pariscope ? J’ai même téléphoné à M. Westman de New York à son numéro à Paris, ce riche que j’ai rencontré dans un bar de New York et qui me promettait mer et monde. Aucune réponse. Il ne faut rien négliger. J’en fais plus pour Sébastien que je semble prêt à en faire pour moi. D’ailleurs, j’y consacre tout mon temps, m’occuper de lui, puis de sa carrière. Je n’ai plus rien fait sur mes écrits depuis qu’il est ici. Non plus sur mes études, ma vie s’en va chez le diable. Il dort comme un malade, encore trois heures cet après-midi. Que vais-je faire ? Je vais flancher mes études et ma littérature ! Il a intérêt à réussir et à m’aider ensuite, je vous le jure. Pour lui j’en ai fait des sacrifices. Mais il ne les voit pas. Je l’écoute jouer toutes ses chansons au piano, sans cesse, pour lui cela ne suffit pas. Il me faudrait être là pendant ses quatre heures de pratique, dans la salle en bas. On a rencontré Victor, c’est moi qui pousse Sébastien à l’appeler pour qu’il lui demande l’achat d’une enregistreuse digitale pour qu’il puisse enfin avoir une cassette de ses chansons. Il perdrait un temps fou, encore, il en perd tant. Il s’accroche à ce 18 mars comme si cela lui laissait le temps de vivre. Tabarnack ! Il devrait déjà être dans l’action, courir à l’Envol, aux autres bars ou cafés, rencontrer des gens, recopier ses chansons pour l’enregistrement des droits d’auteur. Au lieu de cela, ses quatre heures suffisent, et ensuite il faut sortir ou faire quelque chose. En plus, il veut sans cesse aller manger au resto U. Et c’est très souffrant pour moi, je dois me forcer à avaler du poisson pourri, avarié, dégueulasse, chaque jour. Ingrat univers. J’ai l’impression qu’il va réussir et qu’il va me crisser là sans problème ensuite. Il aura la chance d’avoir tous les beaux petits gars qu’il veut, voudra enfin se débarrasser de moi. Et je me retrouverai avec rien, sauf mes souvenirs, hélas. Il me faut rayer son nom de mes écrits, j’ai bien envie de l’illuminer, en gras, italique, points grandeur 18. Il le veut illuminé son nom, je le double, soulignerai en plus. C’est moi à l’origine qui lui ai dit qu’il pourrait jouer de la musique avec Gordon, voilà exactement un an, et c’est le jour où il est parti dans le bar avec Ken et a fini par coucher avec lui. C’est par Gordon qu’il a rencontré Amy, qu’il a trouvé la motivation d’embarquer pour vrai dans sa vie de musicien. Heureusement que tout lui est tombé du ciel et que, petit à petit, il en est venu à se retrouver sur ce chemin, tout ce talent serait perdu. Ses chansons sont franchement impressionnantes. Il réussira, c’est certain, aucun doute. À écouter ses chansons, j’ai l’impression que c’est mieux que Dépêche Mode et U2, d’un point de vue strictement mélodique et complexité musicale. Ce serait peut-être s’aventurer trop loin d’affirmer une telle chose, je suis tout de même un néophyte, mais disons que j’apprends à voir ce qui fait défaut dans d’autres chansons, maintenant que je connais les siennes. Mon problème, c’est que j’ai un paquet de frustrations accumulées, comment m’en débarrasser ? Il me faudrait être le Christ qui pardonne le péché du monde. Il nous faut un deux-pièces et vite. Voyons voir où tout cela nous conduira, j’ai bien l’intention d’abandonner mes études. Au pire, je n’aurai qu’à m’y remettre plus tard. Ça vaut la peine que je tente le tout pour le tout, il pourrait bien effectivement aller loin, et très vite. On parle d’aller à Londres cet été, peut-être même y passer l’été. Essayer d’y jouer quelques concerts. Mais, encore une fois, j’ignore ce que je fous là. Dans le fond, ce n’est pas ma vie, j’y consacre déjà trop de temps et il ne le voit pas, n’a aucune reconnaissance puisqu’il ne voit rien. Il s’imagine qu’il n’a pas besoin de moi alors qu’il ne comprend pas que sans moi il ne serait pas là, il n’aurait jamais commencé à composer des chansons. Dans le fond, il me faudrait commencer tout de suite à me conditionner que je ne retirerai rien de tout cela, parce que c’est ce qui va arriver. Et le pire c’est que j’aurai tout sacrifié. Car je pourrais encore réussir dans mes études si je m’y mettais tout de suite à plein temps, et j’avoue que cela me tente en grand. Si je changeais de sujet de maîtrise pour Anne Hébert, je sais déjà tout ce que je dirais. Je lis les deux livres sur le latin, je lis toutes les notes, me voilà prêt pour l’examen. Je lis les notes de M. Dalloz et son livre critique, je n’ai même pas besoin de lire les quatre œuvres au programme. Abarnou, je fais son mini-mémoire et voilà, il n’y a même pas de livre à lire et j’ai l’impression qu’il n’y aura même pas d’examen final. Il ne reste que la grammaire, mais voilà, on me laisse deux ans pour passer au travers et quatre chances de le réussir en un examen. Ce n’est pas si pire. Mais maintenant que Sébastien est arrivé, tout s’écroule. Plus une seule minute à moi. Il me faudrait aller passer des journées entières dans les bibliothèques de la ville de Paris. À y penser, j’en ai la chair de poule. Vais-je le