Il tenait une lettre à la main, il leva les yeux me regarda puis de nouveau la lettre puis de nouveau moi, derrière lui je pouvais voir aller et venir passer les taches rouges acajou ocre des chevaux qu’on menait à l’abreuvoir, la boue était si profonde qu’on enfonçait dedans jusqu’aux chevilles mais je me rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et Wack entra dans la chambre en portant le café disant Les chiens ont mangé la boue, je n’avais jamais entendu l’expression, il me semblait voir les chiens, des sortes de créatures infernales mythiques leurs gueules bordées de rose leurs dents froides et blanches de loups mâchant la boue noire dans les ténèbres de la nuit, peut-être un souvenir, les chiens dévorants nettoyant faisant place nette : maintenant elle était grise et nous nous tordions les pieds en courant, en retard comme toujours pour l’appel du matin, manquant de nous fouler les chevilles dans les profondes empreintes laissées par les sabots et devenues aussi dures que de la pierre, et au bout d’un moment il dit Votre mère m’a écrit. Ainsi elle l’avait fait malgré ma défense, je sentis que je rougissais, il s’interrompit essayant quelque chose comme un sourire mais sans doute lui était-il impossible, non d’être aimable (il désirait certainement l’être) mais de supprimer cette distance : cela étira seulement un peu sa petite moustache dure poivre et sel, il avait cette peau du visage tannée des gens qui vivent tout le temps au grand air et mate, quelque chose d’arabe en lui, sans doute un résidu d’un que Charles Martel avait oublié de tuer, alors peut-être prétendait-il descendre non seulement de Sa Cousine la Vierge comme ses nobliaux de voisins du Tarn mais encore par-dessus le marché sans doute de Mahomet, il dit Je crois que nous sommes plus ou moins cousins, mais dans son esprit je suppose qu’en ce qui me concerne le mot devait plutôt signifier quelque chose comme moustique insecte moucheron, et de nouveau je me sentis rougir de colère comme lorsque j’avais vu cette lettre entre ses mains, reconnu le papier. Je ne répondis pas, il vit sans doute que j’étais en rogne, je ne le regardais pas lui mais la lettre, j’aurais voulu pouvoir la lui prendre et la déchirer, il agita un peu la main qui la tenait dépliée, les coins battirent comme des ailes dans l’air froid, ses yeux noirs sans hostilité ni dédain, cordiaux même mais distants eux aussi : peut-être était-il seulement tout aussi agacé que moi, me sachant gré de mon agacement tandis que nous continuions cette petite cérémonie mondaine plantés là dans la boue gelée, faisant cette concession aux usages aux convenances par égard tous deux pour une femme qui malheureusement pour moi était ma mère, et à la fin il comprit sans doute car sa petite moustache remua de nouveau tandis qu’il disait Ne lui en veuillez pas Il est tout à fait normal qu’une mère Elle a bien fait Pour ma part je suis très content d’avoir l’occasion si jamais vous avez besoin de, et moi Merci mon capitaine, et lui Si quelque chose ne va pas n’hésitez pas à venir me, et moi Oui mon capitaine, il agita encore une fois la lettre, il devait faire quelque chose comme environ moins sept ou moins dix dans le petit matin mais il ne semblait même pas s’en apercevoir. Après avoir bu les chevaux repartaient en trottant, par deux, les hommes courant au milieu jurant après eux et s’amusant à se suspendre aux bridons, on pouvait entendre le bruit des sabots sur la boue gelée, lui répétant Si quelque chose ne va pas je serais heureux de pouvoir, pliant ensuite la lettre la mettant dans sa poche m’adressant de nouveau quelque chose qui dans son esprit devait être encore un sourire et qui tirailla simplement une nouvelle fois sur le côté la moustache poivre et sel après quoi il tourna les talons. Par la suite je me contentai simplement d’en faire encore moins que je n’en faisais déjà, j’avais simplifié la question à l’extrême, décrochant les deux étrivières en descendant de cheval, débouclant la sous-gorge dès que je lui avais coupé l’eau une ou deux fois et alors enlevant toute la bride d’un seul coup, trempant le tout dans l’abreuvoir pendant qu’il finissait de boire, et ensuite il rentrait tout seul à l’écurie, moi marchant à côté prêt à l’attraper par une oreille, après quoi je n’avais plus qu’à passer un chiffon sur les aciers et de temps en temps un petit coup de toile émeri quand ils étaient vraiment trop rouillés, mais de toute façon ça ne changeait pas grand-chose parce que sur ce point-là ma réputation était faite depuis longtemps et ils avaient renoncé à m’embêter et je suppose d’ailleurs qu’en ce qui le concerne il s’en fichait pas mal et que faire semblant de ne pas me voir quand il passait l’inspection du peloton était une politesse faite à ma mère sans trop d’effort, à moins que l’astiquage ne fit aussi partie pour lui de ces choses inutiles et irremplaçables, de ces réflexes et traditions ancestralement conservés comme qui dirait dans la Saumur et fortifiés par la suite, quoique d’après ce qu’on racontait elle (c’est-à-dire la femme c’est-à-dire l’enfant qu’il avait épousée ou plutôt qui l’avait épousé) s’était chargée en seulement quatre ans de mariage de lui faire oublier ou en tout cas mettre au rancart un certain nombre de ces traditionnelles traditions, que cela lui plût ou non, mais même en admettant qu’il eût renoncé à un certain nombre d’entre elles (et peut-être non pas tant par amour que par force ou si l’on préfère par la force de l’amour ou si l’on préfère forcé par l’amour) il y a des choses que le pire des abandons des renoncements ne peut faire oublier même si on le voulait et ce sont en général les plus absurdes les plus vides de sens celles qui ne se raisonnent ni ne se commandent, comme par exemple ce réflexe qu’il a eu de tirer son sabre quand cette rafale lui est partie dans le nez de derrière la haie : un moment j’ai pu le voir ainsi le bras levé brandissant cette arme inutile et dérisoire dans un geste héréditaire de statue équestre que lui avaient probablement transmis des générations de sabreurs, silhouette obscure dans le contrejour qui le décolorait comme si son cheval et lui avaient été coulés tout ensemble dans une seule et même matière, un métal gris, le soleil miroitant un instant sur la lame nue puis le tout – homme cheval et sabre – s’écroulant d’une pièce sur le côté comme un cavalier de plomb commençant à fondre par les pieds et s’inclinant lentement d’abord puis de plus en plus vite sur le flanc, disparaissant le sabre toujours tenu à bout de bras derrière la carcasse de ce camion brûlé effondré là, indécent comme un animal une chienne pleine traînant son ventre par terre, les pneus crevés se consumant lentement exhalant cette puanteur de caoutchouc cramé la nauséeuse puanteur de la guerre suspendue dans l’éclatant après-midi de printemps, flottant ou plutôt stagnant visqueuse et transparente mais aurait-on dit visible comme une eau croupie dans laquelle auraient baigné les maisons de brique rouge les vergers les haies : un instant l’éblouissant reflet de soleil accroché ou plutôt condensé, comme s’il avait capté attiré à lui pour une fraction de seconde toute la lumière et la gloire, sur l’acier virginal… Seulement, vierge, il y avait belle lurette qu’elle ne l’était plus, mais je suppose que ce n’était pas cela qu’il lui demandait espérait d’elle le jour où il avait décidé de l’épouser, sachant sans doute parfaitement dès ce moment ce qui l’attendait, ayant accepté par avance ayant assumé ayant par avance consommé si l’on peut dire cette Passion, avec cette différence que le lieu le centre l’autel n’en était pas une colline chauve, mais ce suave et tendre et vertigineux et broussailleux et secret repli de la chair… Ouais : crucifié, agonisant sur l’autel la bouche l’antre de… Mais après tout n’y avait-il pas aussi une putain là-bas, à croire que les putains sont indispensables dans ces sortes de choses, femmes en pleurs se tordant les bras et putains repenties, à supposer qu’il lui ait jamais demandé de se repentir ou du moins attendu espéré qu’elle le fit qu’elle devînt autre chose que ce qu’elle avait la réputation d’être et donc attendu de ce mariage autre chose que ce qui devait logiquement s’ensuivre, prévoyant même peut-être ou du moins ayant peut-être envisagé jusqu’à cette ultime conséquence ou plutôt conclusion, ce suicide que la guerre lui donnait l’occasion de perpétrer d’une façon élégante c’est-à-dire non pas mélodramatique spectaculaire et sale comme les bonnes qui se jettent sous le métro ou les banquiers qui salissent tout leur bureau mais maquillé en accident si toutefois on peut considérer comme un accident d’être tué à la guerre, profitant en quelque sorte avec discrétion et opportunité de l’occasion offerte pour en finir avec ce qui n’aurait jamais dû commencer quatre ans auparavant…
J’ai compris cela, j’ai compris que tout ce qu’il cherchait espérait depuis un moment c’était de se faire descendre et pas seulement quand je l’ai vu rester là planté sur son cheval arrêté bien exposé au beau milieu de la route sans même se donner la peine ou faire semblant de se donner la peine de le pousser jusque sous un pommier, cet imbécile de petit sous-lieutenant se croyant obligé de faire comme lui, s’imaginant sans doute que c’était le dernier chic le nec plus ultra de l’élégance et du bon ton pour un officier de cavalerie sans se douter un instant des véritables raisons qui poussaient l’autre à faire ça c’est-à-dire qu’il ne s’agissait là ni d’honneur ni de courage et encore moins d’élégance mais d’une affaire purement personnelle et non pas même entre lui et elle mais entre lui et lui. J’aurais pu le lui dire, Iglésia aurait pu le lui dire encore mieux que moi. Mais à quoi bon. Je suppose qu’il devait être persuadé qu’il faisait là quelque chose d’absolument sensationnel et d’ailleurs pourquoi l’aurions-nous détrompé puisque comme cela il mourrait au moins content béat même, mourant à côté de et comme un de Reixach, mieux valait donc qu’il le croie mieux valait donc qu’il soit idiot qu’il ne se demande pas ce qu’il y avait derrière ce visage à peine légèrement ennuyé légèrement impatient attendant nous faisant ou plutôt faisant au règlement du service en campagne et aux dispositions prescrites en cas d’attaque par avion volant bas et mitraillant la concession d’attendre jusqu’à ce qu’ils se soient éloignés et que nous sortions du fossé, se tournant légèrement sur sa selle un peu impatienté mais se contenant nous montrant ce visage toujours impénétrable dépourvu d’expression attendant simplement que nous soyons de nouveau à cheval tandis qu’ils disparaissaient pas plus gros que des points maintenant au-dessus de l’horizon, puis dès que nous fûmes en selle repartant poussant son cheval d’une imperceptible pression des jambes, le cheval se remettant semblait-il en marche de lui-même et toujours au pas naturellement sans précipitation sans lenteur non plus et pas nonchalamment non plus : simplement au pas. Je suppose qu’il n’aurait pas pris le trot pour tout l’or du monde, qu’il n’aurait pas donné un coup d’éperon pas donné sa place pour un boulet de canon c’est le cas de le dire il y a comme ça des expressions qui tombent à pic : au pas donc, cela devait faire aussi partie de ce qu’il avait commencé quatre ans plus tôt et avait décidé, était en train de finir ou plutôt de chercher à terminer avançant tranquillement, impassible (de même que, d’après ce que disait Iglésia, il avait toujours fait semblant de ne s’apercevoir de rien, n’avait jamais laissé transparaître le moindre sentiment ni jalousie ni colère) sur cette route qui était quelque chose comme un coupe-gorge, c’est-à-dire pas la guerre mais le meurtre, un endroit où l’on vous assassinait sans qu’on ait le temps de faire ouf, les types tranquillement installés comme au tir forain derrière une haie ou un buisson et prenant tout leur temps pour vous ajuster, le vrai casse-pipe en somme et un moment je me suis demandé s’il n’espérait pas qu’Iglésia y laisserait aussi sa peau, si tout en finissant avec lui-même il n’assouvissait pas en même temps une vengeance longtemps désirée, mais tout bien pesé je ne le crois pas je pense qu’à ce moment-là tout lui était devenu indifférent si tant est qu’il en ait jamais voulu à Iglésia puisqu’en définitive il l’avait gardé à son service et que maintenant il se souciait autant ou plutôt aussi peu de lui que de moi ou de cet idiot de sous-lieutenant, ne se sentant sans doute plus tenu à aucun devoir non pas en ce qui nous concernait personnellement mais en ce qui concernait son rôle sa fonction d’officier, pensant probablement que ce qu’il pouvait faire ou ne pas faire sur ce plan n’avait au stade où nous en étions arrivés plus aucune espèce d’importance : délivré donc libéré relevé pour ainsi dire de ses obligations militaires à partir du moment où l’effectif de son escadron avait été réduit à nous quatre (son escadron lui-même étant à peu près tout ce qui avait fini par rester du régiment tout entier avec peut-être quelques autres cavaliers démontés perdus par-ci par-là dans la nature) ce qui ne l’empêchait pas de se tenir toujours droit et raide sur sa selle aussi droit et aussi raide que s’il avait été en train de défiler à la revue du quatorze juillet et non pas en pleine retraite ou plutôt débâcle ou plutôt désastre au milieu de cette espèce de décomposition de tout comme si non pas une armée mais le monde lui-même tout entier et non pas seulement dans sa réalité physique mais encore dans la représentation que peut s’en faire l’esprit (mais peut-être était-ce aussi le manque de sommeil, le fait que depuis dix jours nous n’avions pratiquement pas dormi, sinon à cheval) était en train de se dépiauter se désagréger s’en aller en morceaux en eau en rien, et deux ou trois fois quelqu’un lui cria de ne pas continuer (combien je ne sais, ni qui ils étaient : j’imagine, des blessés, ou cachés dans des maisons ou dans le fossé, ou peut-être de ces civils qui s’obstinaient de façon incompréhensible à errer traînant une valise crevée ou poussant devant eux de ces voiturettes d’enfant chargées de vagues bagages (et même pas des bagages : des choses, et probablement inutiles : simplement sans doute pour ne pas errer les mains vides, avoir l’impression l’illusion d’emporter avec soi, de posséder n’importe quoi pourvu que s’y attachât – à l’oreiller éventré au parapluie ou à la photographie en couleurs des grands-parents – la notion arbitraire de prix, de trésor) comme si ce qui comptait c’était de marcher, que ce fût dans une direction ou une autre : mais je ne les vis pas véritablement, tout ce que je pouvais voir, étais encore capable de reconnaître, comme une sorte de point de mire, de repère, c’était ce dos osseux maigre raide et très droit posé sur la selle, et la tunique de serge légèrement plus brillante sur la saillie symétrique des omoplates, et il y avait longtemps que j’avais cessé de m’intéresser – de pouvoir m’intéresser – à ce qui pouvait se passer sur le bord de la route) ; des voix donc, irréelles et geignardes criant quelque chose (mise en garde, avertissement) et qui me parvenaient à travers l’éblouissante et opaque lumière de cette journée de printemps (comme si la lumière elle-même était sale, comme si l’air invisible contenait en suspension, comme une eau souillée troublée, cette sorte de crasse poussiéreuse et puante de la guerre), et lui (chaque fois je pouvais voir sa tête bouger et sous le casque apparaître en profil perdu le bord de son visage, la découpe sèche dure du front, du sourcil, et au-dessous l’encoche de l’orbite puis la ligne ferme sèche inaltérable, descendant tout droit de la pommette au menton) les regardant, son œil inexpressif incurieux se posant un instant (mais apparemment sans voir) sur celui (ou peut-être même pas : seulement l’endroit le point d’où venait la voix) qui l’avait interpellé, et même pas réprobateur sévère ou indigné, même pas un froncement de sourcil : simplement cette absence d’expression, d’intérêt – tout au plus peut-être un étonnement : un peu interdit, impatient, comme si dans un salon quelqu’un l’avait brusquement abordé sans lui avoir été présenté ou interrompu au milieu d’une phrase par une de ces remarques hors de propos (comme par exemple lui signaler la cendre de son cigare sur le point de se détacher ou son café en train de refroidir) et cherchant peut-être, faisant effort, montre de bonne volonté de patience de courtoisie pour essayer de comprendre les raisons ou l’intérêt de la remarque ou si celle-ci pouvait être rattachée d’une manière quelconque à ce qu’il était en train de raconter, puis renonçant à comprendre prenant son parti sans même un haussement d’épaules pensant sans doute qu’il est inévitable de rencontrer toujours partout et en toutes circonstances – dans les salons ou à la guerre – des gens stupides et sans éducation, et cela fait – c’est-à-dire remémoré – oubliant l’interrupteur, l’effaçant cessant de le voir avant même d’avoir détourné les yeux, cessant alors pour de bon de regarder cet endroit où il n’y avait rien, redressant la tête et reprenant avec ce petit sous-lieutenant sa paisible conversation du genre de celles que peuvent tenir deux cavaliers chevauchant de compagnie (au manège ou dans la carrière) et où il devait sans doute être question de chevaux, de camarades de promotion, de chasse ou de course. Et il me semblait y être, voir cela : des ombrages verts avec des femmes en robes de couleur imprimées, debout ou assises sur des fauteuils de jardin en fer, et des hommes en culottes claires et bottes en train de leur parler, légèrement penchés sur elles, tapotant leurs bottes à petits coups de leur cravache de jonc, les robes des chevaux et celles des femmes, et les cuirs fauves des bottes faisant des taches vives (acajou, mauve, rose, jaune) sur l’épaisseur verte des frondaisons, et les femmes de cette espèce particulière non pas à laquelle appartiennent mais que constituent à l’exclusion de toutes autres les filles de colonels ou de noms à particules : un peu fades, un peu insignifiantes et grêles, conservant tard (même mariées, même après le deuxième ou le troisième enfant) cet air de jeunes filles, avec leurs longs bras délicats et nus, leurs courts gants blancs de pensionnaires, leurs robes de pensionnaires (jusqu’à ce qu’elles se muent brusquement – vers le milieu de la trentaine – en quelque chose d’un peu hommasse, un peu chevalin (non, pas des juments : des chevaux) fumant et parlant chasse ou concours hippiques comme des hommes), et le bourdonnement léger des voix suspendu sous les lourds feuillages des marronniers, les voix (féminines ou d’hommes) capables de rester bienséantes, égales et parfaitement futiles tout en articulant les propos les plus raides ou même de corps de garde, discutant de saillies (bêtes et humains), d’argent ou de premières communions avec la même inconséquente, aimable et cavalière aisance, les voix donc se mêlant à l’incessant et confus piétinement des bottes et des hauts talons sur le gravier, stagnant dans l’air, le chatoyant et impalpable poudroiement de poussière dorée suspendu dans le paisible et vert après-midi aux effluves de fleurs, de crottin et de parfums, et lui…
« Ouais !… » fit Blum (maintenant nous étions couchés dans le noir c’est-à-dire imbriqués entassés au point de ne pas pouvoir bouger un bras ou une jambe sans rencontrer ou plutôt sans demander la permission à un autre bras ou une autre jambe, étouffant, la sueur ruisselant sur nous nos poumons cherchant l’air comme des poissons sur le sec, le wagon arrêté une fois de plus dans la nuit on n’entendait rien d’autre que le bruit des respirations les poumons s’emplissant désespérément de cette épaisse moiteur cette puanteur s’exhalant des corps emmêlés comme si nous étions déjà plus morts que des morts puisque nous étions capables de nous en rendre compte comme si l’obscurité les ténèbres… Et je pouvais les sentir les deviner grouillant rampant lentement les uns sur les autres comme des reptiles dans la suffocante odeur de déjections et de sueur, cherchant à me rappeler depuis combien de temps nous étions dans ce train un jour et une nuit ou une nuit un jour et une nuit mais cela n’avait aucun sens le temps n’existe pas Quelle heure est-il dis-je est-ce que tu peux réussir à voir l’, Bon sang dit-il qu’est-ce que ça peut foutre qu’est-ce que ça changera quand il fera jour tu tiens à voir nos sales gueules de lâches de vaincus tu tiens à voir ma sale gueule de juif ils, Oh dis-je ça va ça va ça va), Blum répétant : « Ouais. Et alors il a dégusté à bout portant cette rafale de mitraillette. Peut-être qu’il aurait été plus intelligent de sa part de
