Je me rendis donc chez Madame de Ferval, et ne rencontrai dans la cour de la maison, qu’un laquais qui me conduisit chez elle par un petit escalier que je ne connaissais pas.
Une de ses femmes qui se présenta d’abord, me dit qu’elle allait avertir sa Maîtresse ; elle revint un moment après, et me fit entrer dans la chambre de cette Dame. Je la trouvai qui lisait couchée sur un sopha, la tête appuyée sur une main, et dans un déshabillé très propre, mais assez négligemment arrangé1.
Figurez-vous une jupe qui n’est pas tout à fait rabattue jusqu’aux pieds, qui même laisse voir un peu de la plus belle jambe du monde ; (et c’est une grande beauté qu’une belle jambe dans une femme.)
De ces deux pieds mignons il y en avait un dont la mule était tombée, et qui dans cette espèce de nudité avait fort bonne grâce2.
Je ne perdis rien de cette touchante posture ; ce fut pour la première fois de ma vie que je sentis bien ce que valaient le pied et la jambe d’une femme ; jusque-là je les avais comptés pour rien ; je n’avais vu les femmes qu’au visage et à la taille, j’appris alors qu’elles étaient femmes partout. Je n’étais pourtant encore qu’un Paysan ; car qu’est-ce que c’est qu’un séjour de quatre ou cinq mois à Paris ? Mais il ne faut ni délicatesse ni usage du monde pour être tout d’un coup au fait de certaines choses ; surtout quand elles sont à leur vrai point de vue, il ne faut que des sens, et j’en avais.
Ainsi cette belle jambe et ce joli petit pied sans pantoufle me firent beaucoup de plaisir à voir.
J’ai bien vu depuis des objets de ce genre-là qui m’ont toujours plu, mais jamais tant qu’ils me plurent alors ; aussi, comme je l’ai déjà dit, était-ce la première fois que je les sentais ; c’est tout dire, il n’y a point de plaisir qui ne perde à être déjà connu.
Je fis en entrant deux ou trois révérences à Madame de Ferval, qui, je pense, ne prit pas garde si elles étaient bien ou mal faites ; elle ne me demandait pas des grâces acquises, elle n’en voulait qu’à mes grâces naturelles, qu’elle pouvait alors remarquer encore mieux qu’elle ne l’avait fait, parce que j’étais plus paré.
De l’air dont elle me regarda, je jugeai qu’elle ne s’était pas attendue à me voir ni si bien fait, ni de si bonne mine.
Comment donc, s’écria-t-elle avec surprise, et en se relevant un peu de dessus son sopha ; c’est vous, la Vallée ; je ne vous reconnais pas ; voilà vraiment une très jolie figure3, mais très jolie ; approchez, mon cher enfant, approchez, prenez un siège, et mettez-vous là ; mais cette taille comme elle est bien prise ; cette tête, ces cheveux ! en vérité, il est trop beau pour un homme, la jambe parfaite avec cela ; il faut apprendre à danser, la Vallée, n’y manquez pas ; assoyez-vous ; vous voilà on ne peut pas mieux, ajouta-t-elle en me prenant par la main pour me faire asseoir.
Et comme j’hésitais par respect : asseyez-vous donc, me répéta-t-elle encore du ton d’une personne qui vous dirait : oubliez ce que je suis4, et vivons sans façon.
Eh bien5, gros garçon, me dit-elle, je songeais à vous, car je vous aime, vous le savez bien ; ce qu’elle me dit avec des yeux qui expliquaient sa manière de m’aimer ; oui, je vous aime, et je veux que vous vous attachiez à moi, et que vous m’aimiez aussi ; entendez-vous ?
Hélas ! charmante Dame, lui répondis-je, avec un transport de vanité et de reconnaissance ; je vous aimerai peut-être trop, si vous n’y prenez garde.
Et à peine lui eus-je tenu ce discours, que je me jetai sur sa main qu’elle m’abandonna, et que je baisais de tout mon cœur.
