« Je est d’autres. D’autres choses, d’autres odeurs, d’autres sons, d’autres personnes, d’autres lieux, d’autres temps… »
(La Corde raide)
Pour montrer que le plus lu des romans simoniens reste à découvrir et à mettre en perspective autrement qu’on ne l’a fait jusqu’ici, il n’est pas nécessaire d’emprunter la voie longue et fastidieuse d’une critique de la critique ; il suffit de reconduire les lectures qu’on en a proposé1 à leur lieu d’origine et de remarquer qu’à travers les diverses rationalisations qu’elles en offrent, c’est d’abord l’extraordinaire pouvoir d’envoûtement du texte qu’elles répercutent.
A quoi tient la singulière emprise que La Route des Flandres exerce sur son lecteur ? A son pouvoir d’empreinte, ainsi que nous le soufflent les mots eux-mêmes ? On ne saurait s’estimer quitte à si bon compte, puisqu’une telle réponse – qui à nos yeux s’impose – ne fait que relancer l’interrogation : si La Route impressionne son lecteur dans la mesure où il se grave dans son corps de mémoire et le marque au plus profond, comment s’expliquer en effet qu’il y parvienne ? A quelles propriétés (compositionnelles, thématiques, scripturales) doit-il sa force de pénétration ? Que conclure des traces qu’il laisse ? Quel rapport entre elles et sa crédibilité esthétique ?
A ces questions importantes, impensées parce qu’impensables dans le cadre d’une théorie du texte conçu comme somme de procédés, et à peine touchées par une critique pour laquelle le sujet lecteur, avant tout homme d’idées, n’avait que peu de mémoire et encore moins d’inconscient, comment ne pas être tenté d’apporter une réponse ?
Reste que La Route des Flandres fait impression en un autre sens encore, qui doit lui aussi nous retenir : il en impose à son lecteur et le désoriente.
Or, qu’en est-il au juste de cette désorientation ? Est-elle à mettre au compte d’une impréparation à laquelle une pédagogie adéquate pourrait remédier ? Faut-il voir en elle un effet voulu et construit par le texte, ce qui la rendrait par principe insurmontable ? Plus généralement, existe-t-il un lien quelconque entre les deux impressions alléguées et, entre l’ambition critique et le souci pédagogique qu’elles postulent, davantage que la simple relation de convenance à laquelle le style ordinaire de la recherche nous a habitués ? La complication structurelle du roman, interrogée dans cette perspective, pourra nous apporter un premier élément de réponse.
Parmi les facteurs qui la rendent si remarquable, on distinguera bien sûr l’« architecture purement sensorielle » que Simon évoque en commentant la construction de La Route des Flandres :
« … en ces quelques heures d’une nuit d’après guerre que je retiens, tout se presse dans la mémoire de Georges : le désastre de mai 1940, la mort de son capitaine à la tête d’un escadron de dragons, son temps de captivité, le train qui le menait au camp de prisonniers, etc. Dans la mémoire, tout se situe sur le même plan : le dialogue, l’émotion, la vision coexistent. Ce que j’ai voulu, c’est forger une structure qui convienne à cette vision des choses, qui me permette de présenter les uns après les autres des éléments qui dans la réalité se superposent, de retrouver une architecture purement sensorielle. […] Les peintres ont bien de la chance. Il suffit au passant d’un instant pour prendre conscience des différents éléments d’une toile. […] J’étais hanté par deux choses : la discontinuité, l’aspect fragmentaire des émotions que l’on éprouve et qui ne sont jamais reliées les unes aux autres, et en même temps leur contiguïté dans la conscience2.
Ce qu’on retiendra d’abord de ce riche commentaire, c’est l’irrésistible désir de spatialisation qui s’y fait jour. Loin d’inférer avec Lessing que la linéarité imposée par le signifiant linguistique voue la littérature à se conformer aussi à l’ordre chronologique et à la continuité (fallacieuse) dont il est l’emblème, Simon entend au contraire composer avec l’opération nécessairement successive du langage en la contrant, à des fins d’équilibre, par une structure qui favorise la juxtaposition et l’interruption. Le recours légitimant au travail de la mémoire est tout entier à comprendre dans cette perspective : ne vise-t-il pas à naturaliser une syntaxe narrative libérée du temps des horloges et du principe de causalité, et dont les unités, telles les images du souvenir, sont faites de tableaux discontinus3, hétérogènes et fragmentaires ?