– Non : écoute… Intelligent ! Oh bon Dieu qu’est-ce que l’intell… Ecoute : à un moment il nous a payé à boire. C’est-à-dire, je pense, pas exactement pour nous : à cause des chevaux. C’est-à-dire qu’il a pensé qu’ils devaient avoir soif et alors par la même occasion… » Et Blum : « Payé à boire ? », et moi : « Oui. C’était… Ecoute : on aurait dit une de ces réclames pour une marque de bière anglaise, tu sais ? La cour de la vieille auberge avec les murs de brique rouge foncé aux joints clairs, et les fenêtres aux petits carreaux, le châssis peint en blanc, et la servante portant le pichet de cuivre et le groom en jambières de cuir jaune avec les languettes des boucles retroussées donnant à boire aux chevaux pendant que le groupe des cavaliers se tient dans la pose classique : les reins cambrés, l’une des jambes bottées en avant, un bras replié sur la hanche avec la cravache dans le poing tandis que l’autre élève une chope de bière dorée en direction d’une fenêtre du premier étage où l’on aperçoit, entrevoit à demi derrière le rideau un visage qui a l’air de sortir d’un pastel… Oui : avec cette différence qu’il n’y avait rien de tout cela que les murs de brique, mais sales, et que la cour ressemblait plutôt à celle d’une ferme : une arrière-cour de bistrot, d’estaminet, avec des caisses de limonade vides entassées et des poules errantes et du linge en train de sécher sur une corde, et qu’en fait de tablier blanc à bavette la femme portait un de ces sarreaux de toile à petites fleurs comme on en vend sur les marchés en plein vent et qu’elle était jambes nues dans de simples pantoufles et apparemment pas tellement étonnée de ce qu’elle et nous étions en train de faire là, comme si c’eût été une chose normale de vider tranquillement, debout et tout équipés, chacun notre cannette de bière, lui et le sous-lieutenant un peu à l’écart comme il sied (et je ne sais même pas s’il a bu, je ne le crois pas, je ne le vois pas vidant une cannette de bière au goulot), et nous tenant d’une main notre bouteille et de l’autre les rênes des chevaux en train de boire à l’abreuvoir, et cela à côté de cette route sur le bord de laquelle il y avait un type mort (ou une femme, ou un enfant), ou un camion, ou une voiture brûlée à peu près tous les dix mètres, et quand il a payé – car il a payé – j’ai pu voir sa main descendre tranquillement dans sa poche, sous le moelleux tissu gris-vert de l’élégante culotte, les deux bosses formées par l’index et le majeur repliés tandis qu’il saisissait son porte-monnaie, l’extirpait et comptait les pièces dans la main de la femme aussi paisiblement que s’il avait réglé une orangeade ou une de ces boissons chic au bar d’un quelconque pesage à Deauville ou Vichy… » Et de nouveau il me semblait voir cela : se détachant sur le vert inimitable des opulents marronniers, presque noir, les jockeys passant dans le tintement de la cloche pour se rendre au départ, haut perchés, simiesques, sur les bêtes graciles et élégantes, leurs casaques multicolores se suivant dans les pastilles de soleil, comme ceci : Jaune, bretelles et toque bleues – le fond vert-noir des marronniers – Noire, croix de Saint-André bleue et toque blanche – le mur vert-noir des marronniers – Damier bleu et rose toque bleue – le mur vert-noir des marronniers – Rayée cerise et bleue, toque bleu ciel – le mur vert-noir des marronniers – Jaune, manches cerclées jaune et rouge, toque rouge – le mur vert-noir des marronniers – Rouge, coutures grises, toque rouge – le mur vert-noir des marronniers – Bleu clair, manches noires, brassard et toque rouges – le mur vert-noir des marronniers – Grenat, toque grenat – le mur vert-noir des marronniers – Jaune, cercle et brassards verts, toque rouge – le mur vert-noir des marronniers – Bleue, manches rouges, brassard et toque verts – le mur vert-noir des marronniers – Violette, croix de Lorraine cerise, toque violette – le mur vert-noir des marronniers – Rouge, pois bleus, manches et toque rouges – le mur vert-noir des marronniers – Marron cerclé bleu ciel, toque noire… les casaques étincelantes glissant, le mur vert sombre des feuilles, les casaques étincelantes, les pastilles de soleil dansant, les chevaux aux noms dansants – Carpasta, Milady, Zeida, Naharo, Romance, Primarosa, Riskoli, Carpaccio, Wild-Risk, Samarkand, Chichibu – les jeunes pouliches posant l’un après l’autre leurs sabots délicats et les retirant comme si elles se brûlaient, dansant, semblant se tenir, suspendues et dansantes, au-dessus du sol, sans toucher terre, la cloche, le bronze tintant, n’en finissant plus de tinter, tandis que l’une après l’autre les chatoyantes casaques glissaient silencieusement dans l’élégant après-midi et Iglésia passant sans la regarder avec sur le dos cette casaque rose qui semblait laisser derrière lui comme le sillage parfumé de sa chair à elle, comme si elle avait pris une de ces soyeuses lingeries et la lui avait jetée dessus, encore tiède, encore imprégnée de l’odeur de son corps, et au-dessus son profil jaune et triste d’oiseau de proie, et ses petites jambes repliées, les genoux remontés, accroupi sur cette alezane dorée à la démarche majestueuse, opulente, aux hanches opulentes (jusqu’à cette opulente raideur de l’arrière-train, des membres faits non pour marcher mais pour galoper, les longs postérieurs se mouvant l’un après l’autre avec cette raide distinction, cette hautaine maladresse, la longue queue blonde se balançant, accrochant les éclats de soleil), et les dernières casaques maintenant de dos (une bleu foncé avec une croix de Saint-André rouge, une marron à pois bleus), disparaissant derrière les balances, le bâtiment au toit de chaume, aux fausses poutres normandes, et elle (elle qui n’a pas non plus tourné la tête, pas fait mine de le voir) assise dans un de ces fauteuils de fer, sous les ombrages, avec peut-être dans une main une de ces feuilles jaunes ou roses sur lesquelles sont inscrites les dernières cotes (mais ne la regardant pas non plus), parlant distraitement avec (ou écoutant distraitement, ou n’écoutant pas) un de ces personnages, de ces colonels ou commandants à la retraite que l’on ne voit plus que dans ces sortes d’endroits, vêtus d’un pantalon rayé, coiffés d’un melon gris (et sans doute rangés quelque part, tout habillés, pendant le reste de la semaine, et ressortis uniquement le dimanche, rapidement époussetés, défroissés et posés là en même temps que les corbeilles de fleurs sur les balcons et les escaliers des tribunes, et aussitôt après rangés de nouveau dans leur boîte), et à la fin Corinne se levant nonchalamment, se dirigeant sans hâte – sa vaporeuse et indécente robe rouge oscillant, se balançant au-dessus de ses jambes – vers les tribunes…
Mais il n’y avait pas de tribunes, pas de public élégant pour nous regarder : je pouvais toujours les voir devant nous se silhouettant en sombre (formes donquichottesques décharnées par la lumière qui mordait, corrodait les contours), indélébiles sur le fond de soleil aveuglant, leurs ombres noires tantôt glissant à côté d’eux sur la route comme leurs doubles fidèles, tantôt raccourcies, tassées ou plutôt télescopées, naines et difformes, tantôt étirées, échassières et distendues, répétant en raccourci et symétriquement les mouvements de leurs doubles verticaux auxquels elles semblent réunies par des liens invisibles : quatre points – les quatre sabots – se détachant et se rejoignant alternativement (exactement à la façon d’une goutte d’eau qui se détache d’un toit ou plutôt se scinde, une partie d’elle-même restant accrochée au rebord de la gouttière (le phénomène se décomposant de la façon suivante : la goutte s’étirant en poire sous son propre poids, se déformant, puis s’étranglant, la partie inférieure – la plus grosse – se séparant, tombant, tandis que la partie supérieure semble remonter, se rétracter, comme aspirée vers le haut aussitôt après la rupture, puis se regonfle aussitôt par un nouvel apport, de sorte qu’un instant après il semble que ce soit la même goutte qui pende, s’enfle de nouveau, toujours à la même place, et cela sans fin, comme une balle cristalline animée au bout d’un élastique d’un mouvement de va-et-vient), et, de même, la patte et l’ombre de la patte se séparant et se ressoudant, ramenées sans fin l’une vers l’autre, l’ombre se rétractant sur elle-même comme le bras d’un poulpe tandis que le sabot se soulève, la patte décrivant une courbe naturelle, arrondie, cependant que sous elle et légèrement en arrière recule seulement un peu, compressée, la tache noire qui revient ensuite se recoller au sabot – et en raison de la pente oblique des rayons, la vitesse à laquelle l’ombre revient pour ainsi dire toucher but allant croissant, de sorte que partant lentement elle semble à la fin se précipiter comme une flèche, aspirée, sur le point de contact, de jonction) comme par un phénomène d’osmose, le double mouvement multiplié par quatre, les quatre sabots et les quatre ombres télescopées se disjoignant et se rejoignant dans une sorte de va-et-vient immobile, de piétinement monotone, tandis que sous elles défilent bas-côtés poussiéreux, pavés ou herbe, comme une tache d’encre aux multiples bavures se dénouant et se renouant, glissant sans laisser de traces sur les décombres, les morts, l’espèce de traînée, de souillure, de sillage d’épaves que laisse derrière elle la guerre, et ce dut être par là que je le vis pour la première fois, un peu avant ou après l’endroit où nous nous sommes arrêtés pour boire, le découvrant, le fixant à travers cette sorte de demi-sommeil, cette sorte de vase marron dans laquelle j’étais pour ainsi dire englué, et peut-être parce que nous dûmes faire un détour pour l’éviter, et plutôt le devinant que le voyant : c’est-à-dire (comme tout ce qui jalonnait le bord de la route : les camions, les voitures, les valises, les cadavres) quelque chose d’insolite, d’irréel, d’hybride, en ce sens que ce qui avait été un cheval (c’est-à-dire ce qu’on savait, ce qu’on pouvait reconnaître, identifier comme ayant été un cheval) n’était plus à présent qu’un vague tas de membres, de corne, de cuir et de poils collés, aux trois quarts recouvert de boue – Georges se demandant sans exactement se le demander, c’est-à-dire constatant avec cette sorte d’étonnement paisible ou plutôt émoussé, usé et même presque complètement atrophié par ces dix jours au cours desquels il avait peu à peu cessé de s’étonner, abandonné une fois pour toutes cette position de l’esprit qui consiste à chercher une cause ou une explication logique à ce que l’on voit ou ce qui vous arrive : donc ne se demandant pas comment, constatant seulement que quoiqu’il n’eût pas plu depuis longtemps – du moins à sa connaissance – le cheval ou plutôt ce qui avait été un cheval était presque entièrement recouvert – comme si on l’avait trempé dans un bol de café au lait, puis retiré – d’une boue liquide et gris-beige, déjà à moitié absorbé semblait-il par la terre, comme si celle-ci avait déjà sournoisement commencé à reprendre possession de ce qui était issu d’elle, n’avait vécu que par sa permission et son intermédiaire (c’est-à-dire l’herbe et l’avoine dont le cheval s’était nourri) et était destiné à y retourner, s’y dissoudre de nouveau, le recouvrant donc, l’enveloppant (à la façon de ces reptiles qui commencent par enduire leurs proies de bave ou de suc gastrique avant de les absorber) de cette boue liquide sécrétée par elle et qui semblait être déjà comme un sceau, une marque distinctive certifiant l’appartenance, avant de l’engloutir lentement et définitivement dans son sein en faisant sans doute entendre comme un bruit de succion : pourtant (quoiqu’il semblât avoir été là depuis toujours, comme un de ces animaux ou végétaux fossilisés retournés au règne minéral, avec ses deux pattes de devant repliées dans une posture fœtale d’agenouillement et de prière à la façon des membres antérieurs d’une mante religieuse, son cou raide, sa tête raide et renversée dont la mâchoire ouverte laissait voir la tache violette du palais) il n’y avait pas longtemps qu’il avait été tué – peut-être seulement lors du dernier passage des avions ? – car le sang était encore frais : une large tache rouge clair et grumeleuse, brillante comme un vernis, s’étalant sur ou plutôt hors de la croûte de boue et de poils collés comme s’il sourdait non d’un animal, d’une simple bête abattue, mais d’une inexpiable et sacrilège blessure faite par les hommes (à la façon dont, dans les légendes, l’eau ou le vin jaillissent de la roche ou d’une montagne frappée d’un bâton) au flanc argileux de la terre ; Georges le regardant tandis qu’il faisait machinalement décrire à sa monture un large demi-cercle pour le contourner (le cheval obéissant docilement sans faire d’écart ni presser le pas ni obliger son cavalier à le tenir serré pour le maîtriser, Georges pensant à l’agitation, l’espèce de mystérieuse frayeur qui s’emparait des chevaux lorsque, partant pour l’exercice, il leur arrivait de longer, au bout du champ de manœuvres, le mur de l’entreprise d’équarrissage, et alors les hennissements, les tintements des gourmettes, les jurons des hommes cramponnés aux rênes, pensant : « Et là-bas c’était seulement l’odeur. Mais maintenant même la vue d’un de leurs pareils mort ne leur fait plus rien, et sans doute marcheraient-ils même dessus, rien que parce que ça leur ferait trois pas de moins », pensant encore : « Et moi aussi d’ailleurs… » Il le vit lentement pivoter au-dessous de lui, comme s’il avait été posé sur un plateau tournant (d’abord au premier plan, la tête renversée, présentant sa face inférieure, fixe, le cou raide, puis insensiblement, les pattes repliées s’interposant, masquant la tête, puis le flanc maintenant au premier plan, la blessure, puis les membres postérieurs en extension, collés l’un à l’autre comme si on les avait ligotés, la tête réapparaissant alors, tout là-bas derrière, dessinée en perspective fuyante, les contours se modifiant d’une façon continue, c’est-à-dire cette espèce de destruction et de reconstruction simultanées des lignes et des volumes (les saillies s’affaissant par degrés tandis que d’autres reliefs semblent se soulever, se profilent, puis s’affaissent et disparaissent à leur tour) au fur et à mesure que l’angle de vue se déplace, en même temps que semblait bouger tout autour l’espèce de constellation – et d’abord il ne vit que de vagues taches – constituée d’objets de toutes sortes (selon l’angle aussi les distances entre eux diminuant ou s’élargissant) éparpillés en désordre autour du cheval (sans doute le chargement de la charrette qu’il avait traînée mais on ne voyait pas de charrette : peut-être les gens s’y étaient-ils attelés eux-mêmes et avaient-ils continué ainsi ?), Georges se demandant comment la guerre répandait (puis il vit la valise éventrée, laissant échapper comme des tripes, des intestins d’étoffe) cette invraisemblable quantité de linges, le plus souvent noirs et blancs (il y en avait pourtant un d’un rose passé, projeté sur ou accroché par la haie d’aubépines, comme si on l’avait mis là à sécher), comme si ce que les gens estimaient le plus précieux c’étaient des chiffons, des loques, des draps déchirés ou tordus, dispersés, étirés, comme des bandes, de la charpie, sur la face verdoyante de la terre…
Puis il cessa de se demander quoi que ce fût, cessant en même temps de voir quoiqu’il s’efforçât de garder les yeux ouverts et de se tenir le plus droit possible sur sa selle tandis que l’espèce de vase sombre dans laquelle il lui semblait se mouvoir s’épaississait encore, et il fit noir tout à fait, et tout ce qu’il percevait maintenant c’était le bruit, le martèlement monotone et multiple des sabots sur la route se répercutant, se multipliant (des centaines, des milliers de sabots à présent) au point comme le crépitement de la pluie) de s’effacer, se détruire lui-même, engendrant par sa continuité, son uniformité, comme une sorte de silence au deuxième degré, quelque chose de majestueux, monumental : le cheminement même du temps, c’est-à-dire invisible immatériel sans commencement ni fin ni repère, et au sein duquel il avait la sensation de se tenir, glacé, raide sur son cheval lui aussi invisible dans le noir, parmi les fantômes de cavaliers aux invisibles et hautes silhouettes glissant horizontalement, oscillant ou plutôt se dandinant faiblement au pas cahoté des chevaux, si bien que l’escadron, le régiment tout entier semblait progresser sans avancer, comme au théâtre ces personnages immobiles dont les jambes imitent sur place le mouvement de la marche tandis que derrière eux se déroule en tremblotant une toile de fond sur laquelle sont peints maisons arbres nuages, avec cette différence qu’ici la toile de fond était seulement la nuit, du noir, et à un moment la pluie commença à tomber, elle aussi monotone, infinie et noire, et non pas se déversant mais, comme la nuit elle-même, englobant dans son sein hommes et montures, ajoutant mêlant son imperceptible grésillement à cette formidable patiente et dangereuse rumeur de milliers de chevaux allant par les routes, semblable au grignotement que produiraient des milliers d’insectes rongeant le monde (au reste les chevaux, les vieux chevaux d’armes, les antiques et immémoriales rosses qui vont sous la pluie nocturne le long des chemins, branlant leur lourde tête cuirassée de méplats, n’ont-ils pas quelque chose de cette raideur de crustacés cet air vaguement ridicule vaguement effrayant de sauterelles, avec leurs pattes raides leurs os saillants leurs flancs annelés évoquant l’image de quelque animal héraldique fait non pas de chair et de muscles mais plutôt semblable – animal et armure se confondant – à ces vieilles guimbardes aux tôles et aux pièces rouillées, cliquetant, rafistolées à l’aide de bouts de fil de fer, menaçant à chaque instant de s’en aller en morceaux ?), rumeur qui, dans l’esprit de Georges avait fini par se confondre avec l’idée même de guerre, le monotone piétinement qui emplissait la nuit semblable à un cliquetis d’ossements, l’air noir et dur sur les visages comme du métal, de sorte qu’il lui semblait (pensant à ces récits d’expéditions au Pôle où l’on raconte que la peau reste attachée au fer gelé) sentir les ténèbres froides adhérer à sa chair, solidifiées, comme si l’air, le temps lui-même n’étaient qu’une seule et unique masse d’acier refroidi (comme ces mondes morts, éteints depuis des milliards d’années et couverts de glaces) dans l’épaisseur de laquelle ils étaient pris, immobilisés pour toujours, eux, leurs vieilles carnes macabres, leurs éperons, leurs sabres, leurs armes d’acier : tout debout et intacts, tels que le jour lorsqu’il se lèverait les découvrirait à travers les épaisseurs transparentes et glauques, semblables à une armée en marche surprise par un cataclysme et que le lent glacier à l’invisible progression restituerait, vomirait dans cent ou deux cent mille ans de cela, pêle-mêle avec tous les vieux lansquenets, reîtres et cuirassiers de jadis, dégringolant, se brisant dans un faible tintement de verre…
« A moins que tout ça ne se mette aussitôt à pourrir et puer, pensa-t-il. Comme ces mammouths… » Puis il fut tout à fait réveillé (sans doute à cause du changement d’allure du cheval, c’est-à-dire, quoiqu’il fût toujours au pas, un déhanchement plus sec, chassant le corps vers le pommeau de la selle, ce qui signifiait que la route s’était maintenant mise à descendre) : mais il faisait toujours aussi noir, et même en écarquillant les yeux tant qu’il pouvait il ne parvenait à rien distinguer, pensant (au bruit des sabots différent maintenant, sonnant plus creux et, pendant un moment, la sensation d’un silence différent aussi, d’une obscurité différente, non pas plus humide ou plus fraîche – car la même pluie tombait toujours – mais pour ainsi dire liquide et mouvante, au-dessous d’eux) qu’ils devaient passer sur un pont ; puis sous les sabots le sol rendit de nouveau un son plein et la route commença à monter.