faire ? En tout cas, j’espère qu’Anne Hébert refusera pour le scénario, parce que, en fait, je n’ai pas le temps. Et qu’après le livre que j’écris, je veux écrire un vrai roman. Bref, je pense que l’épisode Anne Hébert était nécessaire pour ma maîtrise, pas pour le scénario. Maintenant je ne sais plus trop ce que pourrait devenir notre relation. À quoi pourrait-elle servir en ce qui me concerne ? Et à quoi pourrait lui servir une relation d’amitié avec moi ? Écrire son prochain livre peut-être. Et André, lui, qui ne me rappelle pas, que m’apportera-t-il ? Je vais le rappeler bientôt, quand tout se sera tassé dans ma vie, c’est-à-dire jamais. Je suis en train d’apprendre de partout à la fois, j’ai cette multiplicité de nouvelles relations en parallèle qu’il me faut vivre et analyser tout à la fois. Franklin a fait son come-back depuis qu’il a lu mes écrits. Il est maintenant si près de moi, de mon intimité, il dit qu’il a l’impression d’être un vieux pote à moi. Le pire, c’est qu’il ne connaît que la dernière année de ma vie, amputée de 700 pages. C’est dire un minimum. Pourtant il dit me connaître à fond. Si cela prouve quelque chose, c’est que l’on ne connaît rien de nos amis finalement. Et c’est vrai. Qu’est-ce que je connais de Sébastien en fin de compte ? Un minimum. J’ai cette impression de ne connaître que le gars présent qui occupe toute la place dans ma vie. On a si peu parlé de son passé, et ça lui en prend tant pour me raconter tout ce qui se passe dans ses entrailles. Et qu’ai-je vraiment connu de Noël, mon ami d’Ottawa ? C’est dans nos dernières rencontres que j’ai compris quelle vraie personnalité l’animait, et même, qu’il était un vendeur de drogue, attirant les petits garçons à lui par la drogue gratuite. Je suppose que finalement il les fait s’endetter, puis se fait repayer par des branlettes ? Ce n’est pas un scénario impossible et cela expliquerait bien des choses, et prouverait encore plus comment j’ai pu ne rien voir en mes amis. Pourtant un humain en vaut un autre, et les différences demeurent tout de même des détails. Leurs actions, vécu, passé, tout cela ne paraît pas, leur âme ne se voit pas, leur conscience non plus. La faute commise importe peu. Un meurtre peut valoir le vol d’un bonbon, c’est le poids de la conscience qui compte. Il n’y a donc pas de meilleurs temps pour vivre et de plus mauvaises époques. Toute l’Allemagne se ronge de remords pour les crimes de guerre des Nazis, et les leurs je suppose. Ce sentiment de culpabilité serait-il plus lourd sur leur conscience que ce que les victimes ont pu souffrir ? S’accommode-t-on plus facilement de la mort d’un de ses proches à la guerre, ou du poids de notre conscience en rapport à nos crimes de guerre ? Comme la question devient intéressante. Alors quelqu’un qui, sous le joug d’une religion, se sentirait justifié à tuer des gens, celui-là n’aura pas ce poids sur la conscience et vivra très bien le reste de sa vie durant. Cela n’est peut-être pas vrai. Peut-être paiera-t-il ses fautes, peut-être que non. Et peut-être même qu’il ne s’agit pas d’une faute. Comme le tout devient complexe, lorsque tout doit reposer sur des hypothèses. Je plains ceux qui ont pris des hypothèses et qui les ont déclarées comme étant la réalité. J’ignore où ils s’en vont, ce qu’ils peuvent prétendre nous apprendre. On m’a dit dernièrement que si je me mettais à faire de la philosophie et à réfléchir, je finirais par réécrire Platon, Socrate, Aristote et ce que leur suite a dit. Plaît-il ? J’ai étudié tout cela, leurs idées ne me seraient même jamais venues à l’esprit. J’ai même tout rejeté en bloc, je n’avais point besoin de m’enfermer dans cette bullshit pour comprendre une parcelle de la vérité de l’univers. En fait, j’ai eu l’impression que je m’en serais éloigné tout à fait. Je peux reprendre leurs discours et élaborer là-dessus, mais où m’en irais-je avec tout cela ? C’est un peu comme prendre une table, puis élaborer sur cette table pendant des siècles. La réinventer, lui ajouter sans cesse des choses, la polir et la repolir, puis de découvrir à la fin que tu as perdu ta vie à continuer l’élaboration d’une table, et que pendant ce temps la société à côté a inventé une maison complète avec tout son contenu. Ou, au contraire, découvrir après toutes ces années que ta table n’était en fait qu’un ramassis d’atomes pris ensemble et que ces atomes sont appelés à s’évaporer dans la masse existante d’atomes. Un peu comme de découvrir que ta table n’est qu’une illusion, qu’elle n’existait pas. Tu la voyais comme telle parce que ton cerveau l’interprétait comme telle. Mais enfin bon, peu importe les facultés ou aptitudes de l’homme, peu importe ce qu’il fera de sa vie, il perdra son temps de toute manière. Alors le perdre à analyser une table ou la philosophie, pour ce qu’elle s’est inventée comme univers, c’est du pareil au même et on s’en fout. Faut bien gagner sa vie, vivre, faire la guerre s’il faut, crever et en finir une bonne fois pour toutes.

carole cadotte <138194788@archambault.ca>