Pourtant, les transports spatio-temporels auxquels cette syntaxe narrative donne lieu n’expliquent pas à eux seuls l’effet de brouillage ressenti. Non moins agissantes à cet égard s’avèrent l’interaction constante entre temps remémoré et temps de la remémoration, l’égale charge de présence de souvenirs plus ou moins proches ou lointains, leur superposition dans la mémoire et, lorsqu’ils font l’objet d’un récit, la démultiplication elle aussi superposée des narrataires, dont on ne prend connaissance que progressivement, et toujours après coup. Ainsi, ce qu’on est porté à considérer comme un pur récit rétrospectif au tout début du roman apparaît plus tard comme le souvenir d’un récit fait à Blum, et plus tard encore, comme le souvenir du récit fait à Corinne du récit fait à Blum, récit dont le « narrateur » se souvient en un temps impossible à fixer avec certitude, la position énonciative elle-même restant problématique. C’est dire qu’on a simultanément affaire à des récits de souvenirs et à des souvenirs de récits, que ceux-ci font la chaîne, puisque la formule « je me souviens » cède ici la place, comme plus tard dans Histoire, à un « je me souviens que je me souvenais que je me souvenais… », et que cet usage très retors de l’enchâssement répété ne peut que porter un coup décisif à la lisibilité du texte : incapable de maîtriser un nombre aussi élevé de dépendances emboîtées en raison de la finitude de la mémoire et, bien sûr, du retard avec lequel il s’en avise, le lecteur est conduit d’autant plus efficacement à perdre pied et à se laisser gagner par le flux verbal qui l’emporte que le roman use d’autres stratagèmes encore pour le maintenir dans l’errance. S’installer comme il le fait dans l’entre-deux, n’est-ce point jouer d’une ambiguïté impossible à réduire, et prolonger indéfiniment l’hésitation ? On interprétera dans cette optique le privilège bien connu que l’écriture simonienne accorde au participe présent, temps indéterminé par excellence, – mais aussi la manière tout à fait remarquable dont le texte réagit à la grille narratologique et générique : n’observe-t-il pas en effet un strict principe de neutralité (ou d’indifférence) à l’égard de toutes les catégories distinctives de la poétique ? Que narre-t-il ? L’histoire vécue par Georges ou celle qu’est censé avoir vécue le capitaine mort sous ses yeux ? Qui est le narrateur ? Le je de Georges ou le pronom de la non-personne qui le relaie ? A quel genre littéraire et super-genre appartient-il ? Roman de la mémoire, roman d’initiation, épopée, évocation lyrique ? De quelle modalité discursive relève-t-il ? Oral, écrit, monologue intérieur ? La seule réponse assurée – et encore ne fait-elle que maintenir l’indétermination –, c’est que La Route des Flandres s’avoue simultanément texte et mémoire sur le mode de l’indécidable – d’où le titre du présent article, emprunté à Jean Dubuffet4.
Or, s’il s’avère que La Route est inclassable et que les repères dont on peut munir le lecteur restent sans effet sur une stratégie textuelle calculée en sorte de rendre à jamais insolubles les questions « où suis-je ? » et « quelle heure est-il ? », n’en faut-il pas induire que, dans le rapport de force où ils s’affrontent, pouvoir d’empreinte du texte et volonté de savoir du lecteur sont inséparables ou, ce qui revient au même, qu’un texte ne se grave qu’à la condition d’être immaîtrisable, les deux propriétés devant être pensées ensemble ?
Si c’est bien là ce que suggère La Route des Flandres, on peut en tirer aussi un autre enseignement, que nous n’aurons garde d’oublier : c’est que, pour « faire impression », un texte doit convaincre au plan esthétique, sous peine de ne même pas « toucher » son lecteur. Ainsi s’expliquent la mise en œuvre d’agents de centrage et l’insistance avec laquelle le roman cultive la symétrie : structure en triptyque, composition en miroir (ou plus précisément en puits artésien5, unification thématique, séquence narrée selon l’ordre chronologique (la nuit avec Corinne), épisode récurrent (le cheval mort rencontré à trois reprises), scène itérative (la mort de Reixach), mots-charnières, autant d’instruments destinés à faire pièce à la dispersion qui, sans eux, eût été le lot du texte.