Là où la culotte frottait contre la selle, entre le genou et les sacoches à avoine, le patient filet d’eau qui s’infiltrait avait complètement détrempé le drap et il pouvait sentir contre sa peau le froid de l’étoffe mouillée, et sans doute la route s’élevait-elle en lacets car à présent le crépitement monotone arrivait de partout : non plus seulement de l’avant et de l’arrière mais encore à droite, au-dessus, à gauche, au-dessous, et, les yeux grands ouverts sur le noir, presque insensible maintenant (les étriers déchaussés, penché à présent sur le pommeau, les deux jambes passées par-dessus les sacoches pour soulager les genoux, se laissant ballotter comme un paquet) il croyait entendre tous les chevaux, les hommes, les wagons en train de piétiner ou de rouler en aveugles dans cette même nuit, cette même encre, sans savoir vers où ni vers quoi, le vieux et inusable monde tout entier frémissant, grouillant et résonnant dans les ténèbres comme une creuse boule de bronze avec un catastrophique bruit de métal entrechoqué, pensant à son père assis dans le kiosque aux vitres multicolores au fond de l’allée de chênes où il passait ses après-midi à travailler, couvrir de sa fine écriture raturée et surchargée les éternelles feuilles de papier qu’il transportait avec lui d’un endroit à l’autre dans une vieille chemise aux coins cornés, comme une sorte d’inséparable complément de lui-même, d’organe supplémentaire inventé sans doute pour remédier aux défaillances des autres (les muscles, les os accablés sous le monstrueux poids de graisse et de chairs distendues, de matière devenue impropre à satisfaire par elle-même ses propres besoins de sorte qu’elle semblait avoir inventé, sécrété comme une sorte de sous-produit de remplacement, de sixième sens artificiel, de prothèse omnipotente fonctionnant à l’encre et à la pâte de bois) ; mais ce soir-là, les journaux du matin encore étalés pêle-mêle sur la table d’osier par-dessus la chemise, les précieux papiers qu’il avait apportés comme chaque jour mais qui se trouvaient encore à l’endroit même où ils les avaient posés en arrivant, au début de l’après-midi, les journaux en désordre et froissés à force d’avoir été relus et retenant encore dans la pénombre du kiosque la lumière du crépuscule d’été à travers lequel parvenait le halètement paisible du tracteur, le métayer finissant de faucher la grande prairie, le bruit du moteur s’emballant, s’exaspérant quand il remontait la pente de la colline, rageur, dominant leurs voix, puis, parvenu en haut, se relâchant brusquement, s’effaçant presque tandis qu’il passait derrière le bouquet de bambous en tournant, redescendait la pente, tournait encore, longeait le bas de la colline, puis se précipitait, se ruait de nouveau, le moteur s’arc-boutant semblait-il à l’assaut de la pente, et Georges savait alors qu’il allait peu à peu le voir apparaître, s’élevant, se hissant avec cette irrésistible lenteur de tout ce qui de près ou de loin et de quelque espèce que ce soit – hommes, animaux, mécaniques – touche aux choses de la terre, le buste immobile du métayer imperceptiblement secoué par les trépidations surgissant peu à peu dans le crépuscule devant le fond de collines, les dépassant, se détachant enfin, sombre, sur le ciel pâle, et son père dans le fauteuil d’osier qui grinçait sous son poids à chacun de ses mouvements, le regard perdu dans le vide derrière les lunettes inutiles où Georges pouvait voir se refléter deux fois la minuscule silhouette découpée sur le couchant traversant (ou plutôt glissant lentement sur) la surface bombée des verres en passant par les phases successives de déformations dues à la courbure des lentilles – d’abord étirée en hauteur, puis s’aplatissant, puis s’allongeant de nouveau, filiforme, tandis qu’elle pivotait lentement et disparaissait –, de sorte que tandis qu’il écoutait lui parvenir dans la pénombre la voix fatiguée du vieil homme il lui semblait voir l’invincible image du paysan non pas simplement traverser d’un bord à l’autre chacune des deux lunes de ciel mais (à la façon de ces personnages assis sur un manège) apparaître, grossir, s’approcher et décroître de nouveau comme si elle parcourait, éternelle, tremblotante et imperturbable, la ronde et éblouissante surface du monde…
Et son père parlant toujours, comme pour lui-même, parlant de ce comment s’appelait-il philosophe qui a dit que l’homme ne connaissait que deux moyens de s’approprier ce qui appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu’il choisissait en général tout d’abord le premier parce qu’il lui paraissait le plus facile et le plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir découvert les inconvénients et les dangers du premier, le second c’est-à-dire le commerce qui était un moyen non moins déloyal et brutal mais plus confortable, et qu’au demeurant tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient chacun à son tour mis l’Europe à feu et à sang avant de se transformer en sociétés anonymes de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et commerce n’étaient jamais l’un comme l’autre que l’expression de leur rapacité et cette rapacité elle-même la conséquence de l’ancestrale terreur de la faim et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n’étaient en réalité qu’une seule et même chose un simple besoin celui de se rassurer, comme des gamins qui sifflent ou chantent fort pour se donner du courage en traversant une forêt la nuit, ce qui expliquait pourquoi le chant en chœur faisait partie au même titre que le maniement d’armes ou les exercices de tir du programme d’instruction des troupes parce que rien n’est pire que le silence quand, et Georges alors en colère disant : « Mais bien sûr ! », et son père regardant toujours sans le voir le boqueteau de trembles palpitant faiblement dans le crépuscule, l’écharpe de brume en train de s’amasser lentement dans le fond de la vallée, noyant les peupliers, les collines s’enténébrant, et disant : « Qu’est-ce que tu as ? » et lui : « Rien je n’ai rien Je n’ai surtout pas envie d’aligner encore des mots et des mots et encore des mots Est-ce qu’à la fin tu n’en as pas assez toi aussi ? » et son père : « De quoi ? » et lui : « Des discours D’enfiler des… », puis se taisant, se rappelant qu’il partait le lendemain, se contenant, son père le regardant maintenant, silencieux, puis cessant de le regarder (le tracteur avait terminé à présent, passait bruyamment derrière le kiosque, le métayer juché sur le siège haut perché, la tache claire de sa chemise seule visible dans l’ombre dense sous les arbres glissant, rattachée à rien, fantomatique, s’éloignant, disparaissant au coin de la grange, le bruit du moteur cessant peu après, le silence refluant alors) ; il ne pouvait plus distinguer le visage du vieil homme, seulement un masque flou suspendu au-dessus de l’énorme et confuse masse affalée dans le fauteuil, pensant : « Mais il a de la peine et il cherche à le cacher à se donner lui aussi du courage C’est pour ça qu’il parle tant Parce que tout ce qu’il a à sa disposition c’est seulement cela cette pesante obstinée et superstitieuse crédulité – ou plutôt croyance – en l’absolue prééminence du savoir appris par procuration, de ce qui est écrit, de ces mots que son père à lui qui n’était qu’un paysan n’a jamais pu réussir à déchiffrer, leur prêtant, les chargeant donc d’une sorte de pouvoir mystérieux, magique… » ; la voix de son père, empreinte de cette tristesse, de cet intraitable et vacillant acharnement à se convaincre elle-même sinon de l’utilité ou de la véracité de ce qu’elle disait, du moins de l’utilité de croire à l’utilité de le dire, s’obstinant pour lui tout seul – comme un enfant siffle en traversant un bois dans le noir avait-il dit –, continuant à présent à lui parvenir, non plus à travers la pénombre du kiosque dans la stagnante chaleur d’août, de l’été pourrissant où quelque chose finissait définitivement de se corrompre, puant déjà, se gonflant comme un cadavre empli de vers et crevant à la fin, ne laissant plus subsister qu’un insignifiant résidu, l’amas de journaux froissés où depuis longtemps on ne distinguait plus rien (même pas des lettres, des signes reconnaissables, même plus les gros titres à sensation : à peine une tache, une ombre un peu plus grise sur la grisaille du papier), mais (la voix, les paroles) s’élevant maintenant dans les ténèbres froides où, invisible, s’étirait interminablement la longue théorie des chevaux en marche depuis toujours semblait-il : comme si son père n’avait jamais cessé de parler, Georges attrapant au passage un des chevaux et sautant dessus, comme s’il s’était simplement levé de son siège, avait enfourché une de ces ombres cheminant depuis la nuit des temps, le vieil homme continuant à parler à un fauteuil vide tandis qu’il s’éloignait, disparaissait, la voix solitaire s’obstinant, porteuse de mots inutiles et vides, luttant pied à pied contre cette chose fourmillesque qui remplissait la nuit d’automne, la noyait, la submergeait à la fin sous son majestueux et indifférent piétinement.
Ou peut-être n’avait-il fait que fermer les yeux et les rouvrir aussitôt, son cheval manquant de buter sur celui qui le précédait, et alors se réveillant tout à fait, se rendant compte qu’à présent le bruit des sabots avait cessé et que toute la colonne était arrêtée si bien que l’on n’entendait plus maintenant que le ruissellement de la pluie tout autour, la nuit toujours aussi noire, déserte, un cheval renâclant parfois, s’ébrouant, puis le bruit de la pluie recouvrant tout de nouveau et au bout d’un moment on entendit des ordres criés en tête de l’escadron et à son tour le peloton s’ébranla pour s’immobiliser de nouveau après quelques mètres, quelqu’un descendant le long de la colonne au grand trot, la monture forgeant légèrement, faisant entendre à chaque foulée un tintement clair, métallique, et, noire sur noir, une forme surgit du néant, passa dans un froissement musculeux de bête en course, de buffleteries, de harnachement et de ferraille entrechoquée, le buste obscur incliné en avant sur l’encolure, sans visage, casqué, apocalyptique, comme le spectre même de la guerre surgi tout armé des ténèbres et y retournant, après quoi il s’écoula encore un temps assez long jusqu’à ce qu’à la fin l’ordre vînt de repartir et presque aussitôt ils distinguèrent les premières maisons, un peu plus noires encore que le ciel.
Puis ils furent dans la grange, avec cette fille tenant la lampe au bout de son bras levé, semblable à une apparition : quelque chose comme une de ces vieilles peintures au jus de pipe : brun (ou plutôt bitumeux) et tiède, et, pour ainsi dire, non pas tant l’intérieur d’un bâtiment que, semblait-il, comme s’ils avaient pénétré (pénétrant en même temps dans l’odeur âcre des bêtes, du foin) dans une sorte d’espace organique, viscéral, Georges se tenant, un peu étourdi, un peu ahuri, clignant des yeux, les paupières brûlantes, stupide, gourd dans ses vêtements roides et pesants de pluie, ses bottes roides, sa fatigue, et cette mince pellicule de saleté et d’insomnie interposée entre son visage et l’air extérieur comme une impalpable et craquelante couche de glace, de sorte qu’il lui semblait pouvoir sentir en même temps le froid de la nuit – ou plutôt maintenant de l’aube – apporté, entré là avec lui, l’enserrant encore (et, pensa-t-il, l’aidant sans doute, comme un corset, à se tenir debout, pensant encore confusément qu’il lui fallait se dépêcher de desseller et de se coucher avant qu’il se mette à fondre, à se désagréger) et, d’autre part, cette sorte de tiédeur pour ainsi dire ventrale au sein de laquelle elle se tenait, irréelle et demi nue, à peine ou mal réveillée, les yeux, les lèvres, toute sa chair gonflée par cette tendre langueur du sommeil, à peine vêtue, jambes nues, pieds nus malgré le froid dans de gros souliers d’homme pas lacés, avec une espèce de châle en tricot violet qu’elle ramenait sur sa chair laiteuse, le cou laiteux et pur qui sortait de la grossière chemise de nuit, dans cette nappe de lumière jaunâtre de la lampe qui semblait couler sur elle à partir de son bras levé comme une phosphorescente couche de peinture, jusqu’à ce que Wack ait réussi à allumer la lanterne, et alors elle souffla la lampe, se détourna et sortit dans le petit jour bleuâtre semblable à une taie sur un œil aveugle, sa silhouette se découpant un instant en sombre tant qu’elle fut dans la pénombre de la grange, puis, sitôt le seuil franchi, semblant s’évanouir, quoiqu’ils continuassent à la suivre des yeux non pas s’éloignant mais, aurait-on dit, se dissolvant, se fondant dans cette chose à vrai dire plus grisâtre que bleuâtre et qui était sans doute le jour, puisqu’il fallait tout de même bien qu’il arrivât, mais apparemment sans aucun des pouvoirs, des vertus inhérents au jour, quoiqu’on distinguât vaguement une murette de l’autre côté du chemin, le tronc d’un gros noyer et, derrière, les arbres du verger, mais tout ton sur ton, sans couleurs ni valeurs, comme si murette, noyer et pommiers (la jeune femme avait maintenant disparu) étaient pour ainsi dire fossilisés, n’avaient laissé là que leur empreinte dans cette matière inconsistante, spongieuse et uniformément grise qui s’infiltrait maintenant peu à peu dans la grange, le visage de Blum comme un masque gris quand Georges se retourna, comme une feuille de papier déchiré avec deux trous pour les yeux, la bouche grise aussi, Georges continuant encore la phrase qu’il avait commencée ou plutôt entendant sa voix la continuer (sans doute quelque chose comme : Dis donc tu as vu cette fille, elle…), puis la voix cessant, les lèvres persistant peut-être encore à remuer sur du silence, puis cessant elles aussi tandis qu’il regardait ce visage de papier, et Blum (il avait enlevé son casque et maintenant son étroite figure de fille semblait plus étroite encore entre les oreilles décollées, pas beaucoup plus grosse qu’un poing, au-dessus du cou de fille sortant du col raide et mouillé du manteau comme hors d’une carapace, souffreteux, triste, féminin, buté) disant : « Quelle fille ? », et Georges : « Quelle… Qu’est-ce que tu as ? », le cheval de Blum encore sellé, même pas attaché, et lui simplement appuyé au mur comme s’il avait eu peur de tomber, avec son mousqueton toujours en bandoulière, sans même avoir le courage de se déséquiper, et Georges disant pour la deuxième fois : « Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ? » et Blum haussant les épaules, se détachant du mur, commençant à déboucler la sangle, et Georges : « Bon sang, laisse donc ce cheval. Va te coucher. Si je te poussais tu tomberais… », lui-même dormant presque debout, mais Blum ne résista pas lorsqu’il l’écarta : sur les croupes cuivrées des chevaux les poils étaient collés par la pluie, sombres, ils étaient aussi collés et mouillés sous le tapis de selle, une odeur âcre, acide, s’en exhalant, et tandis qu’il rangeait leurs deux paquetages le long du mur il lui semblait toujours la voir, là où elle s’était tenue l’instant d’avant, ou plutôt la sentir, la percevoir comme une sorte d’empreinte persistante, irréelle, laissée moins sur sa rétine (il l’avait si peu, si mal vue) que, pour ainsi dire, en lui-même : une chose tiède, blanche comme le lait qu’elle venait de tirer au moment où ils étaient arrivés, une sorte d’apparition non pas éclairée par cette lampe mais luminescente, comme si sa peau était elle-même la source de la lumière, comme si toute cette interminable chevauchée nocturne n’avait eu d’autre raison, d’autre but que la découverte à la fin de cette chair diaphane modelée dans l’épaisseur de la nuit : non pas une femme mais l’idée même, le symbole de toute femme, c’est-à-dire… (mais était-il encore debout, défaisant courroies et boucles avec des gestes d’automate, ou déjà couché, dormant, gisant dans le foin entêtant, tandis que l’entourait, l’ensevelissait le lourd sommeil)… sommairement façonnés dans la tendre argile deux cuisses un ventre deux seins la ronde colonne du cou et au creux des replis comme au centre de ces statues primitives et précises cette bouche herbue cette chose au nom de bête, de terme d’histoire naturelle – moule poulpe pulpe vulve – faisant penser à ces organismes marins et carnivores aveugles mais pourvus de lèvres, de cils : l’orifice de cette matrice le creuset originel qu’il lui semblait voir dans les entrailles du monde, semblable à ces moules dans lesquels enfant il avait appris à estamper soldats et cavaliers, rien qu’un peu de pâte pressée du pouce, l’innombrable engeance sortie tout armée et casquée selon la légende et se multipliant grouillant se répandant sur la surface de la terre bruissant de l’innombrable rumeur, de l’innombrable piétinement des armées en marche, les innombrables noirs et lugubres chevaux hochant balançant tristement leurs têtes, se succédant défilant sans fin dans le crépitement monotone des sabots (il ne dormait pas, se tenait parfaitement immobile, et non pas une grange à présent, non pas la lourde et poussiéreuse senteur du foin desséché, de l’été aboli, mais cette impalpable, nostalgique et tenace exhalaison du temps lui-même, des années mortes, et lui flottant dans les ténèbres, écoutant le silence, la nuit, la paix, l’imperceptible respiration d’une femme à côté de lui, et au bout d’un moment il distingua le second rectangle dessiné par la glace de l’armoire reflétant l’obscure lumière de la fenêtre – l’armoire éternellement vide des chambres d’hôtel avec, pendus à l’intérieur, deux ou trois cintres nus, l’armoire elle-même (avec son fronton triangulaire encadré de deux pommes de pin) faite de ce bois d’un jaune pisseux aux veinules rougeâtres que l’on n’emploie semble-t-il que pour ces sortes de meubles destinés à ne jamais rien renfermer sinon leur vide poussiéreux, poussiéreux cercueil des fantômes reflétés de milliers d’amants, de milliers de corps nus, furieux et moites, de milliers d’étreintes emmagasinées, confondues dans les glauques profondeurs de la glace inaltérable, virginale et froide –, et lui se rappelant :) « … Jusqu’à ce que je me rendisse compte que c’était non pas des chevaux mais la pluie sur le toit de la grange, ouvrant alors les yeux découvrant la lumière filtrant en lamelles par les interstices entre les planches de la paroi : il devait être tard et pourtant le jour était encore de ce même blanc sale dans lequel elle avait disparu, qui l’avait absorbée et pour ainsi dire épongée dans l’aube chargée d’eau ou plutôt imbibée imprégnée comme une étoffe comme nos vêtements, sentant l’odeur du drap mouillé buvard dans lesquels nous avions dormi et nous tenions maintenant mal réveillés stupides regardant dans un bout de miroir accroché au-dessus d’un seau de toile plein d’eau glacée nos visages gris sales eux aussi tirés par le manque de sommeil blafards avec leurs joues mal rasées nos tignasses mêlées de paille nos yeux aux bords trop roses et cette espèce d’étonnement de malaise de répulsion (comme celle qu’on éprouve à la vue d’un cadavre comme si la bouffissure de la décomposition s’était déjà par avance installée avait commencé son travail le jour où nous avions revêtu nos anonymes tenues de soldats, revêtant en même temps, comme une espèce de flétrissure, ce masque uniforme de fatigue de dégoût de crasse) alors j’éloignai le miroir, mon ou plutôt ce visage de méduse basculant s’envolant comme aspiré par le fond ombreux marron de la grange, disparaissant avec cette foudroyante rapidité qu’imprime aux images reflétées le plus petit changement d’angle et à la place je les vis à l’autre bout de l’écurie, palabrant ou plutôt se taisant c’est-à-dire échangeant du silence comme d’autres échangent des paroles c’est-à-dire une certaine espèce de silence qu’ils étaient les seuls à comprendre et qui était sans doute pour eux plus éloquente que tous les discours, entourant le cheval couché sur le flanc : trois à têtes de paysans, de ces types taciturnes méfiants renfermés qui composaient la majeure partie de l’effectif du régiment avec cet on-ne-sait-quoi de douloureux dans leurs visages précocement ridés empreints de cette nostalgie de leurs champs de leur solitude de leurs bêtes de la terre noire et avare, et je dis Qu’est-ce qu’il y a qu’est-ce qui se passe ? mais ils ne me répondirent même pas, pensant sans doute que c’était inutile ou que peut-être nous ne parlions pas la même langue alors je m’approchai et regardai à mon tour pendant un moment le cheval respirant péniblement, Iglésia était là lui aussi mais pas plus que les autres il n’avait paru m’entendre quoique entre lui et moi je pensais j’espérais qu’il pourrait au moins y avoir une possibilité de contact, mais sans doute que d’être jockey c’est aussi un peu quelque chose comme paysan malgré les apparences qui donneraient à croire qu’il, c’est-à-dire que puisqu’il avait vécu dans les villes ou tout au moins au contact des villes il était permis de l’imaginer quand même un peu différent d’un paysan, c’est-à-dire pariant jouant et même plutôt affranchi comme le sont souvent les jockeys, et ayant passé son enfance non pas à garder les oies ou à conduire les vaches à l’abreuvoir mais à traîner sans doute dans un ruisseau et sur le pavé des villes, mais il faut croire que c’est moins la campagne que les bêtes la compagnie le contact des bêtes, car il était à peu