Elle fut un moment ou deux sans rien dire, et se contenta de me voir faire ; je l’entendis seulement respirer d’une manière sensible, et comme une personne qui soupire un peu ; parle donc ; est-ce que tu m’aimes tant ? me dit-elle, pendant que j’avais la tête baissée sur cette main ; Eh ! pourquoi crains-tu de m’aimer trop, explique-toi la Vallée ; qu’est-ce que tu veux dire ?
C’est, repris-je, que vous êtes si aimable, si belle ; et moi qui sens tout cela, voyez-vous, j’ai peur de vous aimer autrement qu’il ne m’appartient6.
Tout de bon, me dit-elle, on dirait que tu parles d’amour, la Vallée. Et on dirait ce qui est, repartis-je ; car je ne saurais m’en empêcher.
Parle bas, me dit-elle ; ma femme de chambre est peut-être là-dedans (c’était l’antichambre qu’elle marquait) : ah, mon cher enfant ! qu’est-ce que tu viens de me dire ? Tu m’aimes donc ? Hélas ! tout petit homme que je suis, dirai-je qu’oui, repartis-je ? Comme tu voudras, me répondit-elle avec un petit soupir : mais tu es bien jeune, j’ai peur à mon tour de me fier à toi ; approche-toi, afin de nous entretenir de plus près, ajouta-t-elle. J’oublie de vous dire que dans le cours de la conversation elle s’était remise dans la posture où je l’avais trouvée d’abord ; toujours avec cette pantoufle de moins, et toujours avec ces jambes un peu découvertes, tantôt plus, tantôt moins, suivant les attitudes qu’elle prenait sur le sopha.
Les coups d’œil que je jetais de ce côté-là, ne lui échappaient pas ; quel friand7 petit pied vous avez là, Madame, lui dis-je, en avançant ma chaise, car je tombais insensiblement dans le ton familier. Laisse-là mon pied, dit-elle, et remets-moi ma pantoufle, il faut que nous causions sur ce que tu viens de me dire, et voir un peu ce que nous ferons de cet amour que tu as pour moi.
Est-ce que par malheur il vous fâcherait, lui dis-je ? Eh non, la Vallée, il ne me fâche point, me répondit-elle ; il me touche au contraire, tu ne m’as que trop plu, tu es beau comme l’amour.
Eh ! lui dis-je, qu’est-ce que c’est mes beautés auprès des vôtres ? un petit doigt de vous vaut mieux que tout ce que j’ai en moi ; tout est admirable en vous ; voyez ce bras, cette belle façon de corps8, des yeux que je n’ai jamais vus à personne ; et là-dessus, les miens la parcouraient tout entière ; est-ce que vous n’avez pas pris garde comme je vous regardais la première fois que je vous ai vue ? lui disais-je ; je devinais que votre personne était charmante, plus blanche qu’un cygne ; ah ! si vous saviez le plaisir que j’ai eu à venir ici, Madame, et comme quoi je croyais toujours tenir votre chère main que je baisai l’autre jour, quand vous me donnâtes la lettre. Ah ! tais-toi, me dit-elle en mettant cette main sur ma bouche pour me la fermer ; tais-toi, la Vallée, je ne saurais t’écouter de sang-froid ; après quoi, elle se rejeta sur le sopha avec un air d’émotion sur le visage, qui m’en donna beaucoup à moi-même.
Je la regardais, elle me regardait, elle rougissait ; le cœur me battait, je crois que le sien allait de même, et la tête commençait à nous tourner à tous deux, quand elle me dit : Écoute-moi, la Vallée, tu vois bien qu’on peut entrer à tout moment, et puisque tu m’aimes, il ne faut plus nous voir ici, car tu n’y es pas assez sage. Un soupir interrompit ce discours.