La vertu unificatrice de la scène itérative est particulièrement remarquable : seule à traverser toutes les strates temporelles et mémorielles, elle s’impose comme l’objet principal de la remémoration de Georges et apparaît comme le véritable centre obsessionnel du récit. La désigner avec tant de prévenance à l’attention d’un lecteur qu’on maintient par ailleurs dans le labyrinthe, n’est-ce pas lui indiquer une piste possible ?
Deux raisons au moins rendent compte du privilège accordé à cette scène. La première tient à son caractère de question posée, qui donne le départ à une quête cognitive et mue le roman tout entier en roman herméneutique. Comment interpréter en effet la mort de Reixach ? Comme un assassinat ? Comme un suicide ? Si l’on penche pour la seconde hypothèse, le mobile est-il le respect du code militaire de l’honneur ? Le désespoir d’avoir perdu Corinne ? Le désir de culpabiliser l’auteur de son infortune amoureuse ? Dans un cas comme dans l’autre, comment s’expliquer son dernier geste ? Autant de questions que le roman ressasse ; autant d’hypothèses aussi dont il examine dans les moindres détails les tenants et aboutissants et qui, par l’obsession du sens et de la profondeur qu’elles trahissent, suffiraient à situer le roman simonien aux antipodes de ceux de Robbe-Grillet. Chez Simon, nulle volonté d’en finir avec le sens mais reconnaissance implicite, au contraire, qu’on n’en a jamais fini avec lui, dans la mesure où le régime sémantique simonien est, fondamentalement, celui de l’énigme. Le sens ici ne se nie pas plus qu’il ne se fixe : essentiellement allusif, il se poursuit à la trace6 à partir d’indices qui donnent à penser (à rêver) ou d’écrans qui le constituent en secret. Aussi s’explique-t-on le pouvoir de fascination que détient dans La Route le fameux « rideau de paon » : métaphore emblématique d’un livre hanté par le dévoilement et intéressé par tout ce qui fait signe, il invite précisément à voir derrière et à scruter, pour la mettre au jour, la part d’invisible que le visible réserve.
De là un aspect supplémentaire de la complexité de l’ouvrage, aspect qui le distingue des romans précédents : La Route des Flandres articule et conjugue en fait deux entreprises de restitution : une restitution par la mémoire d’une restitution (par la mémoire et l’imagination) des mobiles d’une mort. Pour user d’une formule à l’emporte-pièce, aurions-nous affaire, autrement dit, à Proust multiplié par Balzac et le roman policier classique ? A cela près qu’ici la restitution demeure fondamentalement tentative, ce qui veut dire qu’elle n’aboutit pas. Privée des pouvoirs dont disposait la mémoire proustienne, l’anamnèse simonienne échoue à faire surgir un univers entier d’une madeleine7 ; l’écrivain archéologue ou paléontologue d’aujourd’hui ne se reconnaît plus dans le Cuvier du roman qui, à partir d’un vestige, se faisait fort de ressusciter une espèce ou un monde complets et à qui les « voici pourquoi » ne coûtaient guère ; quant au détective moderne, comment pourrait-il encore choisir la « bonne » version parmi celles qu’il propose et gratifier le lecteur d’une solution finale dès lors qu’il récuse toute conception explicative et causaliste du sens ?
Tels que le roman les thématise lui-même, les motifs pour lesquels La Route reste sans dénouement sont d’abord imputables à une méthode d’investigation qui repose à la fois sur la fiction expérimentale – à partir d’une information lacunaire et sujette à caution (bribes de souvenirs, ragots, légende familiale, semi-aveux péniblement extorqués), Georges et Blum se livrent à une affabulation dont ils testent inlassablement le degré de vraisemblance, mais qui leur permet de construire leur propre fascination, d’où le battement typiquement simonien entre acquiescement identificatoire et prise de distance – et la loi de l’analogie (aventures similaires, quoique non identiques, entre Reixach, son ancêtre le Conventionnel, et les paysans rencontrés). Or l’analogie est une clé qui ouvre toutes les portes : incitant à interpréter l’une par l’autre les trois aventures et à superposer leurs protagonistes au point de n’en faire qu’un personnage composite, occupant plusieurs lieux et appartenant à plusieurs temps8, elle conduit la fiction à perdre son ancrage référentiel et à se chercher une garantie dans la seule instance apte à soumettre les différentes versions échafaudées à l’épreuve de la vérité : Corinne. La fin de non-recevoir que celle-ci oppose à la demande de savoir dont elle est l’objet a non seulement pour conséquence de vouer la mort de Reixach à rester impénétrable ; en privant l’imaginaire de Georges d’une caution extérieure, elle consacre l’autonomie de la fiction et provoque par là même l’effondrement du protagoniste. Ce « par là même » veut une explication…
… qui ne peut être que celle-ci : si Georges, atteint au cœur par la dérobade de Corinne, ne peut admettre une affabulation pure, c’est qu’au travers de la mort de Reixach il en va de tout autre chose pour lui que d’un savoir quelconque, puisque, à bien voir, c’est son identité même qui se trouve mise en jeu.
