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Je suis assis en avant d’un bus numéro 23, d’où je vois Londres de mon deuxième étage. J’arrive de prendre un Cappuccino près de Baker Street avec une jeune fille japonaise qui termine sa médecine, qui joue merveilleusement bien du piano depuis ses trois ans, qui a publié un livre à 14 ans en gagnant un concours, qui a une mère éditrice et qui roule en BMW (ça ne vous donne pas l’envie de l’assommer ?). Ce quelqu’un connaît la haute société londonienne, m’invite à son anniversaire dimanche prochain, et est d’une beauté éclatante. Rami n’a que 21 ans, la réussite sociale incarnée. J’avais honte de mon habillement à l’hôtel chic où l’on est allés, surpris que l’on me laisse même entrer et m’asseoir. Mais les touristes du monde entier sont tout aussi mal habillés que moi, riches ou pauvres. Ils se permettent de me dévisager en plus, les vieux laids. À quatre livres le café, c’est le pianiste que tu paies. Bref, je me demande ce que va m’apporter Rami, et l’impression que je lui ai laissée. À notre première rencontre à l’anniversaire de Gil, Rami m’a demandé : « Crois-tu en Dieu ? » J’étais saoul, ce n’est pas la question à poser à quelqu’un incapable de se tenir debout. Je suis incapable de me souvenir de ma réponse, j’espère que je n’y suis pas allé trop fort. Je me suis repris lors de notre café, lui affirmant que Dieu est une hypothèse envisageable, mais de là à bâtir des institutions sur des hypothèses, changer notre rythme de vie, prier et tout, il y avait une marge à ne pas franchir. Les Japonais n’ont pas vraiment de religion, semble-t-il, une petite influence du christianisme dans son sens global, sans plus, d’après ce que me dit Rami.

Hier, je suis sorti de la maison, j’ai marché sur Elgin Avenue jusqu’à la station Maida Vale. Je me sentais léger, heureux, je m’en allais au théâtre voir The Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde. J’y allais avec la haute société de Londres, Rami. J’étais autant excité qu’Eugène de Rastignac arrivant à Paris et qui s’inquiète de son image alors qu’il flirte avec l’aristocratie. Sans compter qu’il n’est qu’un simple étudiant qui s’apprête à couler ses études, et qu’il n’a pas un sou dans ses poches, prêt à vendre sa famille pour aller voir une pièce de théâtre avec Rami. Ça valait le coup d’y mettre le paquet, places les mieux situées, mais aussi les plus chères. Une vodka tonique avant la représentation, rien de trop beau lorsque l’on est au Old Vic Theatre, construit un siècle avant notre venue au monde. Mais j’ai été désenchanté. Elle avait des pantalons blancs bien ordinaires, et son ex-copain japonais lui était pendu au cou. Il a pris un verre avec nous dans le sous-sol du Old Vic sur Waterloo Road. L’embarras, nous n’avions rien à dire. Je la croyais impossible à rejoindre, à une heure et demie d’avis, voilà qu’elle accepte de m’accompagner voir le génie d’Oscar Wilde en action. Elle m’a semblé bien plus simplette qu’à notre seconde rencontre. Tout comme Cendrillon, elle est disparue dans les rues de Londres pour aller retrouver son chien. Piètre excuse pour ne pas arrêter prendre un café. De quoi avait-elle peur ? Que je la viole ? Je crois que ce n’est pas clair dans son esprit qu’un gai dans une relation à long terme avec un autre homme ne désire aucunement coucher avec une femme. C’est drôle ces femmes qui évitent toutes les situations de se retrouver seules avec un homme, les voir inventer mille et une raisons absurdes. Je vois que cela doit insulter ceux qui effectivement veulent faire des avances. Moi je trouve ça rigolo. Mais je devais lui remettre la cassette de Sébastien, son copain est très impliqué dans l’industrie de la musique. Il m’a fallu jouer serré, lui disant qu’il fallait qu’elle attende à sa voiture pendant que j’allais chercher la cassette, car je redoutais que Sébastien, une fois revenu, m’en empêche. Piètre excuse, mais l’excuse importait peu, il fallait que je la lui donne. J’ignore ce qu’elle pense de notre bel édifice pour les pauvres sur l’aide sociale. Elle n’a cessé de parler des différences de classes en Angleterre :

— N’est-ce pas triste qu’ici, aussitôt que tu ouvres la bouche, on sait de quel milieu social tu viens ?

— Pas du tout, ma chère ; ce qui est triste, ce sont les préjugés des gens qui écoutent ce qui sort de cette bouche.

— Nous sommes chanceux, notre accent est étranger, personne ne peut nous étiqueter.