Tu es marié, reprit-elle après ? Oui, de cette nuit, lui dis-je. De cette nuit, me répondit-elle ? Eh bien, conte-moi ton amour ; en as-tu eu beaucoup ? Comment trouves-tu ta femme ? M’aimerais-tu bien autant qu’elle ? Ah ! que je t’aimerais à sa place ! Ah ! repartis-je, que je vous rendrais bien le change. Est-il vrai, me dit-elle ? mais ne parlons plus de cela, la Vallée ; nous sommes trop près l’un de l’autre, recule-toi un peu, je crains toujours une surprise9. J’avais quelque chose à te dire, et ton mariage me l’a fait oublier ; nous aurions été plus tranquilles dans mon cabinet, j’y suis ordinairement, mais je ne prévoyais pas que tu viendrais ce soir. À propos, j’aurais pourtant envie que nous y allassions, pour te donner les papiers dont je te parlai l’autre jour, veux-tu y venir ?
Elle se leva tout à fait là-dessus ; si je le veux, lui dis-je ; elle rêva alors un instant, et puis : non, dit-elle, n’y allons point, si cette femme de chambre arrivait, et qu’elle ne nous trouvât pas ici, que sait-on ce qu’elle penserait ? restons.
Je voudrais pourtant bien ces papiers, repris-je. Il n’y a pas moyen, dit-elle, tu ne les auras pas aujourd’hui ; et alors elle se remit sur le sopha, mais ne fit que s’y asseoir ; et ces pieds si mignons, lui dis-je, si vous vous tenez comme cela, je ne les verrai donc plus ?
Elle sourit à ce discours, et me passant tendrement la main sur le visage : parlons d’autre chose, répondit-elle. Tu dis que tu m’aimes, et je te le pardonne ; mais, mon enfant, si j’allais t’aimer aussi comme je prévois que cela pourrait bien être, et le moyen de s’en défendre10 avec un aussi aimable jeune homme que toi ? dis-moi, me garderais-tu le secret, la Vallée ?
Eh ! ma belle Dame, lui dis-je, à qui voulez-vous donc que j’aille rapporter nos affaires ? Il faudrait que je fusse bien méchant ; ne sais-je pas bien que cela ne se fait pas, surtout envers une grande Dame comme vous, qui est veuve, et qui me fait cent fois plus d’honneur que je n’en mérite, en m’accordant le réciproque11 ; et puis ne sais-je pas encore que vous tenez un état de dévote qui ne permet pas que pareille chose soit connue du monde ? Non, me répondit-elle, en rougissant un peu ; tu te trompes, je ne suis pas si dévote que retirée12.
Eh pardi ! repris-je, dévote ou non, je vous aime autant d’une façon que d’une autre ; cela empêche-t-il qu’on ne vous donne son cœur, et que vous ne preniez ce qu’on vous donne ? on est ce qu’on est, et le monde n’y a que voir : après tout, qu’est-ce qu’on fait dans cette vie ? un peu de bien, un peu de mal ; tantôt l’un, tantôt l’autre ; on fait comme on peut, on n’est ni des saints ni des saintes ; ce n’est pas pour rien qu’on va à confesse, et puis qu’on y retourne ; il n’y a que les défunts qui n’y vont plus, mais pour des vivants, qu’on m’en cherche.
Ce que tu dis n’est que trop certain ; chacun a ses faiblesses, me répondit-elle. Eh ! vraiment oui, lui dis-je ; ainsi, ma chère Dame, si par hasard vous voulez du bien à votre petit serviteur, il ne faut pas en être si étonnée ; il est vrai que je suis marié, mais il n’en serait ni plus ni moins quand je ne le serais pas, sans compter que j’étais garçon quand vous m’avez vu ; et si j’ai pris femme depuis, ce n’est pas votre faute, ce n’est pas vous qui me l’avez fait prendre ; et ce serait bien pis si nous étions mariés tous deux, au lieu que vous ne l’êtes pas ; c’est toujours autant de rabattu13 ; on se prend comme on se trouve, ou bien il faudrait se laisser, et je n’en ai pas le courage depuis vos belles mains que j’ai tant tenues dans les miennes, et les petites douceurs que vous m’avez dites.
Je t’en dirais encore si je ne me retenais pas, me répondit-elle, car tu me charmes, la Vallée, et tu es le plus dangereux petit homme que je connaisse14. Mais revenons.