Cette problématique de l’identité du sujet, qui s’exprime toujours chez Simon par un rapport d’imitation fascinée et d’émulation à un « ancêtre » ou à un parent (éventuellement adoptif ou par alliance) qui joue le rôle de devancier, dont on reconstruit le souvenir à partir d’archives dépareillées et fétichisées9, et qu’on se cite en exemple, nombre de traits symptomatiques (qualification et attributs stéréotypés de Reixach et de Corinne en cours de récit, réactions de défense de Georges lorsque Blum porte atteinte à la légende familiale, quête cognitive qui se prolonge en quête érotique – connaître Corinne équivalant à connaître Reixach – et qui mue le détective en Œdipe, scène de culmination et de fixation ou plutôt scénario, puisqu’il a tout du fantasme originaire) nous invitent à la retrouver aussi dans La Route des Flandres au travers de la relation de parenté lointaine au départ, mais de plus en plus affirmée et sollicitée entre Georges et Reixach au fur et à mesure que le protagoniste tombe dans le piège identificatoire qu’il s’est tendu, – et donc à prendre conscience que le roman herméneutique est ici au service d’un roman familial au sens freudien ou lacanien du terme. On sait que par cette appellation Freud désigne le mythe individuel que tout enfant élabore pour surmonter la première déception que lui cause sa famille réelle. Fable biographique conçue tout exprès pour expliquer le dépit d’être mal né, mal aimé, et prolonger imaginairement l’idylle familiale, ce « roman » fait de lui un enfant trouvé ou adopté, né de parents prestigieux, ou en tout cas d’un père noble, inconnu, absent ou mort, la mère, quant à elle, restant proche et triviale, voire suspecte d’aventures amoureuses secrètes10.
Quant à la révision interprétative à laquelle Lacan soumet ce « roman des origines », elle éclaire d’une lumière plus vive encore ce que La Route des Flandres nous donne à lire. Visant à « détriangulariser » l’œdipe, elle porte exclusivement sur le rapport du sujet à la figure paternelle et se trouve tout entière commandée par le concept d’identification. Ce qu’elle établit, c’est que la discordance entre le père (réel) et sa fonction (symbolique) oblige à un dédoublement de la paternité, c’est-à-dire à l’apparition d’un « père imaginaire » qui entraîne, par contrecoup, le dédoublement du fils, c’est-à-dire du sujet lui-même :
« La relation narcissique au semblable est l’expérience fondamentale du développement imaginaire de l’être humain. En tant qu’expérience du moi, sa fonction est décisive dans la constitution du sujet. Qu’est-ce que le moi, sinon quelque chose que le sujet éprouve d’abord comme à lui-même étranger à l’intérieur de lui ? C’est d’abord dans un autre, plus avancé, plus parfait que lui, que le sujet se voit […]. Le sujet a toujours une relation anticipée à sa propre réalisation, qui le rejette lui-même sur le plan d’une profonde insuffisance. […] C’est en quoi dans toutes ses relations imaginaires c’est une expérience de la mort qui se manifeste11. »
Cette nécessaire médiation de l’exemple et ce passage obligé par la mort – celle-ci étant le quart terme du quatuor mythique – permettent de rendre compte de l’oscillation typiquement simonienne entre roman à la première et roman à la troisième personne, auto- et allo-(bio)graphie12, obsession des doubles, et invocation d’un mort qui saisit le vif. En vertu du schème de l’identification, on comprend donc qu’en se donnant pour « tombeau », cérémonie funèbre, plainte ou travail de deuil inspirés par la mort de Reixach, c’est aussi la mort de Georges que La Route des Flandres commémore et déplore13.