près aussi renfermé aussi taciturne aussi peu communicatif que n’importe lequel d’entre eux et comme eux toujours occupé absorbé (comme s’il était incapable de rester sans rien faire) dans une de ces minutieuses et lentes besognes qu’ils ont le secret de s’inventer : de là où j’étais (un peu en arrière de lui assis sur une vieille brouette et me tournant aux trois quarts le dos, ses épaules remuant un peu, sans doute déjà en train d’astiquer son harnachement ou celui de de Reixach, passant les boucles de cuivre au kaol et sur les rênes cette cire jaune dont il semblait transporter un stock avec lui) je pouvais voir son grand nez, sa tête penchée comme si elle était entraînée vers le bas par le poids de cette espèce de bec, de truc postiche carnavalesque comme rajouté en avant de sa figure en lame de couteau telle qu’on n’en fabrique sans doute plus depuis les spadassins de la Renaissance italienne enveloppés dans leurs capes d’assassins laissant juste dépasser ce nez proéminent d’aigle lui donnant cet air à la fois terrible et malheureux d’oiseau affligé de… Où avais-je lu cette histoire dans Kipling je crois ce conte sinon où, de cet animal affligé d’un bec, d’un tarin « Va te faire tarauder l’oignon » disait-il, ou « Tu as le cul bordé de nouilles » expression de jockeys pour « avoir de la chance » mais il n’y avait aucun soupçon de vulgarité dans sa voix, plutôt une sorte de candeur, de naïveté, d’étonnement et aussi de réprobation scandalisée comme quand il a vu la façon dont Blum avait sellé ce cheval et que malgré ça il n’avait pas de gonfles après une aussi longue étape, sa voix cassée enrouée et blanche étrangement douce, au contraire de ce qu’on aurait pu attendre et même humble avec quelque chose d’enfantin qui semblait un paradoxal démenti à ce masque de carnaval osseux et ridé sans compter le fait qu’il avait au moins quinze ans de plus que la moyenne d’entre nous, se trouvait là comme entouré de gamins uniquement parce que de Reixach s’était arrangé, avait probablement fait jouer ses relations pour le faire affecter à notre régiment de façon à pouvoir le garder près de lui comme ordonnance, et de fait on aurait dit qu’ils ne pouvaient pas se passer l’un de l’autre, tout autant lui de de Reixach que celui-ci de lui, cet attachement hautain du maître pour son chien et de bas en haut du chien pour son maître sans se poser la question de savoir si le maître en est digne ou non : admettant simplement, reconnaissant ne mettant pas une seconde en discussion l’état des choses, respectueux de celui-ci comme tout le montrait comme par exemple cette manière ou plutôt manie de reprendre patiemment avec cette obstination et cette fidélité domestique ceux qui écorchaient son nom prononçant comme ça s’écrit : de Reixach, et lui : « Reichac vingt dieux t’as pas encore compris : chac l’ixe comme ch-che et le ch à la fin comme k Mince alors jte jure çuilà qu’est-ce qu’il peut être cloche ça fait au moins dix fois que je lui explique t’as donc jamais été aux courses patate c’est pourtant un nom assez connu… » Fier du nom, des couleurs, de cette casaque de soie brillante qu’il portait, rose bretelles noires toque noire sur le vert billard des pistes, une livrée, et pourtant quand l’autre a pris cette rafale de mitraillette à bout portant et qu’un moment après j’ai proposé de retourner, d’aller voir s’il était mort ou non, m’examinant (comme lorsqu’un peu plus tôt de Reixach avait obligé ce soldat perdu à descendre de sur le cheval de main sur lequel il nous avait suppliés de le laisser monter, me disant un moment après : C’était un espion, et moi : qui ?, et lui, haussant les épaules : Ce type, et moi : Un… Mais à quoi l’as-tu vu ? et lui me dévisageant alors avec ces mêmes yeux globuleux, ce même regard interdit à la fois doux réprobateur légèrement scandalisé et étonné comme s’il s’efforçait de me comprendre, prenait en pitié mon imbécillité, tout aussi stupéfait apparemment et choqué que lorsqu’il entendait quelqu’un maudire les officiers et envoyer, vouer au diable son de Reixach qui maintenant y était sans doute – au diable – pour de bon), cherchant sans doute à percer cette pellicule cette croûte que je pouvais sentir sur mon visage comme de la paraffine, se craquelant aux rides, opaque, m’isolant, faite de fatigue de sommeil de sueur et de poussière, son visage à lui toujours empreint de la même expression incrédule réprobatrice et douce, disant : « Voir quoi ? », et moi : « S’il est mort. Après tout même comme ça à bout portant ce type a pu le rater, peut-être seulement le blesser ou seulement tuer son cheval puisque le cheval est tombé alors que nous l’avons vu dégainer son sabre et que… », puis je me tus me rendant compte que je perdais mon temps, que la question pour lui de retourner d’aller voir ne se posait même pas, non par lâcheté mais se demandant sans doute simplement pourquoi au nom de quoi (et vraiment ne trouvant pas) il aurait été risquer sa peau pour faire une chose pour laquelle on ne l’avait pas payé ni expressément commandé, problème qui sans doute le dépassait : cirer les bottes de de Reixach astiquer son harnachement soigner et faire gagner ses chevaux cela c’était son travail et il s’en acquittait avec cette scrupuleuse application dont il avait fait preuve depuis cinq ans qu’il montait pour lui, et pas seulement ses chevaux racontait-on, grimpant sautant aussi sa, mais que ne racontait-on pas sur lui sur eux…
Et cherchant (Georges) à imaginer cela : des scènes, de fugitifs tableaux printaniers ou estivaux, comme surpris, toujours de loin, à travers le trou d’une haie ou entre deux buissons : quelque chose avec des pelouses d’un vert éternellement éclatant, des barrières blanches, et Corinne et lui l’un en face de l’autre, lui plus petit qu’elle, planté sur ses courtes pattes arquées, avec ses souples bottes à revers, sa culotte blanche et cette casaque en soie étincelante dont elle avait elle-même choisi les couleurs et qui semblait (de cette même matière brillante et satinée dont sont faits les dessous – soutien-gorge culotte et ces porte-jarretelles noirs – féminins) comme un burlesque, agressif et voluptueux travestissement : comme ces nains difformes que l’on habillait autrefois aux couleurs des reines et des princesses, de teintes précieuses et tendres, lui avec son masque de carnaval italien, sa peau jaune, son visage osseux, ascétique, son nez en coupe-vent, ses gros yeux globuleux, son air passif (pensif), réfléchi et souffreteux (apparence peut-être accusée par ce port de tête particulier aux jockeys, le col officier de la casaque sous lequel est noué un mouchoir qui ressemble à un pansement leur engonçant le cou, lui donnant cette raideur, la tête projetée en avant, comme quelqu’un qui souffre d’abcès à la nuque ou de furonculose), et elle debout en face de lui (et apparemment rien d’autre qu’un jockey déférent écoutant les ordres de sa propriétaire, patient, triturant machinalement entre ses mains la poignée de sa cravache) dans une de ces robes de voile multicolores et transparentes dans le contre-jour qui étire les ombres sur la pelouse, ou encore de ce rouge qui semblait fait pour s’accorder avec la couleur de ses cheveux, son corps dessiné à l’intérieur en transparence (la fourche de ses jambes) par les rayons frisants du soleil et se détachant nettement, comme si elle était nue, en rouge foncé dans le nuage vaporeux des voiles de sorte qu’elle faisait penser (mais pas penser, pas plus que le chien ne pense quand il entend la sonnette fatidique qui déclenche ses réflexes : donc pas penser, plutôt quelque chose comme saliver) à quelque chose comme un de ces sucres d’orge (et sirop, et orgeat, des mots aussi pour elle, pour cela), de ces sucreries enveloppées de papier cellophane aux teintes acides (papiers dont le froissement cristallin, la couleur seule, la matière même, avec leurs cassures où la paraffine apparaît en un fin réseau de lignes grises entrecroisées, provoque déjà les réflexes physiologiques), Georges pouvant voir remuer leurs lèvres, mais pas entendre (trop loin, caché derrière sa haie, derrière le temps, tandis qu’il écoutait (plus tard, lorsque Blum et lui eurent réussi à l’apprivoiser un peu) Iglésia leur raconter une de ses innombrables histoires de chevaux, par exemple celle de ce trois ans qui souffrait d’une lymphangite et avec lequel néanmoins il avait gagné plusieurs… Georges disant : « Mais est-ce qu’elle… » et Iglésia : « Elle venait surveiller quand je lui posais ce révulsif. C’était une formule que m’avait donnée mon premier patron, mais il fallait faire attention de… », et Georges : « Mais quand elle venait, est-ce que tu… je veux dire : est-ce que vous… », et Iglésia répondant encore à côté) ; au surplus cela n’avait pas d’importance : il n’avait pas besoin de savoir ce que disaient la bouche, les lèvres peintes qui remuaient doucement, ni ce que répondaient les grosses lèvres crevassées, dures, du masque de carnaval, et pour la bonne raison que c’étaient, que ce ne pouvaient être que des mots dépourvus d’importance, anodins (parlant probablement, elle et lui, du révulsif ou du tendon claqué, comme il le racontait avec cette espèce d’innocente naïveté) ; probablement était-ce bien cela : c’est-à-dire pas une idylle, une intrigue se déroulant, verbeuse, convenue, ordonnée, s’engageant, se fortifiant, se développant suivant un harmonieux et raisonnable crescendo coupé par les indispensables arrêts et fausses manœuvres, et un point culminant, et après cela peut-être un palier, et après cela encore l’obligatoire decrescendo : non, rien d’organisé, de cohérent, pas de mots, de paroles préparatoires, de déclarations ni de commentaires, seulement cela : ces quelques images muettes, à peine animées, vues de loin : elle lui donnant ses ordres au pesage, ou encore lui souillé et crotté, des traînées de terre ou d’herbe écrasée, vert-jaune, sur sa culotte, et peut-être boitant légèrement, tenant sur le bras sa minuscule selle de poupée d’où pendent les étriers qui s’entrechoquent avec un tintement argentin, marchant à côté d’elle vers les balances derrière le cheval trempé et fumant que mène par la bride un de ces petits lads aux cheveux sales et trop longs, aux vêtements élimés et à la pâle figure de voyou ; ou encore un matin ensoleillé, devant les écuries, et lui, avec sa culotte reprisée de tous les jours et ses vieilles bottes craquelées, et en manches de chemise, accroupi, en train de savonner et masser les jarrets d’un cheval, et tout à coup, sur les pavés mouillés des abords, son ombre à elle, dans une de ces robes claires, simples, matinales, ou encore peut-être en tenue de cheval, bottée elle aussi, tapotant de sa cravache une de ses jambes, et lui restant accroupi, sans se retourner, continuant à masser le tendon malade jusqu’à ce qu’elle lui parle, et se levant alors, se tenant de nouveau devant elle, le buste légèrement incliné en avant, les bras savonneux jusqu’au coude et, aux mouvements de leurs deux têtes, au geste qu’à un moment il fait avec l’un de ses bras, on comprend qu’ils parlent du cheval, de l’emplâtre, et pas plus (sinon peut-être un clin d’œil équivoque entre deux lads, la façon sournoise de la regarder d’un de ces petits garçons malingres, dépenaillés et vicieux que l’on voit passer suspendus au bridon des bêtes étincelantes, avec leurs petites gueules de frappes mal nourries, leur air crapuleux et pitoyable, dans un électrique flamboiement de crinières, de muscles et de robes irisées), et donc pas beaucoup question d’amour, à moins que, justement, l’amour – ou plutôt la passion – ce soit cela : cette chose muette, ces élans, ces répulsions, ces haines, tout informulé – et même informé –, et donc cette simple suite de gestes, de paroles, de scènes insignifiantes, et, au centre, sans préambule, cet assaut, ce corps à corps urgent, rapide, sauvage, n’importe où, peut-être dans l’écurie même, sur une balle de paille, elle les jupes haut troussées, avec ses bas, ses jarretelles, le bref éclair de peau éblouissante en haut des cuisses, tous deux haletants, furieux, avec sans doute la terreur d’être surpris, elle guettant par-dessus son épaule, l’œil fou, le cou tordu, la porte de l’écurie, et autour d’eux l’odeur ammoniacale des litières, et les bruits des bêtes dans leurs stalles, et lui aussitôt après de nouveau avec ce masque de cuir et d’os inchangé, impénétrable, triste, taciturne, et passif, et morne, et servile…
Cela. Et par-dessus, en filigrane pour ainsi dire, cet insipide et obsédant bavardage qui, pour Georges, avait fini par être non pas quelque chose d’inséparable de sa mère quoique cependant distinct (comme, s’échappant d’elle, un flot, un produit qu’elle eût sécrété), mais pour ainsi dire sa mère elle-même, comme si les éléments qui la composaient (la flamboyante chevelure orange, les doigts endiamantés, les robes trop voyantes qu’elle s’obstinait à porter non malgré son âge, mais, semblait-il, en raison directement proportionnelle à celui-ci, le nombre, l’éclat, la violence des couleurs augmentant en même temps que le nombre des années) n’avaient constitué que l’éclatant et tapageur support de ce caquetage volubile et encyclopédique à travers lequel, au milieu d’histoires de domestiques, de couturières, de coiffeur et d’innombrables relations et connaissances, les de Reixach – c’est-à-dire non seulement Corinne et son mari, mais la lignée, la race, la caste, la dynastie des de Reixach – lui étaient apparus, avant même qu’il ait jamais approché l’un d’eux, nimbés d’une sorte de prestige surnaturel, d’inaccessibilité d’autant plus intangible qu’elle ne tenait pas seulement à la possession de quelque chose (comme la simple richesse) qui se puisse acquérir et que, par conséquent, l’espoir ou la possibilité (même théoriques) de posséder soi-même un jour dépouille en grande partie de son prestige, mais bien plus (c’est-à-dire en plus de, ou plutôt avant la fortune, rehaussant d’une manière inégalable cette fortune) à cette particule, ce titre, ce sang, qui représentaient apparemment pour Sabine (la mère de Georges) une valeur d’autant plus prestigieuse que non seulement ils ne pouvaient être acquis (puisque essentiellement constitués par quelque chose qu’aucune puissance ne peut donner, remplacer : l’ancienneté, le temps) mais encore qu’elle éprouvait à leur sujet le suppliciant, l’intolérable sentiment d’une frustration personnelle du fait qu’elle était elle-même (mais hélas, par sa mère) une de Reixach : de là, sans doute, l’obstination, la constance ulcérée et plaintive qu’elle mettait à rappeler sans cesse (cela – avec son endémique jalousie, son horreur de vieillir et les questions de cuisine ou d’office – faisait partie des trois ou quatre thèmes autour desquels sa pensée semblait graviter avec le monotone, opiniâtre et furieux acharnement de ces insectes suspendus dans le crépuscule, voletant, tournoyant sans trêve autour d’un invisible – et inexistant, sauf pour eux seuls – épicentre), à rappeler sans cesse les indiscutables liens de parenté qui l’unissaient à eux, liens d’ailleurs reconnus, comme l’attestait la présence sur la photographie de son mariage d’un de Reixach en uniforme d’officier de dragons d’avant quatorze et que corroborait au surplus la possession de l’hôtel familial dont, à défaut du nom et du titre, elle avait hérité à la suite d’une succession de partages et de legs dans le détail desquels elle était la seule sans doute à se reconnaître, comme elle était sans doute aussi la seule à savoir par cœur l’interminable liste des alliances et des mésalliances passées, racontant en détail comment tel lointain ancêtre de de Reixach avait été déchu de ses droits de noblesse pour avoir dérogé aux lois de sa caste en se livrant au commerce, et comment tel autre dont elle montrait le portrait… (car elle avait aussi hérité des portraits – au moins de plusieurs – d’une abondante galerie ou plutôt collection d’ancêtres, ou plutôt de géniteurs, « Ou plutôt d’étalons, dit Blum, parce que dans une famille pareille je suppose que c’est comme ça qu’il faut les appeler, non ? Est-ce que l’armée n’a pas par là-bas un centre d’élevage réputé, un haras ? Est-ce que ce n’est pas ce qu’on appelle les Tarbais, avec les diverses variétés… – Bon, bon, dit Georges, va pour étalons, il… –… pur-sang, demi-sang, entiers, hongres… – Bon, dit Georges, mais lui c’est pur-sang, il… », et Blum : « Ça se voit. Tu n’avais pas besoin de me le dire. Croisement tarbo-arabe sans doute. Ou tarno-arabe. Je voudrais seulement le voir une fois sans ses bottes », et Georges : « Pourquoi ? », et Blum : « Seulement pour voir si ce ne sont pas des sabots qu’il a à la place des pieds, seulement pour savoir de quelle race de jument était sa grand-mère… », et Georges : « Bon, ça va, tu as gagné… »). Et il lui semblait voir les feuillets, les paperasses jaunies que Sabine lui avait montrées un jour, religieusement conservées dans une de ces malles poilues comme on en trouve encore dans les greniers, et qu’il avait passé une nuit à parcourir, obligé de se moucher toutes les cinq minutes à cause de la poussière qui lui desséchait le nez (actes notariés à l’encre blanchie, contrats de mariage, cessions, achats de terre, testaments, brevets royaux, ordres de missions, décrets de la Convention, lettres avec leurs cachets de cire brisés, liasses d’assignats, factures de bijoutiers, relevés de redevances féodales, rapports militaires, instructions, actes de baptême, déclarations de décès, de sépulture : sillage de débris surnageants, morceaux, parchemins semblables à des fragments d’épiderme tels qu’en les touchant il lui semblait toucher au même moment – un peu racornis, un peu desséchés comme ces mains tavelées des vieillards, légères, fragiles et immatérielles, prêtes, semble-t-il, à se briser et tomber en cendres lorsqu’on les saisit, mais néanmoins vivantes – par-delà les années, le temps supprimé, comme l’épiderme même des ambitions, des rêves, des vanités, des futiles et impérissables passions) et parmi lesquelles se trouvait un épais cahier à couverture bleue, râpée, fermée par des rubans vert olive, dans les pages duquel l’un des lointains ancêtres (ou géniteur, ou étalon comme le prétendait Blum) avait accumulé un effarant mélange de poèmes, digressions philosophiques, projets de tragédies, relations de voyages, dont il pouvait se rappeler mot pour mot certains titres (« Bouquet envoyé à une Vieille Dame qui dans sa jeunesse sans être jolie avait fait des passions »), ou certaines pages, comme celle-là, transcrite semble-t-il de l’italien, si l’on en jugeait par la traduction des mots en marge :
Georges pensant : « Oui, il n’y a qu’un cheval qui a pu écrire ça », répétant : « Bon. Très bien. Etalons », pensant à tous ces morts énigmatiques, figés et solennels qui dans leurs cadres dorés fixaient leurs descendants d’un regard pensif, distant, et parmi lesquels figurait en bonne place ce portrait que pendant toute son enfance il avait contemplé avec une sorte de malaise, de frayeur, parce qu’il (ce lointain géniteur) portait au front un trou rouge dont le sang dégoulinait en une longue rigole serpentine partie de la tempe, suivant la courbe de la joue et dégouttant sur le revers de l’habit de chasse bleu roi comme si – pour illustrer, perpétuer la trouble légende dont le personnage était entouré – on l’avait portraituré ensanglanté par le coup de feu qui avait mis fin à ses jours, se tenant là, impassible, chevalin et bienséant au sein d’une permanente aura de mystère et de mort violente (comme d’autres – les marquis poudrés, les généraux d’Empire congestionnés et chamarrés, les épouses enrubannées de moire – de fatuité, d’ambition, de gloriole ou de futilité) qui avait en quelque sorte averti Georges bien avant d’avoir entendu raconter par Sabine (poussée sans doute par la même impulsion ambiguë qui lui faisait aussi souligner la déchéance du négociant, c’est-à-dire animée de sentiments contradictoires, ne sachant sans doute au juste elle-même si, en rapportant ces histoires scandaleuses, ou ridicules, ou infamantes, ou cornéliennes, elle désirait déprécier cette noblesse, ce titre, dont elle n’avait pas hérité, ou au contraire leur donner plus d’éclat encore, de façon à mieux s’enorgueillir d’une parenté et du prestige qui en rejaillissait) comment ce de Reixach avait pour ainsi dire désavoué de lui-même sa qualité de noble pendant la fameuse nuit du quatre août, comment il avait plus tard siégé à la Convention, voté la mort du roi, puis, sans doute en raison de ses connaissances militaires, été délégué aux armées pour finalement se faire battre par les Espagnols et alors, se désavouant une seconde fois, était venu se faire sauter la cervelle d’un coup de pistolet (et non pas un fusil comme le costume de chasse dans lequel il s’était fait peindre, l’arme qu’il tenait négligemment au creux du bras l’avaient fait imaginer à l’enfant, de même que la trace sanglante qui sur le portrait descendait de son front n’était en réalité que la préparation brun-rouge de la toile mise à nu par une longue craquelure), debout auprès de la cheminée de la chambre devenue maintenant celle de Sabine et où, longtemps, Georges n’avait pu s’empêcher de chercher instinctivement au mur ou au plafond la trace de l’énorme balle de plomb qui lui avait emporté une moitié de la tête.
