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LA PLUS GRANDE AVENTURE DE NOTRE VIE FAMILIALE

Aussi la faim faisait-elle l’unique pensée de la plupart, et la nourriture le seul objet de leurs conversations. C’est à Trèves que j’ai assisté pour la première fois à cette étrange hystérie collective, que tous les prisonniers ont observée ou connue, et qui consistait dans l’évocation maniaque des glorieuses bâfrées d’autrefois. Il se formait de petites chapelles fiévreuses où l’on se réunissait dans l’unique dessein de parler de mangeaille. Le paysan disait le menu de son repas de noces et les spécialités de son terroir, les gourmets détaillaient la carte de la mère Poulard, de Larue et du Chapon Fin. Des recettes s’échangeaient entre amateurs avec un luxe de précisions à faire pâlir un cordon bleu, et les plus enragés prenaient des notes […].

Francis Ambrière, Les Grandes Vacances, Seuil, 1946