On sait désormais pourquoi Georges ne peut qu’éprouver comme une catastrophe le mutisme de Corinne : ne pas découvrir ce qu’il en est de la mort de l’autre, c’est rester dans l’incertitude quant à sa propre identité. Ce qui porte la catastrophe à son comble, c’est qu’en prenant conscience qu’en Corinne et sur le corps de Corinne il n’a fait que poursuivre des sons et des mots, Georges se trouve renvoyé du père imaginaire prestigieux au père réel méprisé et disqualifié par cela même à quoi il croit : le langage et la pratique (humaniste) de l’écriture. Il faudrait ici analyser longuement la « scène du kiosque » ainsi que les lettres échangées après le bombardement de la bibliothèque de Leipzig. Décisives toutes deux pour apercevoir ce qui est au fondement de la poétique simonienne et lire La Route des Flandres dans une juste perspective, elles ne laissent pas de faire problème en raison de la haine de la littérature (voire du langage, en tant que médiation symbolique) dont elles témoignent ainsi que l’espèce de tabula rasa rageuse qu’elles font après vingt-cinq siècles de pensée occidentale : si les choses ne sont jamais comme on les raconte14 et si les livres se révèlent dérisoires confrontés à la force chaotique de l’élémentaire, à quoi bon raconter et écrire… La Route des Flandres ? Que conclure de l’existence du livre que nous lisons ? Que le roman – roman « honteux » – se désavoue lui-même dans la mesure où, à l’inverse de La Recherche, il s’achève sur l’impossibilité d’une vocation d’écrivain ? Que le procès que Georges intente au langage ne porte en fait que sur sa prétention à dire le vrai et à représenter, – autrement dit, sur son aptitude à la mimesis et au réalisme ? Mais, dans la mesure où l’effondrement de Georges est dû précisément au refus d’accepter que le langage forme un système à soi seul et ne soit dépositaire que de son propre savoir15, on admettra plutôt que Simon est d’accord sur les prémisses de l’argumentation de son personnage (l’impuissance du langage à représenter, l’essai d’approcher un réel impossible par approximations et rectifications ne faisant qu’exhiber la perpétuelle inadéquation du récit) mais non sur la conclusion qu’il en tire (le rejet du langage), ce qu’il prouve en acte en assumant le livre que la mémoire de Georges écrit à son corps défendant16.
Si pour Georges le langage constitue l’obstacle majeur et l’illusion par excellence, il s’avère en effet pour Simon la seule réalité qui tienne quand les illusions de tous ordres se sont dissipées et qu’après Auschwitz et le Goulag on se retrouve en quelque sorte au degré zéro. De là une éthique et une esthétique dont les prescriptions communes peuvent s’énoncer ainsi : refus du trompe-l’œil et de quelque stratégie totalisante que ce soit, retour au concret, exhibition du matériau et pleine liberté accordée au langage, qui nous constitue en sujets. C’est dire que la relation à l’ancêtre ou au devancier se trouve relayée et travaillée par une pratique transférentielle de l’écriture, le savoir étant toujours à attendre de l’autre. En tant qu’il me précède et parle avant moi au plus intime de moi-même, le langage ne détient-il pas aussi et d’abord le secret de mon identité ? Il convient d’en tirer les conséquences. On le fera en explorant les pouvoirs signifiants du mot « rideau », par exemple, au lieu de s’épuiser à voir ce qu’il y a derrière le voile17, – et, plutôt que d’en rester au stade de la captation imaginaire qui est celui du roman familial, en découvrant les liens de parenté, non moins fascinants, qui existent au sein des familles de mots18. Que cette exploration de la puissance métaphorique de la langue comporte des risques, on le sait au moins depuis Mallarmé : la langue travaillant celui qui la travaille, l’initiative laissée au langage emporte fatalement avec elle la mort du sujet cartésien. S’investir dans le langage pour y faire l’épreuve (la preuve) de son identité19 équivaut donc à perdre toute illusion de maîtrise et accepter comme une chance de pouvoir se transformer sans arrêt, car, si les mots ont le pouvoir non de représenter, mais de « rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars20 », la puissance de renvoi qu’ils tiennent de leurs virtualités signifiantes entraîne celui qui les suit à la trace dans des bifurcations incessantes et une dérive interminable.