Se dessinant donc ainsi, à travers l’exaspérant bavardage d’une femme, et sans même que Georges ait eu besoin de les rencontrer, les de Reixach, la famille de Reixach, puis de Reixach lui-même, tout seul, avec, se pressant derrière lui, cette cohorte d’ancêtres, de fantômes entourés de légendes, de racontars d’alcôves, de coups de pistolets, d’actes notariés et de cliquetis d’épées, qui (les fantômes) se confondaient, se superposaient dans la bitumeuse et ombreuse profondeur des vieux tableaux craquelés, puis le couple, de Reixach et sa femme, la fille de vingt ans plus jeune que lui et qu’il avait épousée quatre ans plus tôt dans une rumeur de scandale et de chuchotement autour des tasses de thé, suscitant cette explosion de fureur, d’indignation utérine, de jalousie et de lubricité qui constitue l’inévitable accompagnement de ces sortes d’événements : auréolés donc (l’homme mûr, sec, droit – et même raide –, impénétrable, et la jeune femme de dix-huit ans que l’on pouvait voir, elle, dans ses toilettes claires, impudiques, avec cette chevelure, ce corps, cette peau qui semblaient être faits des mêmes matières précieuses, presque irréelles et presque aussi intouchables que celles – soies, parfums – dont elle était couverte, lui dans sa redingote rouge de cavalier (elle lui avait fait donner sa démission de l’armée), au moment de l’annuel concours hippique, ou passant, inaccessibles, dans cette grosse automobile noire à peu près aussi grosse et aussi impressionnante qu’un corbillard (que, de même qu’elle l’avait forcé à quitter l’armée elle l’avait forcé à acheter à la place de l’anonyme voiture de série dont il se servait jusqu’alors), ou encore elle toute seule au volant de la voiture de course qu’il lui avait offerte (mais cela ne dura pas, l’ennuya sans doute bien vite), et vraiment aussi inaccessibles, aussi irréels l’un et l’autre que s’ils appartenaient déjà à leur (du moins la sienne à lui) collection de légendaires géniteurs immobilisés pour l’éternité dans l’or terni des cadres), auréolés donc…
« Mais tu ne la connais même pas ! dit Blum. Tu m’as dit qu’ils n’étaient jamais là, toujours à Paris, ou à Deauville, ou à Cannes, que tu l’avais tout juste vue une seule fois, ou plutôt entrevue, entre une croupe de cheval et un de ces types habillés comme un figurant d’opérette viennoise, avec une jaquette, un chapeau gris et un monocle vissé dans l’œil, et une moustache de vieux général… Et c’est tout ce que tu en as vu, tu… » Blum aussi avait cette tête de noyé mal réveillé, mal ranimé : il se tut et haussa les épaules. Il avait recommencé à pleuvoir, ou plutôt le pays, le chemin, le verger, s’étaient remis à fondre, silencieusement, lentement, se désagrégeant, se dissolvant en une fine poussière d’eau qui glissait sans bruit, délayant les arbres, les maisons, comme sur une plaque de verre, et maintenant Georges et Blum se tenaient debout sur le seuil de la grange, à l’abri de l’enfoncée du mur, en train de regarder de Reixach aux prises avec un groupe d’hommes gesticulant, s’échauffant, s’affrontant, les voix se mêlant en une sorte de chœur incohérent, désordonné, de babelesque criaillerie, comme sous le poids d’une malédiction, une parodie de ce langage qui, avec l’inflexible perfidie des choses créées ou asservies par l’homme, se retournent contre lui et se vengent avec d’autant plus de traîtrise et d’efficacité qu’elles semblent apparemment remplir docilement leur fonction : obstacle majeur, donc, à toute communication, toute compréhension, les voix montant alors, comme si la simple modulation des sons se révélant impuissante elles n’avaient plus d’espoir que dans leur force, s’élevant jusqu’au cri, s’efforçant l’une l’autre de dominer, de se surpasser… Puis elles s’effacèrent d’un coup, toutes ensemble, laissant place à l’une d’entre elles, véhémente, déclamatoire, puis celle-là aussi cessa et on put entendre celle de de Reixach, seule, presque un murmure, parlant lentement, calmement, son pâle visage (la colère, ou plutôt l’agacement, ou plus simplement l’ennui, se traduisant – de même que dans sa voix, neutre, terne, trop basse – par une baisse de ton pour ainsi dire, une altération en quelque sorte négative, sa peau mate pâlissant encore – à moins encore que la pâleur, la voix imperceptible ne fussent simplement que lassitude, quoiqu’il se tînt toujours aussi raide, aussi droit, dans ses bottes déjà étincelantes qu’Iglésia n’avait pourtant pas pu encore cirer ce matin, qu’il avait donc dû cirer lui-même, méticuleux, impassible, avec le même soin qu’il avait apporté à se raser de près, à se brosser et à faire son nœud de cravate, comme s’il n’était pas dans un village perdu des Ardennes, comme si ce n’était pas la guerre, comme s’il n’avait pas passé, lui aussi, la nuit entière sur son cheval et sous la pluie), son pâle visage donc, même pas rosé par l’animation ou le froid, contrastant avec la figure très rouge, violacée, du petit homme noiraud qui se tenait devant lui sur le seuil de la maison, coiffé d’une casquette à visière de cuir, chaussé de bottes de caoutchouc réparées à l’aide de rustines, et brandissant dangereusement un fusil de chasse, et lorsqu’il fit un pas, s’avança hors de la porte, Georges et Blum purent voir qu’il boitait, Georges disant : « Mais je l’ai assez vue pour savoir qu’elle est comme du lait. Cette lampe suffisait. Bon sang : c’était exactement comme du lait, de la crème répandue… », et Blum : « Quoi ? », et Georges : « Tu n’étais tout de même pas crevé au point de ne pas t’en apercevoir, non ? Même un mort… On avait seulement envie de se mettre à ramper et à lécher, on… » et à ce moment le petit homme noireaud criant : « Ne fais pas un pas de plus ou je te descends ! », et de Reixach : « Allons, voyons », et l’homme : « Mon capitaine : s’il avance, je le descends », et de Reixach encore une fois : « Allons ». Il fit un pas de côté et se trouva de nouveau entre les deux hommes, celui au fusil et l’autre qui se tenait maintenant derrière son dos avec les deux sous-officiers et qui semblait, à une imperceptible nuance près, la réplique exacte du fermier, chaussé lui aussi de bottes noires en caoutchouc constellées de rustines, vêtu non d’un bleu, il est vrai, mais d’un informe costume gris, avec quelque chose qui ressemblait à une cravate fermant le col de sa chemise, et coiffé d’un feutre mou au lieu d’une casquette, comme un homme des villes, et tenant à la main un parapluie : un paysan aussi, mais avec quelque chose de différent toutefois, et à un moment il leva les yeux, très vite, et Georges regarda aussi ce qu’il avait regardé par-dessus la tête du capitaine, mais sans doute pas assez vite car à l’une des fenêtres du premier étage de la maison il n’eut que le temps de voir le rideau qui retombait, un de ces rideaux de filet bon marché comme on en vend dans les foires et dont le motif représentait un paon à la longue queue retombante encadré dans un losange dont les côtés obliques dessinaient comme des marches selon les mailles du filet, la queue du paon se balançant une ou deux fois, puis s’immobilisant, tandis qu’au-dessous (mais Georges ne regardait plus, épiait seulement avec avidité le filet d’un blanc grisâtre maintenant immobile et où le décoratif et prétentieux oiseau se tenait coi derrière l’impalpable bruine qui continuait à tomber, silencieuse, patiente, éternelle) le charivari, la cacophonie, l’imbroglio de voix s’élevait de nouveau, véhément, incohérent, passionné : « … aussi vrai que je suis là je le descends Entrez si vous voulez mon capitaine mais cet homme il ne passera pas cette porte ou je le descends je – Voyons mon ami Monsieur l’adjoint veut seulement s’assurer que cette chambre – Et d’abord pourquoi qu’il les loge pas chez lui il a une grande maison pleine de chambres toutes vides qu’il – Voyons je ne peux pas entrer dans ces considérations nous – Je peux mener moi-même vos sous-officiers à la chambre Je ne refuse pas de les loger seulement il y en a dans le village qui ont des trois ou quatre chambres sans personne dedans alors je voudrais savoir pourquoi il Et cesse de rigoler toi ou je te descends tu entends je te descends raide là t’entends nom de… », épaulant, visant, l’autre se glissant vivement derrière les deux sous-officiers, mais même alors le paon ne bougea pas ni rien d’autre, la façade de la maison comme morte, toute la maison comme morte, sauf une espèce de gémissement rythmé, monotone, tragique, qui s’élevait à l’intérieur, et certainement c’était d’une gorge de femme que cela sortait mais pas Elle : une vieille, et quoiqu’ils ne l’eussent pas vue ils pouvaient l’imaginer assise dans un fauteuil, aveugle, noire et raide, gémissant, balançant le buste d’avant en arrière. Il se débattait mais ils parvinrent à le maîtriser. « Allons ! » dit de Reixach. Il faisait tout son possible pour ne pas élever la voix. Ou peut-être n’avait-il pas d’effort à faire, se tenait-il simplement en dehors, toujours à cette distance (non pas hauteur : il n’y avait en lui rien de hautain, de méprisant : simplement distant, ou plutôt absent), disant : « Laissez donc cette arme, c’est comme ça qu’il arrive des bêtises », et l’homme : « Des bêtises ? Vous appelez ça des bêtises ? Un salaud qui profite de ce que son mari est pas là et qui maintenant veut entrer en plein jour dans une maison qu’il… Allez ! hurla-t-il. Fous le camp ! », et l’autre : « Mon capitaine ! Vous êtes témoin qu’il… » – « Allons, dit de Reixach. Venez. » – « Vous êtes tous témoins qu’il… » – « Venez, dit de Reixach. Du moment qu’il dit qu’il veut bien les loger. »
Mais Georges eut beau attendre encore pendant un long moment, elle ne reparut pas à la fenêtre, mais seulement le paon, d’un blanc grisâtre, immobile, et parvenant toujours de l’intérieur, malgré la porte fermée maintenant, la voix de la vieille femme qui continuait à faire entendre ses lamentations rythmées, monotones, comme une déclamation emphatique, sans fin, comme ces pleureuses de l’Antiquité, comme si tout cela (ces cris, cette violence, cette incompréhensible et incontrôlable explosion de fureur, de passion) ne se passait pas à l’époque des fusils, des bottes de caoutchouc, des rustines et des costumes de confection mais très loin dans le temps, ou de tous les temps, ou en dehors du temps, la pluie tombant toujours et peut-être depuis toujours, les noyers les arbres du verger s’égouttant sans fin : pour la voir il fallait la regarder devant un objet foncé, ou une ombre, le rebord d’un toit, les gouttes rapides rayant d’imperceptibles stries comme des tirets le fond obscur s’entrecroisant grises parfois une goutte plus grosse ployait un brin d’herbe qui se redressait aussitôt d’une brève secousse le pré immobile agité de place en place de minuscules frémissements ; les maisons et les granges dessinaient vaguement les trois côtés d’un rectangle irrégulier autour d’un abreuvoir et d’une sorte d’auge en pierre où dans l’eau glacée Georges essayait de laver un peu de linge les doigts glacés gourds frottant le savon sur le rebord piqueté de la margelle où l’étoffe mouillée se collait du même gris que le ciel avec des poches d’air emprisonnées au-dessous dessinant des cloques des lignes des reliefs d’un gris plus clair, en passant le savon il les écrasait et ils s’accumulaient en plissements parallèles et sinueux un nuage bleuâtre se répandant dans l’eau quand il les rinça, des bulles bleuâtres se pressaient s’agglutinaient dérivaient lentement se frayant un chemin méandreux, se glissant à travers la boue noire piétinée par les bêtes où l’eau s’écoulait d’une empreinte de sabot à l’autre mais à la fin le linge était à peu près aussi gris qu’avant, et Blum dit : « Pourquoi ne lui as-tu pas demandé de te le laver ? Tu as eu peur que son mari te flanque un coup de fusil ? » – « C’est point son mari », dit Wack, puis il se tut comme s’il regrettait d’avoir parlé, baissant de nouveau son visage de paysan alsacien taciturne, hostile, vers le seau au-dessus duquel il frottait son mors et ses étriers avec du sable humide, et Georges : « Comment le sais-tu ? », et Wack continuant à astiquer ses aciers sans répondre, Georges répétant : « Comment le sais-tu ? Qu’est-ce que tu en sais ? », Wack ne relevant toujours pas la tête, le visage penché – dissimulé – au-dessus du seau, disant à la fin de mauvaise grâce, furieux : « Je l’sais ! », et Martin rigolant, disant : « Il les a aidés tout à l’heure à rentrer leurs patates. C’est le valet qui le lui a dit : ce n’est que le frère », et Blum : « Et où est le mari ? En balade à la ville ? », et Wack se retournant d’une pièce, disant : « En balade comme toi, spèce de con : ’vec un casque sur la tête ! », et Blum : « T’as oublié de m’appeler sale youpin. Je ne suis pas un con : je suis un youpin. Tu devrais pourtant te le rappeler », et Georges : « Allons ! », et Blum : « Laisse. Si tu savais comme je m’en f… », et Georges : « Alors, comme ça, tu les as aidés à rentrer leurs patates et le valet t’a raconté l’histoire ? », leurs voix se détachant sur, ou plutôt à travers la pluie grise, continue, patiente (comme le multiple et secret grignotement d’invisibles insectes en train de dévorer insensiblement les maisons, les arbres, la terre entière) les étriers et les mors tintant parfois avec un son clair : simplement des soldats leurs voix lasses monotones aussi s’élevant l’une après l’autre se chevauchant s’affrontant mais comme parlent les soldats, c’est-à-dire comme ils dorment ou mangent avec cette sorte de patience de passivité d’ennui comme s’ils étaient forcés d’inventer d’artificiels motifs de dispute ou simplement des raisons de parler, la grange sentait toujours le drap mouillé le foin, chaque fois qu’ils ouvraient la bouche il s’en échappait un petit jet de buée grise qui s’effaçait presque aussitôt.
mais pourquoi voulait-il à toute force tirer des coups de fusil
peut-être parce que c’est la guerre, tout le monde
tu parles tout le monde
mais lui il est boiteux on n’a pas voulu de lui
une sacrée veine je sais pas ce que je donnerais pour l’être moi aussi et ne pas
sans doute que ce n’est pas sa manière de penser il a l’air d’aimer les fusils d’avoir envie de s’en servir peut-être qu’il donnerait n’importe quoi pour
et l’autre
quel autre
le type au parapluie
tu veux dire l’adjoint au maire
ne me raconte pas que dans un patelin de quatre maisons comme ça il y a un maire et un adjoint pourquoi pas aussi un évêque
j’ai pas vu d’église
alors comme ça elle ne peut pas aller se confesser
ni curé ni pharmacien ni eau courante Ça rend les choses salement définitives C’est sans doute pour ça qu’il la surveille avec un fusil
qu’est-ce que vous racontez putain comme conneries
tiens voilà Wack qui se réveille Je croyais que t’étais sourd Je croyais que tu ne voulais pas parler avec un sale youpin comme moi
allons
je m’en fous tu parles si je m’en fous il peut bien m’appeler comme il
bon Dieu arrête Alors qu’est-ce qu’elle a finalement cette carne
Ils regardèrent le cheval toujours étendu sur le flanc au fond de l’écurie : on avait jeté une couverture dessus et seuls dépassaient ses membres raides, son cou terriblement long au bout duquel pendait la tête qu’il n’avait même plus la force de soulever, osseuse, trop grosse avec ses méplats, son poil mouillé, ses longues dents jaunes que découvraient les lèvres retroussées. Il n’y avait que l’œil qui semblait vivre encore, énorme, triste, et dedans, sur la surface luisante et bombée, ils pouvaient se voir, leurs silhouettes déformées comme des parenthèses se détachant sur le fond clair de la porte comme une sorte de brouillard légèrement bleuté, comme un voile, une taie qui déjà semblait se former, embuer le doux regard de cyclope, accusateur et humide.