Je te disais qu’il fallait être discret, et je vois que tu en sens les conséquences. La façon dont je vis, l’opinion qu’on a de ma conduite ; ta reconnaissance pour les services que je t’ai rendus, pour ceux que j’ai dessein de te rendre, tout l’exige, mon cher enfant. S’il t’échappait jamais le moindre mot, tu me perdrais, souviens-toi bien de cela, et ne l’oublie point, je t’en prie ; voyons à présent comment tu feras pour me voir quelquefois. Si tu continuais de venir ici, on pourrait en causer ; car sous quel prétexte y viendrais-tu ? Je tiens quelque rang dans le monde, et tu n’es pas en situation de me rendre de fréquentes visites. On ne manquerait pas de soupçonner que j’ai du goût pour toi ; ta jeunesse et ta bonne façon15 le persuaderaient aisément, et c’est ce qu’il faut éviter. Voici donc ce que j’imagine.
Il y a dans un tel faubourg (je ne sais plus lequel c’était) une vieille femme dont le mari qui est mort depuis six ou sept mois, m’avait obligation ; elle loge en tel endroit, et s’appelle Madame Remy ; tiens, écris tout à l’heure son nom et sa demeure, voici sur cette table ce qu’il faut pour cela.
J’écrivis donc ce nom, et quand j’eus fait, Madame de Ferval continuant son discours : c’est une femme dont je puis disposer, ajouta-t-elle. Je lui enverrai dire demain de venir me parler dans la matinée. Ce sera chez elle où nous nous verrons ; c’est un quartier éloigné où je serai totalement inconnue. Sa petite maison est commode, elle y vit seule ; il y a même un petit jardin par lequel on peut s’y rendre, et dont une porte de derrière donne dans une rue très peu fréquentée ; ce sera dans cette rue que je ferai arrêter mon carrosse ; j’entrerai toujours par cette porte, et toi toujours par l’autre. À l’égard de ce qu’en penseront mes gens, je ne m’en mets pas en peine ; ils sont accoutumés à me mener dans toutes sortes de quartiers pour différentes œuvres de charité que nous exerçons souvent deux ou trois Dames de mes amies et moi, et auxquelles il m’est quelquefois arrivé d’aller seule, aussi bien qu’en compagnie, soit pour des malades, soit pour de pauvres familles. Mes gens le savent, et croiront que ce sera de même, quand j’irai chez la Remy. Pourras-tu t’y trouver demain sur les cinq heures du soir, la Vallée ? J’aurai vu la Remy, et toutes mes mesures seront prises.
Eh pardi ! lui dis-je, je n’y manquerai pas, je suis seulement fâché que ce ne soit pas tout à l’heure ; eh ! dites-moi, ma bonne et chère Dame, il n’y aura donc point comme ici de femme de chambre qui nous écoute, et qui m’empêche d’avoir les papiers ?
Eh vraiment non ! me dit-elle en riant, et nous parlerons tout aussi haut qu’il nous plaira ; mais je fais une réflexion. Il y a loin de chez toi à ce faubourg, tu auras besoin de voitures pour y venir, et ce serait une dépense qui t’incommoderait.
Bon bon, lui dis-je, cette dépense, il n’y aura que mes jambes qui la feront, ne vous embarrassez pas. Non, mon fils, me dit-elle en se levant, il y a trop loin, et cela te fatiguerait ; et en tenant ce discours, elle ouvrit un petit coffret, d’où elle tira une bourse assez simple, mais assez pleine.
Tiens, mon enfant, ajouta-t-elle, voilà de quoi payer tes carrosses ; quand cela sera fini, je t’en donnerai d’autres.
Eh mais ! ma belle Maîtresse, lui dis-je, gonflé d’amour-propre, et tout ébloui de mon mérite, arrêtez-vous donc, votre bourse me fait honte.