Que ce frayage du langage (de l’identité par le langage) soit bien l’enjeu principal et ultime de La Route des Flandres, on en tiendra pour preuve à la fois la genèse du texte, sa composition, sa thématique et son écriture. Simon dit avoir travaillé huit mois durant par petits morceaux, sans rien distinguer, au point de devoir recourir à des fils de couleur pour réussir à s’orienter quelque peu dans ce dédale. De cette dépropriation du sujet, le texte lui-même porte témoignage. En y distinguant la prégnance des temps et des modes intermédiaires21, Maurice Merleau-Ponty a ouvert une voie des plus fructueuses à la recherche : au fameux usage du participe présent et à l’alternance du je et du il s’ajoutent une thématisation inlassable de la surimpression (pas des chevaux se détachant sur fond sonore de la pluie qui tombe, par exemple) et du composite. Qu’on songe aux manifestations insistantes de l’hybride dans notre texte (l’homme-cheval, la femme-jument, la chèvre-pied, L’âne d’or, etc.) et, conformément à une tradition poétique (de Dante à Valéry) qui autorise à interpréter le « cheval-langage » simonien comme moyen de transport métaphorique et principe rythmique, aux cadences qui ponctuent elles-mêmes les phrases, donnant au texte sa respiration, ainsi qu’aux divers « chevauchements » accomplis par la reine des figures simoniennes : l’analogie. Plutôt que d’en proposer quelques exemples isolés (l’inévitable vierge-virginal…), on renverra ici aux pages où ils se produisent en rafales : celles qui évoquent le rapport sexuel avec Corinne (qui est aussi un rapport de langue et, par le jeu de l’anagramme, de « gland ») et où le sujet précisément se trouve tour à tour métamorphosé en chien et en pourceau.
Que de telles métamorphoses ne laissent pas indemnes le sujet lecteur, c’est l’évidence même : dans la mesure où lire revient à effectuer les rapports d’un texte à cheval, dans tous les sens du terme, le lecteur de La Route des Flandres ne peut que perdre l’initiative des opérations et se retrouver lui aussi transformé dans son identité, enthousiasmé par la qualité d’une expérience esthétique qui se définit justement comme « jouissance de soi-même dans la jouissance de l’autre22 », et à jamais impressionné par un texte qui tout à la fois réactive son propre roman familial et l’en affranchit, par l’intermédiaire du langage.
1. Pour une rapide orientation bibliographique, voir le numéro que la revue Critique a consacré à Claude Simon en novembre 1981.
2. Interview avec Claude Sarraute, Le Monde, 8 octobre 1960.
3. Aussi n’est-il pas surprenant que dans Madame Bovary Claude Simon admire par-dessus tout ces deux phrases, qui font écho à l’expérience de Georges et répondent à sa propre poétique : « Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de combinaisons, s’échappait à la fois, d’un seul coup, comme les mille pièces d’un feu d’artifice. Elle aperçut, nettement et par tableaux détachés, son père, Léon, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues. (chap. VIII de la IIIe Partie, première version).
4. On verra dans cette reprise du titre de l’assemblage 61 reproduit dans Théâtres de mémoire (Catalogue des travaux de Jean Dubuffet, fascicule XXXII, Ed. de Minuit, 1982, p. 65) une manière d’hommage. Si Claude Simon a souvent souligné la proximité de sa vision, de son sentiment artistique et de son travail d’écriture avec les préoccupations et la production de Jean Dubuffet, celui-ci le lui rend bien (voir la belle lettre dans Critique de novembre 1981), puisqu’il présente en ces termes ses peintures récentes : « Le titre donné à celles-ci est ambivalent car, outre la possibilité qu’elles offrent de constituer des “lieux de mémoire”, elles sont aussi (du moins aux yeux de l’auteur) une figuration des multiples remémorations de lieux et de scènes qui, dans le même instant, se bousculent dans notre souvenir. Chacune de ces peintures réunit en effet dans un même tableau des évocations qui se situent en des endroits différents comme il en advient dans notre pensée, laquelle, à tout moment et en quelque situation qu’on se trouve, voit en même temps de nombreuses choses, et non pas seulement celles qui sont devant les yeux mais aussi de celles qui sont derrière ou dans l’entour. Voire de celles aussi qui y étaient l’instant d’avant » (pp. 7 sq.).