— Oui, mais pendant ce temps nous sommes incapables de fonctionner normalement dans cette société et je suis incapable de trouver un emploi. En passant, quel âge avais-tu lorsque tes parents ont divorcés ?

— Comment sais-tu qu’ils sont divorcé ?

— Ma pauvre fille, selon les statistiques, la chance de tomber sur quelqu’un dont les parents sont encore ensemble est nulle.

— N’est-ce pas triste ?

— Pas du tout ; ce qui est triste, ce sont tous ces jeunes qui se marient inutilement et toutes ces institutions qui sont complètement déphasées en rapport aux réalités de la vie.

— Comment as-tu trouvé la pièce ?

— Je suis heureux.

— Pourquoi ?

— Parce que je croyais que j’allais être soulevé de ma chaise durant une quelconque apothéose, et que je serais retombé sur mon siège au désespoir, honteux devant le génie de Wilde. Et ce ne fut pas le cas, je suis demeuré bien incrusté dans ma chaise, me demandant avec effroi : est-ce possible que la critique puisse qualifier cette pièce comme étant la meilleure comédie de tout le répertoire anglais ?

Bien sûr, il faut remettre les choses dans leur contexte. Voilà cent ans cette pièce fut une révolution. Et comme la bourgeoisie anglaise, ou plutôt l’aristocratie anglaise, n’a pas trop changé en un siècle, cette pièce demeure d’actualité. Mais je suis ignorant de ces réalités londoniennes. Je n’ai pu m’empêcher de dire, encore une fois, comment Ionesco, lui, avec sa Cantatrice chauve à la Huchette de Paris, a réussi à me soulever de ma chaise. Ceci dit, Le Portrait de Dorian Gray, c’est dur à battre.

La belle BMW rouge de Rami déambulait dans les rues du centre de Londres, vers le West Nine plus exactement. Le plaisir d’être le fag d’une fag hag. (Fag : terme péjoratif qui signifie homosexuel. Fag Hag : fille sans copain, le plus souvent grosse et laide, qui n’a que des amis gais avec qui elle sort tous les soirs.) Une petite bise en sortant de la voiture, je remplis bien mal mon rôle. Sébastien et mon amie France à Paris le remplissaient bien mieux que moi. On aurait pu croire à les voir, même devant l’ex-copain de France en visite en France, qu’ils étaient un jeune couple heureux qui, dans l’attente du fameux soir où ils vont se tomber dans les bras, étaient incapables d’arrêter de multiplier les occasions de se toucher et de se sauter dans les bras devant tout le monde. On dirait un reproche. C’est plutôt une incompréhension. Quel est donc ce besoin d’être une fag hag et même d’être le fag d’une fag hag ? Un besoin d’amitié de l’autre sexe, sans que cela se rende jusqu’aux préliminaires, qui, eux, sont bien connus pour ruiner les plus grandes amitiés du monde. Je me sentais d’autant plus mal à l’aise devant l’ex-copain de Rami. À croire que je sers à le rendre jaloux, ce qui semble bien fonctionner. Son seul blocage psychologique, à l’envie de me sauter dans la face pour me réduire en miettes poussiéreuses, c’est que je suis un faggot, un queer (faggot ou queer : termes péjoratifs qui signifient homosexuel efféminé ou tapette). Et un faggot, c’est bien connu, c’est inoffensif, autant qu’un petit écureuil. Plus inoffensif qu’une fleur, qu’une femme. Parce qu’une femme devant un homme marié en manque de sexe, ce n’est déjà plus inoffensif. Moi, je suis cependant une véritable menace devant un autre faggot, lorsque Sébastien est autour et qu’il le regarde trop. Il n’existe rien d’inoffensif en ce monde, peu importe ce que vous faites, c’est toujours mal. C’est ce que l’on apprend, à vivre dans ces sociétés conservatrices. Encore hier un ministre important démissionnait parce qu’il a eu le malheur de se payer une prostituée voilà dix ans. Depuis que je suis en Angleterre, c’est le troisième ou quatrième politicien qui démissionne pour des raisons similaires, assez impressionnant lorsque l’on sait que c’est un échantillon représentatif du parti. Parce qu’il s’agit de députés ou ministres que les journaux à potins on réussi à démasquer à coups de £ 150,000 le témoignage de prostituée trouvée. Ils ont le culot d’exhorter le ministre à démissionner, ce qu’il s’empresse de faire. Stupides journalistes, ce sont eux les immoraux. Ils ne sont de l’extrême droite que pour leurs intérêts, vendre des journaux. Le crétin de journaliste a dû se la payer la prostituée après l’interview, sa carrière ne sera jamais remise en question. Sans compter que c’est souvent le journaliste qui paie la prostituée pour qu’elle aille détruire la vie d’un politicien quelconque, il faut se méfier ici.

carole cadotte <138194788@archambault.ca>