le vétérinaire est venu il l’a saignée
je sais bien ce qu’elle a moi
oh arrête c’est Martin il y fout des coups de casque sur la tête tout le long des étapes il lui a tapé dessus toute la nuit je l’ai vu faire je parie qu’il lui a cassé quelque chose.
y a pas d’autre moyen de l’empêcher de trottiner
s’il lui foutait quelques bons coups de sonnette elle
c’est pas avec des coups de sonnette que t’empêcheras un cheval de trottiner ça fait que le rendre encore plus dingue
en tout cas c’est pas permis de traiter une bête comme ça
c’est pas non plus permis de traiter un type comme ça Soixante kilomètres sans arrêter de sauter comme une balle il y a de quoi devenir complètement cinglé
on peut quand même faire autre chose que de l’assommer à coups de casque Iglésia a dit
moi j’suis pas jockey j’suis ajusteur
puisque tu es si malin et que tu aimes tellement les gailles pourquoi que tu changes pas avec lui t’as qu’à la monter toi il demandera pas mieux que de te la filer tu sais il
mais qu’est-ce qu’elle y peut cte pauvre bête si elle trottine
rien mais Martin non plus et c’est pas marrant pour lui alors t’as qu’à lui proposer de changer
j’ai pas à changer de cheval je monte le cheval qu’on m’a donné l’autre c’est le sien
alors ferme ta gueule
tu feras bien de la fermer je suis pas un cafard
tant mieux pour toi
tu t’imagines pas que tu me fais peur par hasard non J’ai peut-être pas autant d’instruction que toi mais tu me fais pas peur tu sais j’aurais qu’à te pousser pour que tu tombes
alors essaye
oh là là t’es même pas capable de te tenir sur tes pattes t’es à moitié crevé tu serais pas seulement foutu de
Ils continuèrent à se disputer, leurs voix même pas hargneuses, avec quelque chose de dolent plutôt, empreintes de cette sorte d’apathie propre aux paysans et aux soldats, et en quelque sorte impersonnelles, comme leurs uniformes raides, conservant encore (c’était à peine l’automne, celui qui avait suivi le dernier été de paix, l’été éblouissant et corrompu qu’il leur semblait voir maintenant, déjà lointain, comme un de ces vieux films d’actualités mal tirés et surexposés et où, dans une lumière corrodante, des fantômes sanglés et bottés gesticulaient d’une façon saccadée comme s’ils avaient été mus non par leurs cerveaux de soudards brutaux ou idiots mais par quelque inexorable mécanisme qui les forçait à s’agiter, discourir, menacer et parader, frénétiquement portés par un aveuglant bouillonnement d’étendards et de visages qui semblait à la fois les engendrer et les véhiculer, comme si les foules possédaient une sorte de don, d’infaillible instinct qui leur fait distinguer en leur sein et pousser en avant par une espèce d’auto-sélection – ou expulsion, ou plutôt défécation – l’éternel imbécile qui brandira la pancarte et qu’elles suivront dans cette sorte d’extase et de fascination où les plonge, comme les enfants, la vue de leurs excréments), leurs uniformes, donc, conservant l’apprêt du neuf et dans lesquels on les avait pour ainsi dire fourrés : non les vieilles tenues déjà portées, usées à l’exercice par des générations de recrues, passées chaque année au désinfectant et juste bonnes, sans doute, pour le maniement d’armes, semblables à ces déguisements râpés, loués ou achetés à crédit chez un fripier et que l’on distribue pour les répétitions aux figurants en même temps que les épées de fer-blanc et les pistolets à amorce, mais (les tenues, l’équipement qu’ils avaient maintenant sur le dos) absolument neufs, vierges : tout (tissu, cuir, acier) de première qualité, comme ces draps impollués que, dans les familles, on garde pieusement en réserve pour en envelopper les morts, comme si la société (ou l’état de choses, ou le sort, ou la conjoncture économique – puisqu’il paraît que ces sortes de faits sont simplement la conséquence de lois économiques) qui s’apprêtait à les tuer les avait couverts (de même que ces jeunes gens que les peuplades primitives sacrifiaient à leurs dieux) de tout ce qu’elle avait de mieux en fait d’étoffes et d’armes, dépensant sans compter avec une prodigalité, un faste barbare, pour ce qui ne serait un jour plus rien que des bouts de ferraille tordus et rouillés et quelques loques trop grandes flottant sur des squelettes (morts ou vivants), et Georges maintenant étendu dans l’opaque et puante obscurité du wagon à bestiaux, pensant : « Mais, comment est-ce déjà ? Une histoire d’os comptés, dénombrés… », pensant : « Ouais. J’y suis : ils ont numéroté mes abattis… En tout cas quelque chose dans ce genre-là. »
Il essaya de dégager sa jambe du corps qui pesait dessus. Il ne la sentait plus que comme une chose inerte, qui n’était plus tout à fait lui, et qui pourtant s’accrochait douloureusement à l’intérieur de sa hanche comme un bec, un bec d’os. Une suite d’os s’accrochant et s’emboîtant bizarrement les uns dans les autres, une suite de vieux ustensiles grinçants et cliquetants, voilà ce qu’était un squelette, pensa-t-il, réveillé maintenant (sans doute parce que le train était arrêté – mais depuis combien de temps ?), les entendant se bousculer et se disputer dans le coin où se trouvait la lucarne, l’étroit rectangle horizontal sur lequel leurs crânes se découpaient en ombres chinoises : des taches d’encre fluides et mouvantes se confondant et se disjoignant, et par-delà lesquelles il pouvait voir les fragments du ciel nocturne et inaltérable de mai, les lointaines et inaltérables étoiles stagnant, immobiles, virginales, apparaissant et disparaissant dans les découpures qui s’ouvraient et se refermaient entre les têtes, comme une surface glacée, cristalline et inviolable sur laquelle pouvait glisser sans laisser ni trace ni souillure cette matière noirâtre, visqueuse vociférante et moite d’où émanaient les voix à présent plaintives et furieuses pour de bon, c’est-à-dire se disputant maintenant pour des choses réelles, importantes, comme par exemple un peu d’air (ceux qui étaient à l’intérieur et injuriaient ceux dont les têtes obstruaient la lucarne) ou d’eau (ceux qui étaient à la lucarne et essayaient d’obtenir de la sentinelle au-dehors qu’elle aille leur remplir leurs bidons), et à la fin Georges renonça à extirper, dégager ce qu’il savait être sa jambe de l’inextricable fouillis de membres qui pesaient dessus, restant là, gisant dans le noir, s’appliquant à faire pénétrer dans ses poumons l’air tellement épais et souillé qu’il semblait non pas véhiculer l’odeur, le suffocant remugle des corps, mais suer et puer lui-même, et non pas transparent, impalpable, comme l’est habituellement l’air, mais opaque, noir lui aussi, si bien qu’il lui semblait essayer d’aspirer quelque chose comme de l’encre et qui n’était rien d’autre que la matière même dont étaient faites aussi les taches mouvantes occupant le cadre de la lucarne et dont il lui fallait s’efforcer de s’emplir (têtes et infimes fragments de ciel) pêle-mêle dans l’espoir de profiter du même coup de l’un des minces et métalliques rayons qui s’y enfonçaient comme d’étincelants, salutaires et brefs coups d’épée jaillis des étoiles, et recommencer.
De sorte que tout ce qu’il pouvait faire c’était se résigner à cette fonction pour ainsi dire de filtre, pensant : « Après tout, j’ai bien lu quelque part que des prisonniers avaient bu leur urine… », restant sans bouger dans l’obscurité à sentir la sueur noire pénétrer dans ses poumons puis, dans le même moment, ruisseler sur lui, tandis qu’il lui semblait toujours voir ce buste raide de mannequin, impassible et osseux, qui s’avançait en se dandinant imperceptiblement (c’est-à-dire les hanches épousant les mouvements du cheval, le haut du corps – les épaules, la tête – aussi droit, aussi immobile que si on l’eût fait glisser horizontalement sur un fil de fer) devant le fond lumineux de la guerre, l’éclatant soleil qui faisait briller les vitres brisées, les milliers d’éclats triangulaires et éblouissants jonchant comme un tapis l’interminable rue déserte tournant lentement entre les façades de briques aux fenêtres cassées et vides dans le silence éblouissant majestueusement ponctué par le lent duel des deux canons solitaires se répondant, les bruits de départ (celui-ci quelque part sur la gauche, dans les vergers) et d’arrivée (l’obus tombant au hasard sur la ville abandonnée et morte où il faisait s’écrouler un pan de mur dans un nuage de poussière sale et lente à retomber) alternant, avec une sorte de brutale, futile et niaise ponctualité, tandis que les quatre cavaliers avançaient toujours (ou plutôt semblaient se tenir immobiles, comme dans ces truquages de cinéma où l’on ne voit que la partie supérieure des personnages, en réalité toujours à la même distance de la caméra, tandis que devant eux la longue rue tournante – un côté au soleil, l’autre à l’ombre – paraît venir, se déployer à leur rencontre comme un de ces décors que l’on peut faire repasser indéfiniment, le même (semble-t-il) pan de mur s’écroulant plusieurs fois, le nuage de poussière soulevé par l’explosion se rapprochant, s’enflant, grandissant, atteignant la hauteur du pan de mur resté debout, le dépassant, le soleil touchant alors son sommet, la masse gris-noir se coiffant d’une calotte jaune qui se gonfle, montant toujours, jusqu’à ce que le nuage tout entier disparaisse sur la gauche du dernier cavalier, une autre façade basculant au même moment là-bas, dans la partie de la rue que viennent de révéler en pivotant sur elles-mêmes les façades de droite, la nouvelle colonne tournoyante de poussière et de débris (qui semble s’enfler, grossir un peu à la façon d’une boule de neige, mais en puisant au contraire sa matière à l’intérieur d’elle-même par un lent mouvement de volutes se déroulant, se bousculant, se superposant) grandissant au fur et à mesure qu’elle se rapproche – ou que les quatre cavaliers s’en rapprochent –, et ainsi de suite), pensant : « Mais même s’il en était tombé deux fois plus il n’aurait toujours pas daigné mettre ce cheval au trot. Parce que ça ne se fait sans doute pas. Ou parce qu’il avait peut-être déjà découvert une meilleure solution, résolu définitivement le problème, et pris sa décision. Comme l’autre homme-cheval, l’autre orgueilleux imbécile déjà, cent cinquante ans plus tôt, mais qui, lui, s’est servi de son propre pistolet pour… Mais c’est seulement de l’orgueil. Rien d’autre. » Et haletant faiblement dans les ténèbres, il continua à les injurier tous deux à voix basse : le dos sourd, aveugle et raide qui continuait à s’avancer devant lui parmi les ruines fumantes de la guerre, et l’autre, de face, tout aussi immobile, solennel et raide dans son cadre terni, tel que pendant toute son enfance il avait pu le voir, avec cette différence que la tache qui s’étalait, verticale et déchiquetée, à partir de la tempe, descendait sur le cou délicat, presque féminin dans l’échancrure de la chemise, venait souiller la veste de chasse, n’était plus maintenant la préparation rougeâtre de la toile mise à nu par la peinture écaillée, mais quelque chose de sombre et de grumeleux s’écoulant lentement, comme si, à travers un trou pratiqué dans le tableau, on avait pressé par-derrière une sorte de confiture épaisse et sombre qui glissait, dégoulinait peu à peu sur la surface lisse de la peinture, les joues roses, les dentelles, le velours, tandis qu’avec cette impassibilité paradoxale que l’on prête aux martyrs sur les tableaux anciens, le visage immobile continuait à regarder droit devant lui, de cet air un peu niais, surpris, incrédule et doux qu’ont ceux des gens tués de mort violente, comme si au dernier moment leur avait été révélé quelque chose à quoi durant toute leur vie ils n’avaient jamais eu l’idée de penser, c’est-à-dire sans doute quelque chose d’absolument contraire à ce que peut apprendre la pensée, de tellement étonnant, de tellement…
Mais il n’était pas dans ses intentions de philosopher ni de se fatiguer à essayer de penser à ce que la pensée était incapable d’atteindre ou d’apprendre, car le problème consistait plus simplement à essayer de dégager sa jambe. Puis, avant même que Blum le lui ait demandé il songea Quelle heure peut-il bien être, et avant même d’avoir commencé à lui répondre Qu’est-ce que ça peut faire, il se l’était déjà répondu, pensant que de toute façon le temps ne pouvait plus leur être maintenant d’aucun usage, puisqu’ils ne se sortiraient pas de ce wagon avant qu’il ait parcouru une certaine distance, ce qui n’était pas une question de temps pour ceux qui réglaient sa marche, mais d’organisation ferroviaire ni plus ni moins que s’il eût transporté en fret de retour des caisses vides ou du matériel avarié, choses qui en temps de guerre viennent après toutes les autres priorités : essayant donc d’expliquer à Blum que l’heure n’était qu’un simple renseignement permettant de se diriger d’après la position de son ombre et non le moyen de savoir si le moment était venu (c’est-à-dire où il était convenu qu’il convenait) de manger ou dormir, car, pour ce qui était de dormir, ils le pouvaient, n’avaient même rien d’autre à faire, dans la mesure, toutefois, où plusieurs membres étrangers, enchevêtrés et superposés n’écrasaient pas l’un des vôtres, ou du moins quelque chose que l’on savait être l’un de ses membres quoiqu’il fût devenu à peu près insensible et, en quelque sorte, séparé de vous, et quant au moment de manger il pouvait être facilement déterminé – ou plutôt décidé – non par le fait d’avoir faim comme cela se passe d’habitude vers midi ou sept heures du soir, mais lorsque était atteint le point critique où l’esprit (pas le corps, qui peut en supporter beaucoup plus) ne peut plus endurer une minute de plus l’idée – le supplice – de posséder quelque chose qui peut être mangé : il tâtonna donc dans le noir avec lenteur jusqu’à ce qu’il eût réussi à dégager de sous sa tête où il la tenait par précaution (de sorte que la conscience de l’existence du morceau de pain était en quelque sorte enfoncée en permanence dans son esprit) la musette flasque d’où il sortit, à peu près comme s’il s’était agi d’une charge d’explosif, ce que ses doigts avaient identifié (à une certaine rugosité friable, une forme approximativement ovale et plate – trop plate) comme étant ce qu’ils cherchaient et dont il se mit en devoir d’évaluer (toujours par le toucher) le plus exactement possible la forme et les dimensions jusqu’à ce qu’il estimât en avoir une connaissance suffisante pour entreprendre de le rompre en deux parties égales en s’arrangeant (toujours comme s’il se fût agi de quelque chose du genre dynamite) pour en recueillir au fur et à mesure les miettes impondérables dont il devinait la chute dans sa paume par un léger, presque imperceptible chatouillis et qu’il répartit à la fin à peu près à égalité dans chacune de ses mains, incapable au surplus, quand ce fut fait, d’aller au-delà, c’est-à-dire de trouver suffisamment de courage, d’abnégation ou de grandeur d’âme pour donner à Blum le morceau qu’il estimait être le plus gros, préférant tendre vers lui dans le noir les deux mains à la recherche desquelles l’autre avança l’une des siennes, et après cela essayant alors d’oublier au plus vite (c’est-à-dire de faire oublier à son estomac dans lequel, à l’instant même où Blum avait choisi, quelque chose s’était tordu, révolté, bramait maintenant avec une espèce de fureur sauvage et pleurarde) qu’il savait que Blum était tombé sur la meilleure part (c’est-à-dire celle qui devait bien peser dans les cinq ou six grammes de plus que l’autre), s’efforçant donc de ne plus penser, tout d’abord, qu’aux miettes qu’il faisait maintenant glisser de sa paume dans sa bouche, puis qu’à la pâte gluante qu’il mastiquait le plus lentement possible en essayant encore de se figurer que sa bouche et son estomac étaient celle et celui de Blum auquel il s’appliquait maintenant à faire comprendre que c’était la faute du soleil qui s’était caché à ce moment, quoique, pensa-t-il, il n’eût jamais vraiment espéré que même avec le soleil ils eussent réussi : « Parce que je savais parfaitement que c’était impossible qu’il n’y avait pas d’autre issue et qu’à la fin nous serions pris : tout cela ne menait à rien pourtant nous avons essayé j’ai essayé continué jusqu’au bout faisant semblant de croire que cela pouvait réussir m’obstinant non pas désespérément mais pour ainsi dire hypocritement trichant avec moi-même comme si j’espérais réussir à me faire croire que je croyais que c’était possible alors que je savais le contraire, errant tournant en rond dans ces chemins entre ces haies toutes pareilles à celle derrière laquelle s’était embusquée sa mort, où un instant j’avais vu luire l’éclat noir d’une arme avant qu’il tombe s’écroule comme une statue déboulonnée basculant sur la droite, et alors nous fîmes demi-tour partîmes au galop penchés aplatis sur l’encolure pour offrir moins de cible tandis qu’il tirait maintenant sur nous, entendant les détonations mesquines mortelles et dérisoires dans la vaste campagne ensoleillée comme des pétards, une arme de gosse, et Iglésia dit Il m’a eu, mais nous continuâmes à galoper je dis Tu es sûr où, et lui A la cuisse le salaud, je dis Peux-tu continuer encore, l’insignifiant crachotement s’affaiblissant maintenant puis cessant complètement : sans arrêter de galoper avec à côté de lui ce cheval de main qu’il n’avait pas lâché il passa ses doigts en arrière sur sa cuisse puis les regarda je regardai aussi il y avait un peu de sang dessus je dis Tu as mal, mais il ne répondit pas continuant à passer ses doigts sur la cuisse que je ne pouvais pas voir et les regarder, sans doute les chevaux ont-ils un sens spécial parce que je ne me rappelle pas avoir vu ce chemin à moins que ce ne fût lui, toujours est-il que sans cesser de galoper ils tournèrent à droite tous les trois en même temps et Iglésia fit Oh Oooooooh… oooh làààà… et ils se mirent au pas, on n’entendait de nouveau plus rien que les petits oiseaux, les chevaux soufflaient fort renâclaient tous les trois je dis Alors ? Il regarda encore sa main puis se tortilla sur sa selle mais je ne pouvais pas voir puisque c’était à droite qu’il avait été touché, quand il fut de nouveau de profil il avait seulement l’air préoccupé et endormi plutôt abruti et surtout mécontent il fourragea dans sa poche pour en sortir un mouchoir sale il y avait du sang sur le mouchoir quand il le ramena toujours de ce même air abruti et de mauvaise humeur je dis Tu es très touché ? mais il ne répondit pas haussant seulement les épaules et remettant le mouchoir dans sa poche il avait l’air déçu comme furieux de n’être pas réellement blessé que la balle l’ait seulement éraflé, nos ombres équestres marchaient à notre gauche maintenant épousant la forme de la haie taillée à l’équerre : comme c’était le printemps elles n’avaient pas encore beaucoup poussé et la campagne avait l’air d’un jardin bien émondé, quels sont ces arbustes buis ou plutôt conifères je crois boulingrins que l’on taille géométriquement jardins à la française dessinant de savantes courbes enchevêtrées bosquets et rendez-vous d’amour pour marquis et marquises déguisés en bergers et bergères se cherchant à l’aveuglette cherchant trouvant l’amour la mort déguisée elle aussi en bergère dans le dédale des allées et alors nous aurions pu le rencontrer il aurait pu se tenir là au détour du chemin, adossé à une haie placide paisible et raide mort dans son habit de chasse de velours bleu avec ses cheveux poudrés son fusil son trou au milieu du front et sa tempe d’où coulait maintenant sans arrêt comme de ces images ou ces statues de saints dont les yeux ou les stigmates se remettent à pleurer ou à saigner une ou deux fois par siècle à l’occasion des grandes catastrophes des tremblements de terre ou des pluies de feu, cette espèce de confiture rouge sombre, comme si la guerre la violence le meurtre l’avaient en quelque sorte ressuscité pour le tuer une deuxième fois comme si la balle de pistolet tirée un siècle et demi plus tôt avait mis toutes ces années pour atteindre sa deuxième cible mettre le point final à un nouveau désastre… »
Puis (toujours gisant à demi asphyxié dans ces ténèbres suffocantes) il lui sembla qu’il le voyait réellement, aussi déplacé, aussi insolite dans la verdoyante campagne que ces enterrements que l’on rencontre parfois, s’avançant au milieu des champs comme quelque mascarade sacrilège, crapuleuse et – comme toute mascarade – vaguement pédérastique, sans doute parce que (de même que la dame âgée et seule, en découvrant les godillots qui dépassent de la jupe, et le poil dur dont maintenant les joues se sont couvertes, comprend soudain avec horreur au moment où celle-ci lui apporte la soupe que la vieille bonne au visage un peu rude qu’elle a engagée le matin est en réalité un homme, se rendant compte alors et de façon irrémédiable qu’elle sera assassinée dans la nuit), parce qu’on aperçoit au-dessous des surplis immaculés les gros souliers du prêtre et les jambes sales de l’enfant de chœur qui marche en tête braillant les répons sans se retourner et louchant vers les buissons de mûres, la haute croix de cuivre fichée dans le cornet de cuir du baudrier qui pend à hauteur de son bas-ventre (si bien qu’il semble tenir à deux mains dans un geste enfantin, équivoque et canaille quelque symbole priapique démesuré jailli d’entre ses cuisses, noir et surmonté d’une croix) oscillant au-dessus des blés comme le mât d’un bateau à la dérive, le christ de cuivre, les lourdes broderies argentées de la chasuble lançant des éclairs métalliques, durs, dans l’air vaporeux où persiste longtemps après comme un sillage funèbre un parfum macabre de caveau et de voûtes : la mort, donc, s’avançant à travers champs en lourde robe d’apparat et dentelles, chaussée de godillots d’assassin, et lui (l’autre Reixach, l’ancêtre) se tenant là, à la manière de ces apparitions de théâtre, de ces personnages surgis d’une trappe au coup de baguette d’un illusionniste, derrière l’écran d’un pétard fumigène, comme si l’explosion d’une bombe, d’un obus perdu, l’avait déterré, exhumé du mystérieux passé dans un mortel et puant nuage non de poudre mais d’encens qui, en se dissipant, l’aurait peu à peu révélé, anachroniquement vêtu (au lieu de l’omni-régnante capote couleur de terre des soldats tués) de cette tenue aristocratique et faussement négligée de chasseur de cailles dans laquelle il avait posé pour ce portrait où le temps – la dégradation – avait remédié par la suite (comme un correcteur facétieux, ou plutôt scrupuleux) à l’oubli – ou plutôt l’imprévision – du peintre, posant (et de la manière même dont s’y était prise la balle, c’est-à-dire en faisant sauter un morceau du front, de sorte que ce n’était pas une rectification par addition, comme eût procédé un second peintre chargé plus tard de la correction, mais en ouvrant aussi un trou dans le visage – ou la couche de couleur qui imitait ce visage – de façon à ce qu’apparût ce qu’il y avait au-dessous), posant là cette tache rouge et sanglante comme une salissure qui semblait un démenti tragique à tout le reste : cette douceur – et même langueur –, ces yeux de biche, ce négligé bucolique et familier des vêtements, et ce fusil, lui aussi semblable à un accessoire de cotillon ou de bal masqué.