5. C’est l’image à laquelle recourt Claude Simon dans « La fiction mot à mot », – Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, U.G.E., coll. « 10/18 », 1972, t. II, p. 93.
6. Une définition du sens à laquelle Simon pourrait adhérer est celle qu’en propose Bernard Noël, qui, dans son Magritte (Flammarion, 1976, p. 40), écrit : « Il faut en finir avec l’idée que le sens serait explicatif. L’explication n’est bonne qu’à domestiquer ce qui nous entoure. Le sens ne saurait être le complice de cette appropriation généralisée qui transforme la réalité en nomenclature ; il est au contraire ce qui nous interdit de nous rendre maîtres des choses, car il n’a pas de fin. Le sens est une relation qui produit du sens : il est vivacité, non pas fixation ; il transforme et matérialise. A quoi mène cette transformation ? Elle est infinie, c’est-à-dire interminable. »
7. Rappelons que le premier titre de La Route des Flandres était « Description fragmentaire d’un désastre ».
8. C’est ainsi que procède la logique du rêve, dont Freud rapproche le travail de condensation des « portraits de famille » réalisés par Galton. Cf. L’Interprétation des rêves, P.U.F., 1967, p. 255.
9. C’est donc un non-sens absolu que de reprocher à Simon le culte (réaliste) du référent : si certains objets et images exercent sur lui une fascination dont témoigne la couverture du présent livre, c’est en tant qu’ils sont transitionnels : incitations à rêver ou ferments pour écrire.
10. Sur tout ceci, voir Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Grasset, 1972.
11. Jacques Lacan, « Le mythe individuel du névrosé », Ornicar, 17/18, printemps 1979, pp. 305 sq.
12. Outre qu’il rend compte de l’admiration que Simon porte à la grande lignée des écrivains autobiographiques qui, mieux que les romanciers réalistes, illustrent selon lui la littérature française, le fait que l’autobiographie ne puisse s’écrire que par la figure interposée de l’autre (du double) explique des déclarations que la critique a admises sans sourciller et qu’elle aurait dû trouver pour le moins piquantes venant d’un homme fort peu égotiste et dont l’activité principale réside dans l’invention, telles : « La seule chose dont je puisse écrire sans malhonnêteté… c’est-à-dire de moi, et de moi seul. […] Je ne peux parler que de moi » (Les Nouvelles littéraires, 3 mai 1962) ; « Je suis incapable d’inventer quoi que ce soit » (Le Monde, 8 octobre 1960).
Sur l’écriture comme autobiographie et thanatographie, voir Ph. Lacoue-Labarthe, Le Sujet de la philosophie, Aubier-Flammarion, 1979, pp. 219 sqq.
13. Dans une interview avec Hubert Juin, Simon a déclaré que La Route des Flandres narre « la mort de Georges » (Les Lettres françaises, 6-12 octobre 1960), et ce n’est certes pas un hasard si le livre inscrit deux fois la mort dans les deux centres qu’il se donne : ce qu’encadre le double récit de la mort de Reixach – centre obsessionnel du roman –, c’est l’anéantissement de l’escadron (au mitan du livre) et donc la quasi-mort de Georges.
14. Cf. à ce sujet les études de Clément Rosset (Le Réel, traité de l’idiotie, Ed. de Minuit, 1977 et L’Objet singulier, Ed. de Minuit, 1979), qui défendent une position proche de celle de Georges et tentent de bâtir une esthétique sur le conflit insurmontable entre le réel et sa représentation.