Et ce qui est de plaisant, c’est que je disais vrai ; oui, malgré la vanité que j’avais, il se mêlait un peu de confusion à l’estime orgueilleuse que je prenais pour moi. J’étais charmé qu’on m’offrît, mais je rougissais de prendre ; l’un me paraissait flatteur, et l’autre bas.
À la fin pourtant, dans l’étourdissement où j’étais, je cédai aux instances qu’elle me faisait, et après lui avoir dit deux ou trois fois : mais Madame, mais ma Maîtresse, je vous coûterais trop, ce n’est pas la peine d’acheter mon cœur, il est tout payé, puisque je vous le donne pour rien, à quoi bon cet argent ? à la fin, dis-je, je pris.
Au reste, dit-elle en fermant le petit coffre, nous n’irons dans l’endroit que je t’indique que pour empêcher qu’on ne cause ; mon cher enfant, tu m’y verras avec plus de liberté, mais avec autant de sagesse qu’ici au moins ; entends-tu, la Vallée ? je t’en prie, n’abuse point de ce que je fais pour toi, je n’y entends point finesse.
Hélas ! lui dis-je, je ne suis pas plus fin que vous non plus ; j’y vais tout bonnement pour avoir le plaisir d’être avec vous, d’aimer votre personne à mon aise, voilà tout ; car au surplus, je n’ai envie de vous chagriner en rien, je vous assure, mon intention est de vous complaire ; je vous aime ici, je vous aimerai là-bas, je vous aimerai partout. Il n’y a point de mal à cela, me dit-elle, et je ne te défends point de m’aimer, la Vallée, mais c’est que je voudrais bien n’avoir rien à me reprocher : voilà ce que je veux dire.
Ah çà, il me reste à te parler d’une chose ; c’est d’une lettre que j’ai écrite pour toi, et que j’adresse à Madame de Fécour, à qui tu la porteras. Monsieur de Fécour son beau-frère est un homme d’un très grand crédit dans les finances, il ne refuse rien à la recommandation de sa belle-sœur, et je la prie ou de te présenter à lui, ou de lui écrire en ta faveur, afin qu’il te place à Paris, et te mette en chemin de t’avancer ; il n’y a point pour toi de voie plus sûre que celle-là pour aller à la fortune.
Elle prit alors cette lettre qui était sur une table, et me la donna ; à peine la tenais-je, qu’un laquais annonça une visite, et c’était Madame de Fécour elle-même.
Je vis donc entrer une assez grosse femme de taille médiocre, qui portait une des plus furieuses gorges16 que j’aie jamais vues ; femme d’ailleurs qui me parut sans façon ; aimant à vue de pays le plaisir et la joie17, et dont je vais vous donner le portrait, puisque j’y suis.
Madame de Fécour pouvait avoir trois ou quatre années de moins que Madame de Ferval. Je crois que dans sa jeunesse elle avait été jolie ; mais ce qui alors se remarquait le plus dans sa physionomie, c’était un air franc et cordial qui la rendait assez agréable à voir.
Elle n’avait pas dans ces mouvements la pesanteur des femmes trop grasses ; son embonpoint ni sa gorge ne l’embarrassaient pas, et on voyait cette masse se démener avec une vigueur qui lui tenait lieu de légèreté. Ajoutez à cela un air de santé robuste, et une certaine fraîcheur qui faisait plaisir, de ces fraîcheurs qui viennent d’un bon tempérament, et qui ont pourtant essuyé de la fatigue.
Il n’y a presque point de femme qui n’ait des minauderies18, ou qui ne veuille persuader qu’elle n’en a point ; ce qui est une autre sorte de coquetterie, et de ce côté-là Madame de Fécour n’avait rien de femme. C’était même une de ses grâces que de ne point songer en avoir.
Elle avait la main belle, et ne le savait pas ; si elle l’avait eue laide, elle l’aurait ignoré de même ; elle ne pensait jamais à donner de l’amour, mais elle était sujette à en prendre. Ce n’était jamais elle qui s’avisait de plaire, c’était toujours à elle à qui on plaisait. Les autres femmes en vous regardant vous disent finement : aimez-moi pour ma gloire19 ; celle-ci vous disait naturellement : je vous aime, le voulez-vous bien ? et elle aurait oublié de vous demander : m’aimez-vous ? pourvu que vous eussiez fait comme si vous l’aimiez.