Car peut-être ce viril attirail de chasseur – l’arme, la large courroie de cuir rouge d’une gibecière postulant les bêtes mortes, quelque chose où se mélangeraient des fourrures et des plumes tachetées comme dans ces natures mortes où sont entassés lièvres, perdreaux et faisans – n’était-il là que pour lui fournir une pose, une contenance comme, de nos jours, les gens se font photographier dans les foires en passant la tête à travers ces trous ovales qui tiennent lieu de visages à des personnages (aviateurs de fantaisie, clowns, danseuses) peints sur une simple toile, Georges regardant avec une sorte de fascination la main un peu grasse, féminine et soignée dont l’index avait, dans le désarroi d’une nuit lointaine, pressé la détente de l’arme dirigée contre lui-même (elle aussi il l’avait vue, touchée : l’un des deux longs pistolets aux canons guillochés et hexagonaux couchés tête-bêche au milieu de l’attirail compliqué des baguettes, moules à balles, poires à poudre et autres accessoires enchâssés chacun dans leur logement ménagé en creux dans le drap vert billard mangé aux mites à l’intérieur de la boîte d’acajou qui trônait toujours sur la commode du salon, grande ouverte les jours de réception, fermée le reste du temps de crainte de la poussière, et ceci : sa propre main tenant l’arme trop lourde pour son bras d’enfant, relevant le chien (mais pour cela les deux furent nécessaires, la crosse recourbée serrée entre ses deux genoux, les deux pouces réunis forçant pour vaincre la résistance conjuguée de la rouille et du ressort), posant le canon contre sa tempe et appuyant, son doigt crispé blanchissant sous l’effort, jusqu’à ce que se produisît le bruit sec, insignifiant (on avait remplacé le silex par un coin de bois entouré de feutre) et mortel du chien se rabattant dans le silence de la pièce, la même – qui était à présent celle où couchaient ses parents –, et où rien n’avait été changé excepté peut-être le papier des murs et trois ou quatre de ces objets – vases, cadres pour photographies, lampe électrique – posés ou plutôt introduits là, utilitaires et trop neufs, comme de bruyants, insupportables et reluisants extras embauchés au bureau de placement pour faire le service dans une assemblée de fantômes : les mêmes meubles laqués, les mêmes rideaux aux rayures passées, les mêmes gravures sur les murs représentant des scènes galantes ou champêtres, la même cheminée de marbre blanc aux pâles veines grises contre laquelle Reixach s’était accoudé pour se faire sauter la cervelle (disait-on, c’est-à-dire disait Sabine – ou peut-être l’avait-elle inventé, brodait-elle, afin de rendre la scène plus saisissante – chaque fois qu’elle racontait l’histoire) et auprès de laquelle Georges l’avait souvent imaginé, assis là, les jambes chaussées des bottes boueuses et fumantes allongées en V vers le feu, un de ses chiens à ses pieds, la petite main dodue et soignée émergeant du poignet de dentelles d’une de ces chemises aux replis bouffants, tenant cette fois non un pistolet mais quelque chose (pour lui qui n’avait été élevé, auquel on n’avait appris que l’exclusif et innocent maniement des chevaux et des armes) de tout aussi dangereux, explosif (c’est-à-dire dont le coup de pistolet n’avait peut-être été que l’inéluctable aboutissement) : un livre, peut-être l’un des vingt-trois tomes que remplissait l’œuvre complète de Rousseau et sur la page de garde desquels s’étalait le même paraphe, la carolingienne, orgueilleuse et possessive écriture calligraphiant à la plume d’oie dont il lui semblait entendre le grincement sur le papier grenu et jauni l’invariable formule : Hic liber – l’H démesuré, emphatique, en forme de deux parenthèses se tournant le dos et reliées par un trait onduleux, les extrémités des parenthèses s’enroulant en colimaçon comme les motifs de ces grilles rongées de rouille qui gardent encore l’entrée de parcs envahis par les ronces –, puis en dessous : pertinetadme, d’un seul tenant, puis, en caractères décroissants, le nom latinisé et sans majuscule : henricum, puis la date, le millésime : 1783.
L’imaginant donc, le voyant en train de lire consciencieusement l’un après l’autre chacun des vingt-trois volumes de prose larmoyante, idyllique et fumeuse, ingurgitant pêle-mêle les filandreuses et genevoises leçons d’harmonie, de solfège, d’éducation, de niaiserie, d’effusions et de génie, cet incendiaire bavardage de vagabond touche-à-tout, musicien, exhibitionniste et pleurard qui, à la fin, lui ferait appliquer contre sa tempe la bouche sinistre et glacée de ce… (et alors la voix de Blum disant : « Bien ! Donc il a trouvé, ou plutôt il a trouvé le moyen de trouver ce qu’on appelle une mort glorieuse. Dans la tradition de sa famille, dis-tu. Répétant, refaisant ce que cent cinquante ans plus tôt un autre de Reixach (qui s’appelait si je comprends bien Reixach tout court puisque, par un surcroît de noblesse, de chic, d’élégance, il avait laissé tomber cette particule que ses descendants ont été par la suite ramasser et re-suspendre devant leur nom après l’avoir fait astiquer par une armée de domestiques – ou d’ordonnances – en livrées – ou uniformes – Restauration), ce qu’un autre Reixach donc avait déjà fait en se tirant volontairement une balle dans la tête (à moins que cela ne lui soit tout bêtement arrivé en nettoyant son pistolet, ce qui se produit couramment, mais dans ce cas il n’y aurait pas d’histoire, du moins d’histoire suffisamment sensationnelle pour que ta mère t’en ait rebattu les oreilles et celles de ses invités, alors admettons, admettons que ce fût ainsi) parce qu’il s’était pour ainsi dire fait cocu lui-même, c’est-à-dire trompé : cocufié, donc, non par une perfide créature féminine comme son lointain descendant mais en quelque sorte par son propre cerveau, ses idées – ou à défaut celles des autres – qui lui avaient joué ce sale tour comme si, faute de femme (mais ne m’as-tu pas dit aussi que, par-dessus le marché, il y en avait une et qu’elle aussi…), donc plutôt : comme si non content d’avoir une femme à supporter il s’était encore embarrassé, encombré d’idées, de pensées, ce qui évidemment, pour un gentleman-farmer du Tarn, constitue, comme pour n’importe qui, un risque encore plus grand que le mariage… », et Georges : « Bien sûr. Bien sûr. Bien sûr. Mais comment savoir ?… »)
Pensant dans le même moment à ce détail, cette chose bizarre qu’on ne racontait dans la famille qu’en baissant la voix (et Sabine disait que, quant à elle, elle n’y croyait pas, que ce n’était pas vrai, que sa grand-mère lui avait toujours affirmé que c’était une fable, une médisance répandue par les domestiques à la solde d’ennemis politiques – les sans-culottes, disait sa grand-mère, oubliant que justement il avait été de ce bord-là, c’est-à-dire que si des médisances avaient été répandues sur lui à la suite et sur les circonstances de sa mort par des calomniateurs, ce ne pouvait être que le fait des royalistes, ce qui, dans un sens, confirmait, en partie du moins, l’exactitude de ses dires : à savoir que la source de ces bruits se trouvait très vraisemblablement chez les domestiques, en vertu de cette loi qui fait que les gens liés à d’autres par des relations serviles sont farouchement partisans – comme une sorte de justification de leur condition – d’une société strictement hiérarchisée, de sorte que si les tenants de l’ancien régime avaient, comme c’était en effet probable, cherché des alliés contre Reixach, ils avaient sans doute trouvé les meilleurs d’entre eux parmi ses propres serviteurs), cette circonstance qui, vraie ou fausse, conférait à l’histoire on ne savait quoi d’équivoque, de scandaleux : quelque chose dans le style d’une de ces gravures intitulées l’Amant Surpris ou la Fille Séduite, et qui ornaient encore les murs de la chambre : le valet accouru au bruit du coup de feu se précipitant, habillé à la diable, son ample chemise pendant à demi hors de sa culotte enfournée au saut du lit, et peut-être, derrière lui, une servante à bonnet de nuit, et presque nue, une main devant la bouche pour étouffer un cri et l’autre retenant maladroitement le vêtement qui glissant de son épaule découvre un sein (et peut-être n’est-ce pas pour étouffer un cri qu’elle élève la main : plutôt, les doigts repliés en coquille, c’est devant la flamme d’une seconde chandelle (ce qui explique qu’elle soit visible quoiqu’elle soit placée en retrait, n’ayant pas encore, elle, franchi le seuil, encore dans l’ombre du corridor) qu’elle s’efforce de protéger du courant d’air provoqué par l’enfoncement de la porte (la lueur de la flamme passant entre ses doigts, de sorte qu’elle semble faire apparaître au centre de chacun l’ombre floue des os enveloppée par le rose transparent de la chair) : tenant donc en même temps d’une main ce vêtement de nuit qui cache mal sa poitrine, et la chandelle qu’elle protège de l’autre, si bien que son visage juvénile et effaré se trouve éclairé d’en bas, comme par les quinquets de la rampe d’un théâtre, les ombres étant inversées, c’est-à-dire placées non au-dessous des volumes mais au-dessus, les parties dans l’ombre étant la lèvre inférieure, l’arête du nez, le haut des joues, la paupière supérieure et le front au-dessus des sourcils), le valet de chambre se présentant, lui, de dos, la jambe droite portée en avant, à demi fléchie, la gauche en arrière (c’est-à-dire que son poids repose tout entier sur la droite : non pas une phase de la marche ou même de la course, mais plutôt la position d’un danseur au retombé d’un saut, l’attitude exprimant éloquemment ce qui vient de se passer : la ruée du corps se précipitant, l’épaule droite en avant, contre le panneau de la porte, la jambe droite repliée et levée, la dernière poussée, le dernier élan étant donné par la jambe gauche, puis – à la troisième ou quatrième tentative – le panneau (ou plutôt la serrure) cédant dans un fracas de gâche arrachée et de bois volant en éclats, et à ce moment le corps du domestique catapulté, en déséquilibre, retombant sur la jambe droite ployée tandis qu’il semble tirer derrière lui sa jambe gauche, celle-ci entièrement en extension et dont la cuisse, le mollet et le pied sont dans une même ligne, le talon levé, le pied (nu car il – le valet – a juste pris le temps d’enfiler cette culotte) ne touchant le sol que par l’extrémité des orteils, le bras droit élevant bien haut maintenant la chandelle qui se trouve à peu près au centre de l’espace-profondeur du tableau, si bien que le valet est placé à contrejour, la partie de son corps que l’on peut voir – c’est-à-dire son dos – étant presque complètement dans l’ombre qui est figurée au burin au moyen de fines hachures entrecroisées et plus ou moins déliées épousant le modelé des volumes, de sorte que, vues de près, les formes, et notamment son avant-bras musculeux, ont l’air d’être enveloppées d’une sorte de filet aux mailles qui se resserrent là où l’ombre est la plus dense), toute la lumière étant pour ainsi dire concentrée, absorbée, par le grand corps étendu au pied de la cheminée, dessinant un léger arc de cercle, livide et nu.