15. Il convient de citer ici un texte de Novalis auquel Simon se réfère souvent et que le traducteur français intitule « Monologue » pour traduire l’intraduisible Selbstsprache (« le langage se réfléchissant » ?) de l’original : « Il y a quelque chose d’étrange dans le fait d’écrire et de parler. L’erreur risible et étonnante des gens, c’est qu’ils croient parler en fonction des choses. Tous ignorent le propre du langage : qu’il n’est occupé que de lui-même. C’est pourquoi, il constitue un fécond et splendide mystère. Lorsque quelqu’un parle tout simplement pour parler, c’est justement alors qu’il dit ce qu’il peut dire de plus original et de plus vrai… Seul celui qui a le sentiment profond de la langue, qui la sent dans son application, son délié, son rythme, son esprit musical, – seul celui qui l’entend dans sa nature intérieure et saisit en soi son mouvement intime et subtil, … oui, celui-là seul est prophète. […]… il n’est d’écrivain qu’habité par la langue, inspiré par la parole » (cité par Maurice Blanchot dans L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 523, qui rappelle à ce propos la lettre que Hamann écrivait à Herder en 1784 : « Serai-je aussi éloquent que Démosthène, je ne pourrais que répéter trois fois comme un mot unique : raison est langage, logos. Voilà l’os à moelle que je ronge et rongerai jusqu’à ma mort. Profondeur qui me reste toujours obscure, et j’attends encore l’ange de l’Apocalypse qui voudra bien m’apporter la clé d’un tel abîme. »)
16. Il est symptomatique que Simon trouve les mêmes mots pour qualifier l’espace de la mémoire et celui du langage. On comparera la citation de la note 2 à cette phrase d’Orion aveugle (Skira, 1970, préface) : « … ce qui est souvent sans rapports immédiats dans le temps des horloges ou l’espace mesurable peut se trouver rassemblé et ordonné au sein du langage dans une étroite contiguïté. »
17. Cf. « La fiction mot à mot », p. 74.
18. On ne résiste pas au plaisir de citer ici un exemple qui, de la part de linguistes, trahit un singulier amour de la langue maternelle et définit parfaitement a contrario la visée de la poétique simonienne : « Tous les mots sont classés, dans notre esprit, en familles. Il faut bien distinguer des familles réelles des familles historiques, que l’on trouve dans les dictionnaires étymologiques. On verra pêle-mêle, dans ces ouvrages : œuvre, opérer, ouvrer, manœuvre, ouvrier, ouvroir, ouvrage, opération. Les enfants qui apprennent cette liste risquent de croire que les ouvriers travaillent dans des ouvroirs ou qu’ils font des ouvrages. En réalité, ces mots sont absolument séparés ; un ouvrier, dans une usine, fait son travail ; une jeune fille, dans un ouvroir, fait de la lingerie ; un professeur, dans son cabinet, compose un ouvrage » (Brunot et Bruneau, Précis de grammaire historique, p. 156, cité à l’article « Famille » du Grand Robert).
19. Rappelons la célèbre ouverture du texte que Mallarmé dédie à Villiers de l’Isle-Adam (Œuvres complètes, Pléiade, 1965, p. 481) : « Sait-on ce que c’est qu’écrire ? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique, dont gît le sens au mystère du cœur. Qui l’accomplit, intégralement, se retranche. Autant, par ouï-dire, que rien existe et soi, spécialement, au reflet de la divinité éparse : c’est, ce jeu insensé d’écrire, s’arroger, en vertu d’un doute – la goutte d’encre apparentée à la nuit sublime – quelque devoir de tout recréer, avec des réminiscences, pour avérer qu’on est bien là où l’on doit être (parce que, permettez-moi d’exprimer cette appréhension, demeure une incertitude). Un à un, chacun de nos orgueils, les susciter, dans leur antériorité et voir. Autrement, si ce n’était cela, une sommation au monde qu’il égale sa hantise à de riches postulats chiffrés, en tant que sa loi, sur le papier blême de tant d’audace – je crois, vraiment, qu’il y aurait duperie, à presque le suicide. »
20. Préface à Orion aveugle.
21. Dans la deuxième note qu’il consacre à Claude Simon, Merleau-Ponty écrit en effet ceci : « Le langage de Claude Simon, Butor (le participe présent, les phrases interrompues, le vocatif de La Modification) signifie un certain rapport à soi. On ne lit plus Je ou Il ; il naît des personnes intermédiaires, une 1re-2e personne, des modes intermédiaires (participe présent à valeur de « simultanéité »). Ceci ne se comprend absolument pas soit dans conception classique du Je pense soit dans conception de l’ipséité comme néantisation : car alors le cercle de l’ipséité je le tiens, je le trace. – Ces usages du langage ne se comprennent que si le langage est un être, un monde, que si c’est la Parole qui est le cercle » (Entretiens, numéro consacré à Claude Simon, p. 43).
22. La formule est de H. R. Jauss. Cf. « La jouissance esthétique », Poétique 39 (septembre 1979), p. 270.