De tout ce que je dis là, il résulte qu’elle pouvait quelquefois être indécente, et non pas coquette.
Quand vous lui plaisiez, par exemple, cette gorge dont j’ai parlé, il semblait qu’elle vous la présentât, et c’était moins pour tenter votre cœur que pour vous dire que vous touchiez le sien ; c’était une manière de déclaration d’amour.
Madame de Fécour était bonne convive, plus joyeuse que spirituelle à table, plus franche que hardie, pourtant plus libertine que tendre ; elle aimait tout le monde, et n’avait d’amitié pour personne ; vivait du même air avec tous, avec le riche comme avec le pauvre, avec le seigneur comme avec le bourgeois, n’estimait le rang des uns, ni ne méprisait le médiocre état des autres. Ses gens n’étaient point ses valets ; c’étaient des hommes et des femmes qu’elle avait chez elle ; ils la servaient, elle en était servie ; voilà tout ce qu’elle y voyait.
Monsieur, que ferons-nous ? vous disait-elle ; et si Bourguignon venait : Bourguignon, que faut-il que je fasse ? Jasmin était son conseil s’il était là ; c’était vous qui l’étiez, si vous vous trouviez auprès d’elle ; il s’appelait Jasmin, et vous, Monsieur : c’était toute la différence qu’elle y sentait, car elle n’avait ni orgueil ni modestie.
Encore un trait de son caractère par lequel je finis, et qui est bien singulier.
Lui disiez-vous : j’ai du chagrin ou de la joie, telles ou telles espérances ou tel embarras ; elle n’entrait dans votre situation qu’à cause du mot et non pas de la chose ; ne pleurait avec vous qu’à cause que vous pleuriez, et non à cause que vous aviez sujet de pleurer ; riait de même, s’intriguait20 pour vous sans s’intéresser à vos affaires, sans savoir qu’elle ne s’y intéressait pas, et seulement parce que vous lui aviez dit : intriguez-vous ; en un mot, c’étaient les termes et le ton avec lequel vous les prononciez, qui la remuaient ; si on lui avait dit : votre ami ou bien votre parent est mort, et qu’on le lui eût dit d’un air indifférent, elle eût répondu du même air : est-il possible ? Lui eussiez-vous reparti avec tristesse qu’il n’était que trop vrai, elle eût repris d’un air affligé : cela est bien fâcheux.
Enfin c’était une femme qui n’avait que des sens et point de sentiments, et qui passait pourtant pour la meilleure femme du monde, parce que ses sens en mille occasions lui tenaient exactement lieu de sentiment, et lui faisaient autant d’honneur.
Ce caractère, tout particulier21 qu’il pourra paraître, n’est pas si rare qu’on le pense, c’est celui d’une infinité de personnes qu’on appelle communément de bonnes gens dans le monde ; ajoutez seulement de bonnes gens, qui ne vivent que pour le plaisir et pour la joie, qui ne haïssent rien que ce qu’on leur fait haïr, ne sont que ce qu’on veut qu’ils soient, et n’ont jamais d’avis que celui qu’on leur donne.
Au reste, ce ne fut pas alors que je connus Madame de Fécour comme je la peins ici, car je n’eus pas dans ce temps une assez grande liaison avec elle, mais je la retrouvai quelques années après, et la vis assez pour la connaître : revenons.
Eh ! mon Dieu, Madame, dit-elle à Madame de Ferval, que je suis charmée de vous trouver chez vous ; j’avais peur que vous n’y fussiez pas ; car il y a longtemps que nous ne nous sommes vues ; comment vous portez-vous ?
Et puis elle me salua, moi qui faisais là la figure d’un honnête homme, et en me saluant me regarda beaucoup et longtemps.