Car c’était cela (la légende, ou, au dire de Sabine, la médisance inventée par ses ennemis) : qu’on l’avait trouvé entièrement dévêtu, qu’il s’était d’abord dépouillé de ses vêtements avant de se tirer cette balle dans la tête à côté de cette cheminée au coin de laquelle, enfant, et même plus tard, Georges avait passé combien de soirées à chercher instinctivement au mur ou au plafond (quoiqu’il sût bien que, depuis, la pièce avait été plusieurs fois repeinte et retapissée) la trace de la balle dans le plâtre, imaginant, revivant cela, croyant le voir, dans ce trouble, voluptueux et nocturne désordre de scène galante : peut-être un fauteuil, une table renversés, et les vêtements, comme ceux d’un amant impatient, hâtivement, fiévreusement arrachés, rejetés, éparpillés çà et là, et ce corps d’homme à la complexion délicate, presque féminine, gisant, immense et incongru, les ombres mouvantes de la chandelle jouant sur la peau blanche et transparente, ivoirin ou plutôt bleuâtre avec, au centre, ce buisson, cette touffe, cette tache sombre, floue et bitumeuse, et le fragile sexe de statue couché, barrant l’aine, sur le haut de la cuisse (le corps, en tombant, ayant légèrement basculé vers la gauche), le tableau tout entier empreint de cet on-ne-savait-quoi de trouble, d’équivoque, d’à la fois moite et glacé, de fascinant et de répugnant…
« Et je me demandais s’il avait alors lui aussi cet air étonné vaguement offusqué le visage d’idiot de Wack quand il avait été arraché de son cheval gisant mort la tête en bas me regardant de ses yeux grands ouverts la bouche grande ouverte sur le revers du talus, mais lui avait toujours eu une tête d’idiot et bien sûr la mort n’avait pas précisément arrangé les choses de ce point de vue, mais sans doute au contraire accentué, du fait qu’elle privait le visage de toute mobilité, cette expression ahurie stupéfaite comme par la brusque révélation de la mort c’est-à-dire enfin connue non plus sous la forme abstraite de ce concept avec lequel nous avons pris l’habitude de vivre mais surgie ou plutôt frappant dans sa réalité physique, cette violence cette agression, un coup d’une brutalité inouïe insoupçonnée démesurée injuste imméritée la fureur stupide et stupéfiante des choses qui n’ont pas besoin de raisons pour frapper comme quand on se cogne la tête la première dans un réverbère qu’on n’avait pas vu perdu dans ses pensées comme on dit faisant alors connaissance avec l’imbécile révoltante et sauvage méchanceté de la fonte, le plomb lui emportant la moitié de la tête, alors peut-être son visage exprimait-il cette espèce de surprise de réprobation mais son visage seulement parce que je suppose qu’en ce qui concernait son esprit il devait y avoir déjà longtemps qu’il avait franchi le seuil au-delà duquel plus rien ne pouvait le surprendre ou le décevoir après la perte de ses dernières illusions dans le sauve-qui-peut d’un désastre, et déjà donc précipité dans ce néant où le coup de feu n’avait fait qu’envoyer sa carcasse le rejoindre : depuis un bon moment je ne voyais plus que son dos alors il m’était impossible de savoir si toute faculté d’étonnement ou de souffrance et même de raisonnement ne l’avait pas déjà abandonné ou plutôt libéré de sorte que ce fut peut-être seulement son corps pas son esprit qui commanda le geste absurde et dérisoire de dégainer et brandir ce sabre car sans doute était-il déjà complètement mort à ce moment-là si comme il est probable l’autre de derrière sa haie avait visé en premier le plus haut gradé et il faut moins de temps pour vous introduire dix balles de mitraillette dans le corps que pour accomplir la série d’opérations qui consiste à aller attraper de la main droite la poignée du sabre devant la cuisse gauche dégainer et lever la lame, mais on dit que les cadavres sont parfois capables de réflexes de contractions musculaires assez fortes et même assez coordonnées pour les faire se mouvoir comme ces canards dont on coupe la tête et qui continuent à marcher se sauver parcourant grotesquement plusieurs mètres avant de s’abattre pour de bon : rien qu’une histoire de cous coupés en somme puisque selon la tradition la version la flatteuse légende familiale c’était pour éviter la guillotine que l’autre l’avait fait avait été contraint de le faire Alors ils auraient dû changer leur blason depuis ce jour-là remplacer ces trois colombes par un canard sans tête j’imagine que c’eût été mieux un meilleur symbole plus explicite en tout cas puisque l’on peut dire que de toute façon ni l’un ni l’autre n’avait déjà plus sa tête : un simple canard sans tête brandissant ce sabre l’élevant étincelant dans la lumière avant de s’écrouler sur le côté, cheval et canard derrière le camion brûlé comme si on les avait fauchés comme dans ces farces où l’on tire brusquement un tapis sur lequel se trouve un personnage, les haies ici étaient faites d’aubépine ou de charme je crois petites feuilles gaufrées ou plutôt tuyautées comme on dit en termes de repassage (ou peut-être plissé-soleil) comme une collerette de chaque côté de la nervure centrale, nos hautes ombres glissant dessus se cassant en escalier à angle droit, horizontales, verticales, puis de nouveau horizontales, mon casque se déplaçant sur la partie plate au sommet de la haie, les trois chevaux (soufflant un peu moins maintenant, les naseaux de celui que montait Iglésia dilatés s’ouvrant et se contractant comme des cornets encore frémissants l’intérieur parcouru de veinules rouges gonflées se ramifiant en forme d’éclairs) marchant de front remplissant presque toute la largeur du chemin, je me penchai pour lui caresser l’encolure mais là où les rênes frottaient elle était toute mouillée et couverte d’une bave grisâtre de sueur et j’essuyai ma main sur la cuisse de ma culotte il renifla et dit Quelle espèce de salaud, et moi Ça te fait mal ? mais il ne répondit pas l’air toujours de mauvaise humeur comme s’il m’en voulait disant à la fin Non je crois que c’est rien, disant L’espèce de salaud tu as vu ça, puis je vis nos ombres cette fois devant nous Quelle connerie dit-il qu’est-ce que c’est que ceux-là ? Arrêtés au carrefour ils nous regardaient venir sans bouger ils avaient l’air d’aller à ou de sortir de la messe endimanchés comme pour une cérémonie une fête, les femmes vêtues de sombre et chapeautées certaines tenant à la main un parapluie noir ou leur sac noir aussi et certains des valises ou de ces paniers d’osier rectangulaires avec une poignée sur le dessus du couvercle qui est fixé par une baguette à cadenas coulissant dans des passants, et quand nous fûmes près d’eux un des hommes dit Foutez le camp, leurs visages étaient sans expression, Est-ce que vous avez vu passer des cavaliers dis-je, mais la même voix répéta Allez-vous-en Foutez le camp, les trois chevaux s’étaient arrêtés les ombres des casques arrivaient presque à leurs chaussures noires du dimanche je dis On est perdus on est tombés ce matin dans une embuscade le capitaine vient d’être tué nous cherchons, puis une des femmes se mit à crier puis plusieurs voix crièrent ensemble Ils sont partout allez-vous-en s’ils vous trouvent avec nous ils nous tueront, Iglésia répétant encore une fois Espèce de salaud, mais sans hausser la voix de sorte que je me demandais si c’était d’eux qu’il voulait parler ou du type qui nous avait tiré dessus mais je ne pouvais pas savoir s’il le disait au pluriel ou au singulier et à ce moment-là je me rappelle que j’ai entendu le bruit de cascade qu’elle faisait en même temps qu’elle bougeait un peu pour écarter les cuisses je me suis penché pour soulager les reins et je restai ainsi aplati en avant regardant par terre, l’urine jaune éclaboussait partout et l’homme le plus près s’écarta de nous sans doute pour ne pas laisser salir ses habits de fête, l’urine serpentait sur le chemin tout juste empierré comme une sorte de dragon couverte de bulles la tête hésitant tâtonnant cherchant son chemin à droite et à gauche tandis que le corps s’enflait mais très vite la terre l’absorba et il ne resta qu’une tache sombre humide et tentaculaire où de minuscules points brillants comme des têtes d’épingle s’éteignaient les uns après les autres, alors je me redressai disant Allons on ne va pas rester là, je la poussai et ils s’écartèrent pour nous laisser passer solennels roides et hostiles dans leurs habits du dimanche, Ces salauds de paysans dit Iglésia, puis nous entendîmes crier derrière nous et je me retournai ils n’avaient pas bougé c’était une femme qui criait les autres avaient toujours leurs mêmes visages hostiles et renfrognés la regardant maintenant, elle, avec une espèce de réprobation, Qu’est-ce qu’elle dit ? dis-je, Iglésia s’était aussi retourné, la main qui tenait les rênes et le bridon du cheval de main posée sur sa cuisse, elle répéta plusieurs fois le même geste du bras A gauche dit-il elle dit qu’on prenne à gauche que par là on va se fourrer en plein dedans, ils se mirent tous à parler et gesticuler en même temps j’entendis leurs voix furieuses et contradictoires Alors par où ? dis-je puis je trouvai ce que j’étais en train de chercher depuis un moment depuis que je les avais vus insolites et cérémonieux avec leurs costumes non de fête mais de deuil pensai-je voilà pourquoi j’avais pensé à ces enterrements qu’on rencontre noirs et compassés dans les verdoyants chemins de campagne (il continuait à agiter furieusement son parapluie comme pour nous chasser comme s’il criait encore Allez-vous-en Foutez le camp foutez le camp d’ici !) Elle a dit qu’on prenne à gauche, dit Iglésia, mais nos ombres nous précédaient maintenant je pouvais les voir avançant devant nous comme montées sur des échasses Mais dis-je par là on revient vers…, et Iglésia Puisqu’elle a dit que par là on allait se fourrer dedans elle le sait peut-être mieux que toi non, le soleil disparut les ombres disparurent une fois encore je regardai derrière nous et ils disparurent cachés par la haie, sans le soleil la campagne semblait encore plus morte abandonnée effrayante par sa paisible et familière immobilité cachant la mort aussi paisible aussi familière et aussi peu sensationnelle que les bois les arbres les prés fleuris… »
Puis il se rendit compte que ce n’était pas à Blum qu’il était en train d’expliquer tout ça (Blum qui était mort depuis plus de trois ans maintenant, c’est-à-dire dont il savait qu’il était mort parce que tout ce qu’il avait vu c’était simplement ceci : le même visage que ce matin pluvieux et gris dans la grange, mais encore plus réduit, ratatiné et misérable, entre les immenses oreilles décollées qui semblaient avoir grandi au fur et à mesure que le visage rapetissait, fondait, et le même regard fiévreux, silencieux, luisant, où se reflétait la lumière jaune foncé des ampoules éclairant la baraque, l’éclairant du moins suffisamment pour ce qu’ils avaient à faire : ouvrir les yeux, s’asseoir sur leur couchette et rester ainsi à peu près une minute, à demi stupides jusqu’à ce qu’ils aient, comme chaque matin, réussi à se faire à l’idée de l’endroit où ils se trouvaient et de ce qu’ils étaient, et ensuite se lever, simplement se mettre debout sans avoir fait autre chose que lacer leurs chaussures (puisque maintenant ils ne savaient plus du tout ce que c’était que se déshabiller, excepté le dimanche pour chercher leurs poux) et épousseter la paille poussiéreuse de la nuit, enfiler leurs capotes pour enfin s’aligner dehors dans la nuit en attendant l’aube jusqu’à ce qu’on les ait comptés et dénombrés exactement comme un troupeau : donc suffisamment de lumière pour cela et pour qu’il pût voir le mouchoir que Blum tenait devant sa bouche, et que le mouchoir était presque noir, mais pas de saleté, c’est-à-dire que si les ampoules avaient été plus fortes il aurait pu voir qu’il était rouge, mais dans la demi-pénombre il était simplement noir, et Blum se taisant toujours, avec seulement dans ses yeux trop brillants ce quelque chose de déchirant, de désespéré et de résigné, et Georges : « Mais ce n’est qu’un petit peu de s… Sacré veinard ! Tu peux dire que tu es verni : l’infirmerie, des draps, et ils vont te rapatrier comme mal… Sacré veinard ! », et Blum le regardant toujours sans répondre, les yeux brûlants dans la pénombre, noirs, agrandis, semblables à des yeux d’enfant, et Georges disant, répétant : « Sacré veinard qu’est-ce que je donnerais pas pour crachoter moi aussi un petit peu : rien qu’un petit crachouillis de rien du tout bon sang si je pouvais aussi mais ce n’est pas moi qui aurais un pareil coup de pot… », et Blum le regardant toujours sans répondre, et il ne l’avait plus jamais revu), se rendant compte donc que ce n’était pas à Blum qu’il était en train d’essayer d’expliquer tout ça en chuchotant dans le noir, et pas le wagon non plus, l’étroite lucarne obstruée par les têtes ou plutôt les taches se bousculant criardes, mais une seule tête maintenant, qu’il pouvait toucher en levant simplement la main comme un aveugle reconnaît, et même pas besoin d’approcher la main pour savoir dans le noir, l’air lui-même sculptant, sentant la tiédeur, l’haleine, respirant le souffle sorti de l’obscure fleur noire des lèvres, le visage tout entier comme une espèce de fleur noire penché au-dessus du sien comme si elle cherchait à y lire, à deviner… Mais il lui attrapa le poignet avant qu’elle l’ait atteint, attrapant au vol l’autre main, ses seins roulant sur sa poitrine : un moment ils luttèrent, Georges pensant sans même avoir envie de rire D’habitude ce sont elles qui ne veulent pas qu’on allume, mais il y avait encore trop de lumière dans la nuit elle se pencha sur le côté sa tête glissa de la fenêtre démasquant les étoiles et il put sentir la lueur froide l’atteindre se plaquer comme du lait sur sa figure pensant Bon très bien regarde, sentant son poids le poids de toute cette chair de femme sa hanche écrasant sa jambe, la hanche luisant phosphorescente dans l’obscurité il pouvait la voir luire aussi dans la glace et les deux pommes de pin de chaque côté du fronton de l’armoire et c’était à peu près tout et elle : Continue parle-lui encore, et lui : A qui ? et elle : En tout cas pas à moi, et lui : Alors à qui ? et elle : Mais même si je n’avais plus été qu’une vieille putain décatie tu, et lui : Qu’est-ce que tu racontes ? et elle : Parce que ce n’était pas moi n’est-ce pas c’était, et lui : Bon Dieu je n’ai fait que penser rêver de toi pendant cinq ans, et elle : Pas à moi, et lui : Alors ça alors je me demande à qui, et elle : Pas à qui, tu ferais mieux de dire quoi, il me semble que ce n’est pas difficile à deviner il me semble qu’il n’est pas très difficile de se figurer à quoi peuvent penser pendant cinq ans un tas d’hommes privés de femmes, à peu près quelque chose dans le genre de ce qu’on voit dessiné sur les murs des cabines téléphoniques ou des toilettes des cafés je pense que c’est normal je pense que c’est la chose la plus naturelle mais dans ces sortes de dessins on ne représente jamais les figures ça s’arrête en général au cou quand ça arrive jusque-là quand celui qui s’est servi du crayon ou du clou pour gratter le plâtre s’est donné la peine de dessiner autre chose, d’aller plus haut que, et lui : Oh bon Dieu mais alors la première venue, et elle : Mais là-bas tu m’avais sous la main (et faisant entendre dans le noir comme un rire, quelque chose qui la secoue faiblement, les secoue tous les deux, les deux poitrines soudées, les seins, de sorte qu’il lui semble l’entendre résonner dans la sienne à lui, qu’il rit aussi, c’est-à-dire pas vraiment un rire, en ce sens que cela n’exprime aucune joie : seulement cette espèce de spasme, dur, comme une toux, qui résonne en même temps dans leurs deux corps puis s’arrête quand elle parle de nouveau :) ou plutôt vous puisque vous étiez trois, Iglésia toi et comment comment s’appelait…, et Georges : Blum, et elle : … Ce petit juif qui était avec vous que tu avais retrouvé…
Puis Georges ne l’écoutant plus, ne l’entendant plus, enfermé de nouveau dans l’étouffante obscurité avec sur la poitrine cette chose, ce poids qui n’était pas de la tiède chair de femme mais simplement de l’air comme si l’air gisait là aussi sans vie avec cette pesanteur décuplée, centuplée, des cadavres, le cadavre pesant et corrompu de l’air noir étendu de tout son long sur lui sa bouche collée à la sienne, et lui essayant désespérément de faire pénétrer dans ses poumons cette haleine au goût de mort, de corruption, puis tout à coup l’air entra : ils avaient de nouveau fait glisser la porte, l’éclat des voix, des ordres rentrant avec l’air, Georges réveillé maintenant, pensant : « Mais ce n’est pas possible, ce n’est pas possible qu’ils en fassent encore monter, nous… » puis quelque chose de violent, des heurts, une bousculade, des jurons dans l’ombre, puis la porte glissa de nouveau, le loquet de fer se rabattant au-dehors, et ce fut de nouveau le noir seulement peuplé de respirations, ceux qui venaient de monter pressés probablement contre le panneau en train sans doute de se demander combien de temps on pouvait rester là-dedans sans perdre connaissance ou plutôt en train simplement d’attendre (pensant sans doute : il ne doit y en avoir que pour quelques minutes, tant mieux) le moment où ils allaient perdre connaissance, les respirations faisant dans le noir un bruit continu comme des soufflets, puis (sans doute fatigué d’attendre que cela se produisît) l’un de ceux qui venait de monter parlant, disant (mais sans colère, seulement comme avec une sorte d’ennui) : « Vous pourriez peut-être au moins nous laisser la place de nous asseoir, non ? », et Georges : « Qui est-ce qui a parlé ? », et la voix : « Georges ? », et Georges : « Oui, par ici, par… Bon Dieu : alors ils t’ont eu aussi ! Ça alors, tu… », continuant à parler tandis qu’il essayait d’avancer à quatre pattes vers la porte malgré les jurons, sans même sentir les coups qu’ils lui donnaient, puis une main lui attrapa la cheville et il tomba, reçut un formidable coup de pied sur le côté de la figure, en même temps que lui parvenait la voix de Blum plus proche maintenant, disant : « Georges », puis la voix du Marseillais disant : « Reste où tu es. Tu passeras pas ! », et Georges : « Mais enfin quoi c’est un cop… », et le Marseillais : « Fous le camp ! », et Georges ruant, essayant de se mettre debout, puis alors qu’il était à demi relevé, sentant quelque chose comme environ une tonne d’acier lui arriver dans la poitrine, pensant dans une sorte d’éclair : « Bon Dieu c’est pas possible, ils ont fait aussi rentrer les chevaux, ils… », puis entendant le panneau de fer sonner contre sa tête (ou sa tête sonner contre le panneau de fer – à moins qu’il n’y eût pas de panneau de fer, que sa tête sonnât toute seule), la voix de Blum tout à côté maintenant disant sans élever le ton : « Bande de salauds », Georges pouvant l’entendre lancer devant lui dans le noir, patiemment en quelque sorte quoique à toute vitesse, le plus grand nombre possible de coups de pied et de coups de poing, Georges essayant de taper aussi mais pas très bien parce que le bras ou le pied rencontraient tout de suite quelque chose de sorte qu’ils n’arrivaient pas très fort, puis sans doute y avait-il trop peu d’air pour que l’on pût continuer longtemps à se battre car peu à peu et comme par une sorte d’accord tacite entre eux et leurs adversaires (c’est-à-dire entre eux et ce noir dans lequel ils essayaient de donner et duquel leur arrivaient des coups) cela s’arrêta, la voix du Marseillais disant qu’ils se retrouveraient, et Blum disant : « C’est ça », et le Marseillais : « T’es photographié », et Blum : « C’est ça, tu m’as photographié », et le Marseillais : « Fais toujours ton mariolle, attends qu’il fasse jour, attends qu’on sorte d’ici », et Blum : « C’est ça : photographie », et sans doute n’y avait-il pas assez d’air non plus pour que l’on pût même continuer à s’injurier car cela aussi s’arrêta et Blum dit : « Ça va ? » et Georges tâtant dans la musette, et il y avait toujours le morceau de pain et la bouteille n’était pas cassée, disant : « Ça va, oui » mais sa lèvre avait l’air d’être en bois et alors il sentit que quelque chose coulait dans sa bouche, cherchant à tâtons sa lèvre des doigts et l’explorant avec précaution, pensant : « Bien. J’allais finir par me demander si j’avais fait vraiment la guerre. Mais j’ai tout de même réussi à me faire blesser, à répandre tout de même moi aussi quelques gouttes de mon précieux sang de sorte qu’ensuite j’aurai au moins quelque chose à raconter et que je pourrai dire que tout l’argent qu’ils ont dépensé pour faire de moi un soldat n’a pas été tout à fait perdu, quoique je craigne que cela ne se soit pas passé dans les règles, c’est-à-dire de la façon correcte, c’est-à-dire atteint par un ennemi me visant dans la position du tireur à genou, mais seulement par une chaussure à clous, encore que ce ne soit même pas certain, encore que je ne sois même pas sûr de pouvoir me vanter plus tard de quelque chose d’aussi glorieux que d’avoir été blessé par un de mes semblables parce que ça devait plutôt être quelque chose comme un mulet ou un cheval qu’on a dû fourrer par erreur dans ce wagon, à moins que ce ne soit nous qui nous y trouvions par erreur puisque sa destination première est bien de transporter des animaux, à moins que ce ne soit pas du tout une erreur et qu’on l’ait, conformément à l’usage pour lequel il a été construit, rempli de bestiaux, de sorte que nous serions devenus sans nous en rendre compte quelque chose comme des bêtes, il me semble que j’ai lu quelque part une histoire comme ça, des types métamorphosés d’un coup de baguette en cochons ou en arbres ou en cailloux, le tout par le moyen de vers latins… » pensant encore « Comme quoi il n’a donc pas entièrement tort. Comme quoi somme toute les mots servent tout de même à quelque chose, de sorte que dans son kiosque il peut sans doute se persuader qu’à force de les combiner de toutes les façons possibles on peut tout de même quelquefois arriver avec un peu de chance à tomber juste. Il faudra que je le lui dise. Ça lui fera plaisir. Je lui dirai que j’avais déjà lu en latin ce qui m’est arrivé, ce qui fait que je n’ai pas été trop surpris et même dans une certaine mesure rassuré de savoir que ç’avait déjà été écrit, de sorte que tout l’argent qu’il a lui aussi dépensé pour me le faire apprendre n’aura pas été non plus complètement perdu. Ça lui fera sans doute plaisir, oui. Ça sera certainement pour lui une… » Puis il cessa. Ce n’était pas à son père qu’il voulait parler. Ce n’était même pas à la femme couchée invisible à côté de lui, ce n’était peut-être même pas à Blum qu’il était en train d’expliquer en chuchotant dans le noir que si le soleil ne s’était pas caché ils auraient su de quel côté marchaient leurs ombres : maintenant ils ne chevauchaient plus dans la verte campagne, ou plutôt le vert chemin de campagne avait brusquement cessé et ils (Iglésia et lui) restaient là, stupides, arrêtés, juchés sur leurs échalas de chevaux au beau milieu de la route, tandis qu’il pensait avec une sorte de stupeur, de désespoir, de calme dégoût (comme le forçat lâchant la corde qui lui a permis de franchir la dernière muraille, se recevant, se redressant, se préparant à s’élancer, et découvrant alors qu’il vient de tomber aux pieds mêmes de son gardien en train de l’attendre) : « Mais j’ai déjà vu ça quelque part. Je connais ça. Mais quand ? Et où donc ?… »