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Serait-ce un mélange de ce qu’il représente ? C’est-à-dire Paris, New York, etc. ? Je ne crois pas, car lorsque je me retrouve dans ses bras, comme la première fois, il n’y a que lui, pas les souvenirs. À quelques reprises il était confus avec l’idée qu’il serait peut-être temps de se ranger. Il m’aime tant qu’il serait prêt à arrêter de coucher à droite et à gauche. Je ne lui demande rien pourtant, j’ignore même s’il sait que moi je n’ai aucune intention de m’installer avec quelqu’un s’il n’y a pas la fidélité comme base. Il m’annonce qu’il en a assez de ces relations multiples, mais que si j’étais arrivé l’an passé, c’est certain que la possibilité d’être fidèle n’aurait pas été envisageable. Je lui demande c’est quand la dernière fois qu’il a eu du sexe : deux jours avant que je n’arrive. Un de ses amis, Francis. Il m’a montré un album de photos et m’a pointé tous les gars avec qui il a couché. C’est effrayant. Mais il y en a tant que finalement ça m’inquiète moins. Aucun ne semble plus important qu’un autre. Il y en a même un qui me ressemble de façon assez frappante, surtout lorsque j’ai les cheveux un peu plus longs. Avec lui ça a duré un mois, donc plus longtemps qu’avec les autres. Les sentiments ne sont pas venus et mon semblable est devenu un vrai parano. Je peux comprendre, Ed ne devait pas être fidèle du tout. Le gars le suivait dans les rues de New York, c’est pire que moi, ça. Mais il l’a laissé aussi parce qu’il était trop affectueux. Justement Ed me reproche ça aussi. Ça commence bien. Mais moi j’ai un avantage, il m’aime. Par contre, lorsque je vois tous les beaux gars avec qui il a couché, je me dis : mon Dieu, il couche avec qui il veut, ils sont tous extraordinairement beaux. Soudainement je me sens laid à côté de ces choses que l’on est susceptible de rencontrer à New York. Ed m’a confirmé qu’il y en a qui sont un peu plus musclés que moi. Mais s’il peut m’aimer ainsi, je dois tout de même avoir quelque chose de plus, mais j’ignore quoi. Il me dit que c’est impossible d’avoir une relation stable à New York et je n’ai aucune misère à le croire. Lui-même n’en veut pas, même si tout à coup, si je trouve de l’emploi, il se dit peut-être prêt pour ce genre de relation. Mais moi ma naïveté est morte. Qu’il ait ce désir est déjà une bonne chose, sinon ce serait terrible, il me dirait que tel soir il ne peut pas me voir parce qu’il doit coucher avec Francis, le lendemain avec George. En plus, il s’inquiète de moi ici à New York. Lorsque nous sommes sortis au Crow, il paniquait parce qu’il pensait qu’il allait me perdre chez les beaux bébés de New York. Il est convaincu que je serai très populaire. Comment peut-il s’inquiéter de cela alors que l’on connaît sa philosophie ? Il a juste peur de me perdre, peut-être. Pour ma part, je n’ai pas l’intention de coucher avec qui que ce soit d’autre que lui, mon Ed à moi (l’instant d’un moment du moins). Personne ne m’intéresse ; au contraire, j’ai là un homme tout collé contre moi que j’aime, que pourrais-je demander de plus ? Parfois je me demande, lorsque je vois la sensation que j’ai quand je couche avec Ed, si j’ai bien aimé Sébastien ? Sûrement, mais pas autant qu’Ed. À se demander si les personnes qu’on aime à la folie ne sont pas justement dues pour n’offrir que des amours impossibles. Tout nous sépare. Jusqu’à Roger, son colocataire, qui n’arrête plus de faire ses petites crises. Hier, il m’en a reproché pas mal, indirectement. J’étais prêt à faire mes bagages et à partir. Ce fut une dure épreuve, je me sentais tellement mal à l’aise. En plus Ed paie plus que la moitié de l’appartement car l’autre ne gagne pas suffisamment. Quelle sorte d’ami ce Ed est-il ? Roger est vraiment antisocial, il n’a aucun ami, il est toujours grognon, sans cesse à reprocher des choses à Ed. Comment peut-il vivre avec ça ? Ils sont grands amis depuis longtemps et ils ont traversé ensemble de dures épreuves. Ils sont donc maintenant unis à la vie à la mort, même s’ils n’ont jamais couché ensemble. Il serait devenu grincheux avec le temps parce que tout ne va pas aussi bien qu’il le voudrait dans sa vie sociale. Il voudrait un meilleur emploi, je suppose, et ça détruit son moral. Il a l’air de s’emmerder pas mal et il ne nous lâche pas d’une semelle. Heureusement qu’il couche en haut, et que moi et Ed, nous pouvons encore faire l’amour le soir. Mais durant la journée, c’est impossible. Il ne nous laisse jamais plus de cinq minutes seuls. Ed me dit qu’il va tout essayer pour nous séparer, et j’avoue que hier il a presque réussi. Je croyais qu’il avait raison et je me sentais mal. Maintenant, je sais que ce gars a un gros problème et je vais me battre contre lui et m’imposer. C’est-à-dire que j’accepte de faire les efforts nécessaires pour qu’il perde ses préjugés. Je n’ai pas le même statut que tous ces hommes qui passent dans la vie d’Ed une nuit ou deux, sinon trois. Il ne peut donc pas m’envoyer promener ainsi. Mais je n’ai aucune misère à croire que si Ed doit choisir entre moi et son Roger, c’est moi qui prendrai le bord. Alors je dois éviter de me retrouver dans une situation de conflit. De toute manière, je ne suis pas venu pour chambarder la vie d’Ed ni même pour lui demander de changer sa vie du tout au tout. Je ne suis même pas en position de lui dire d’arrêter de coucher avec tout le monde. J’espère que les quelques jours où je serai là il sera fidèle, quelle souffrance cela m’occasionnerait, même si je n’ai aucun droit. Souffrira-t-il, lui, s’il doit s’abstenir ? J’aime Ed, je l’adore, mais j’avoue que j’aimerais mieux continuer à l’aimer à distance pour m’éviter des souffrances. Ed, il sera toujours là lorsque lui et moi prendrons des vacances. Car, comme j’ai dit, tout nous sépare. Les frontières, les lois sur l’immigration, nos philosophies sur la vie, son colocataire en dernier ressort. Un amour impossible. Nous n’avons pas la chance de nous marier et ainsi d’acquérir la nationalité de l’autre. Le seul moyen serait d’avoir suffisamment d’argent pour que six mois par année je vienne vivre à New York, et l’autre six mois il vienne vivre à Montréal. Ce qui est impensable.