Après que les premiers compliments furent passés, Madame de Ferval lui en fit un sur ce grand air de santé qu’elle avait. Oui, dit-elle, je me porte fort bien, je suis d’un fort bon tempérament ; je voudrais bien que ma belle-sœur fût de même, je vais la voir au sortir d’ici ; la pauvre femme me fit dire avant-hier qu’elle était malade.
Je ne le savais pas, dit Madame de Ferval ; mais peut-être qu’à son ordinaire ce sera plus indisposition que maladie, elle est extrêmement délicate.
Ah ! sans doute, reprit la grosse réjouie, je crois comme vous que ce n’est rien de sérieux.
Pendant leurs discours j’étais assez décontenancé, moins qu’un autre ne l’aurait été à ma place pourtant, car je commençais à me former un peu, et je n’aurais pas été si embarrassé, si je n’avais point eu peur de l’être.
Or j’avais par mégarde emporté la tabatière de Madame de la Vallée, je la sentis dans ma poche, et pour occuper mes mains, je me mis à l’ouvrir et à prendre du tabac22.
À peine l’eus-je ouverte, que Madame de Fécour, qui jetait sur moi de fréquents regards, et de ces regards qu’on jette sur quelqu’un qu’on aime à voir ; que Madame de Fécour, dis-je, s’écria : Ah ! Monsieur, vous avez du tabac, donnez-m’en, je vous prie, j’ai oublié ma tabatière, il y a une heure que je ne sais que devenir.
Là-dessus, je me lève et lui en présente ; et comme je me baissais afin qu’elle en prît, et que, par cette posture j’approchais ma tête de la sienne, elle profita du voisinage pour m’examiner plus à son aise, et en prenant du tabac leva les yeux sans façon sur moi, et les y fixa si bien que j’en rougis un peu.
Vous êtes bien jeune pour vous accoutumer au tabac, me dit-elle, quelque jour vous en serez fâché, Monsieur, il n’y a rien de si incommode ; je le dis à tout le monde, et surtout aux jeunes Messieurs de votre âge à qui j’en vois prendre, car assurément Monsieur n’a pas vingt ans.
Je les aurai bientôt, Madame, lui dis-je, en me reculant jusqu’à ma chaise. Ah ! le bel âge, s’écria-t-elle. Oui, dit Madame de Ferval, mais il ne faut pas qu’il perde son temps, car il n’a point de fortune ; il n’y a que cinq ou six mois qu’il arrive de province, et nous voudrions bien l’employer à quelque chose.
Oui-da, répondit-elle, ce sera fort bien fait, Monsieur plaira à tous ceux qui le verront, je lui pronostique un mariage heureux. Hélas, Madame, il vient de se marier à une nommée Mademoiselle Haberd qui est de son pays23, et qui a bien quatre ou cinq mille livres de rentes, dit Madame de Ferval.
Aha, Mademoiselle Haberd, reprit l’autre, j’ai entendu parler de cela dans une maison d’où je sors.
À ce discours nous rougîmes tous deux Madame de Ferval et moi ; de vous dire pourquoi elle rougissait aussi, c’est ce que je ne sais pas, à moins que ce ne fût de ce que Madame de Fécour avait sans doute appris que j’étais un bien petit Monsieur, et qu’elle l’avait pourtant surprise en conversation réglée24 avec moi. D’ailleurs elle aimait ce petit Monsieur ; elle était dévote ou du moins elle passait pour telle ; et tout cela ensemble pouvait un peu embarrasser sa conscience.
Pour moi, il était naturel que je fusse honteux ; mon histoire que Madame de Fécour disait qu’on lui avait faite, était celle d’un petit Paysan, d’un valet en bon français, d’un petit drôle rencontré sur le Pont-Neuf, et c’était dans la tabatière de ce petit drôle qu’on venait bien poliment de prendre du tabac ; c’était à lui qu’on avait dit : Monsieur n’a que vingt ans ; oh voyez si c’était la peine de le prendre sur ce ton-là avec le personnage, et si Madame de Fécour ne devait pas rire d’avoir été la dupe de ma mascarade.