Sébastien a téléphoné deux fois ici, je n’y étais pas les deux fois. Finalement on s’est parlé aujourd’hui, il s’inquiète, je me demande pourquoi. C’est clair que c’est terminé, mais il considère la possibilité de revenir avec moi un jour et calcule que ça commence à devenir difficile à imaginer. Il m’a demandé si je dormais dans le lit d’Ed, je lui ai dit que oui, mais qu’on ne faisait rien. Je n’étais tout de même pas pour lui dire que lorsque nous faisions l’amour (deux à trois fois par jour), il y a un édifice de quarante étages juste à côté, trois cents fenêtres, quelque trois mille personnes peut-être, qui nous observaient crier comme des malades. On est à New York.

Les amis d’Ed ont déjà pas mal plus de style qu’à Londres ou à Paris. Hier, au souper, je me serais cru avec des vedettes connues de la scène musicale ou des arts ; pourtant, malgré leur allure, ils ne sont que des inconnus, mais avec énormément de personnalité. Moi je regarde et j’analyse. J’emmagasine. Ils sont tous riches, les amis d’Ed, ou du moins ils se donnent le genre. Ed exagère vraiment. Il vit comme un véritable roi. Il prend sans cesse des taxis à dix dollars la fois alors que ça ne lui coûterait rien de prendre le métro. Il fait faire son lavage par une Chinoise au coin de la rue, plutôt que de le laver lui-même sur les machines en bas dans son bâtiment. Il paie un prix exorbitant pour son appartement seulement parce que c’est situé dans un quartier bien coté de Manhattan. Où trouve-t-il l’argent pour tout ça ? Il a un bon boulot, c’est son unique réponse. Pas d’aide de ses parents, qu’il me dit. Je lui fais honte devant ses amis. En ce moment je mets ses chemises de marque qui valent une fortune. Je ne suis pas assez queen pour lui, je n’ai aucun goût. Mon manteau est laid, affreusement laid. C’est cheap, selon lui, ce polystyrène de similicuir. Mais je ne vais tout de même pas porter un manteau de cuir pour lequel on a tué quatre ou cinq vaches ! Je suis végétarien. Ses amis ont bien de la classe. Ça il faut l’admettre. Lorsqu’ils ont vu hier au Caffé Torrino que je ne mangeais pas de viande, ils ont décidé de ne commander que des plats végétariens. Au moins c’est à la mode à New York d’être végétarien. Pourquoi ne suis-je pas une tapette comme les autres ? Je n’ai pas l’air ringard comme eux (genre Barbra Streisand qui joue en ce moment) et je n’ai aucun goût artistique, vestimentaire et de décoration intérieure. Qu’est-ce qu’on va faire avec moi ? Encore heureux qu’Ed me pardonne ce manque de goût et qu’il accepte de me parler, et même de me montrer à ses amis. J’ai un peu honte de moi finalement, alors qu’en temps normal, je devrais me battre pour ce manque de goût pour les belles choses, imposer mes idées sur le monde à propos que ces choses ne sont pas importantes. Mais elles le sont, car si je ne puis atteindre le grand monde afin d’apprendre davantage, seulement parce qu’il existe ces barrières de préjugés, alors je serai malheureux.

On arrive de sortir au Rome. Une place très bien, qui rappelle vraiment un peu l’Italie. J’y ai rencontré plusieurs ex-copains d’Ed et plusieurs de ses histoires d’un soir. En particulier Patrick, qui vient du nord de l’Angleterre, et deux autres Anglais. J’ignore pourquoi, j’ai un lien privilégié avec eux. L’un d’eux vient manger demain et m’invite à aller demeurer à Londres avec lui. Si je ne puis rien faire à New York, c’est une possibilité. Mais je doute que j’y aille, bien que ça m’intéresse. Demain, il faut que je rappelle le patron du Paris Commune, il a peut-être trouvé quelque chose pour moi. Ed est soudainement bien bizarre, je me demande si c’est parce que j’ai parlé cinq minutes de temps avec un Américain qui est demeuré trois ans en France et qui parle un français impeccable. Ça a rendu Ed un peu dépressif. Mais je crois que c’est autre chose. Demain il se prépare un plan de cul et là il se sent coupable. Il dit qu’il va revenir vers huit-neuf heures du soir, et là il y a un gars qui vient de l’appeler et Ed parle d’un endroit où ils vont se rencontrer downtown près de son bureau, mais que le gars devrait l’appeler demain au bureau parce qu’en ce moment Ed ne peut pas parler. Ed et son ami Colin me disaient bien naïf ce soir pour affronter ainsi New York. Je pense qu’Ed s’imagine que je comprends moins bien l’anglais que je ne le comprends vraiment. Car, en fait, je ne perds rien de tout ce qu’il ne veut pas que j’entende.

carole cadotte <138194788@archambault.ca>