Mais je n’avais rien à craindre, nous avions à faire à une femme sur qui toutes ces choses-là glissaient, et qui ne voyait jamais que le présent et point le passé. J’étais honnêtement habillé, elle me trouvait avec Madame de Ferval, il ne m’en fallait pas davantage auprès d’elle, sans parler de ma bonne façon, pour qui elle avait, ce me semblait, une singulière estime ; de sorte que continuant son discours tout aussi rondement25 qu’elle l’avait commencé : Ah ! c’est Monsieur, reprit-elle, qui a épousé cette Mademoiselle Haberd, une fille dans la grande dévotion, à ce qu’on disait, cela est plaisant ; mais, Monsieur, il n’y a donc que deux jours tout au plus que vous êtes marié car cela est tout récent ?
Oui, Madame, lui dis-je, un peu revenu de ma confusion, parce que je voyais qu’il n’en était ni plus ni moins avec elle, je l’épousai hier.
Tant mieux, j’en suis charmée, me répondit-elle ; c’est une fille un peu âgée, dit-on, mais elle n’a rien perdu pour attendre ; vraiment, ajouta-t-elle, en se tournant du côté de Madame de Ferval, on m’avait bien dit qu’il était beau garçon, et on avait raison ; si je connaissais la Demoiselle, je la féliciterais ; elle a fait un fort bon mariage ; eh ! peut-on vous demander comment elle s’appelle à cette heure ?
Madame de la Vallée, répondit pour moi Madame de Ferval ; et le père de son mari est un très honnête homme, un gros fermier qui a plusieurs enfants, et qui avait envoyé celui-ci à Paris pour tâcher d’y faire quelque chose, en un mot ce sont de fort honnêtes gens.
Oui certes, reprit Madame de Fécour ; comment donc, des gens qui demeurent à la campagne, des fermiers ; oh je sais ce que c’est : oui, ce sont de fort honnêtes gens, fort estimables assurément, il n’y a rien à dire à cela.
Et c’est moi, dit Madame de Ferval, qui ai fait terminer son mariage. Oui, est-ce vous ? reprit l’autre ; mais cette bonne dévote vous a obligation ; je fais grand cas de Monsieur, seulement à le voir ; encore un peu de votre tabac, Monsieur de la Vallée ; c’est vous être marié bien jeune, mon bel enfant, vous n’auriez pu manquer de l’être quelque jour avantageusement, fait comme vous êtes ; mais vous en serez plus à votre aise à Paris, et moins à charge à votre famille. Madame, ajouta-t-elle en s’adressant à Madame de Ferval, vous avez des amis, il est aimable, il faut le pousser.
Nous en avons fort envie, reprit l’autre, et je vous dirai même que lorsque vous êtes entrée, je venais de lui donner une lettre pour vous, par laquelle je vous le recommandais ; Monsieur de Fécour votre beau-frère, est fort en état de lui rendre service, et je vous priais de l’y engager.
Eh ! mon Dieu, de tout mon cœur, dit Madame de Fécour ; oui, Monsieur, il faut que Monsieur de Fécour vous place, je n’y songeais pas, mais il est à Versailles pour quelques jours ; voulez-vous que je lui écrive en attendant que je lui parle ? tenez, il n’y a pas loin d’ici chez moi ; nous n’avons qu’à y passer un moment, j’écrirai, et Monsieur de la Vallée lui portera demain ma lettre. En vérité, Monsieur, dit-elle en se levant, je suis ravie que Madame ait pensé à moi dans cette occasion-ci ; partons, j’ai encore quelques visites à faire, ne perdons point de temps ; adieu, Madame, ma visite est courte, mais vous voyez pourquoi je vous quitte.
Et là-dessus elle embrasse Madame de Ferval qui la remercie, qu’elle remercie, s’appuie sans façon sur mon bras, m’emmène, me fait monter dans son carrosse, m’y appelle tantôt Monsieur, tantôt mon bel enfant, m’y parle comme si nous nous fussions connus depuis dix ans, toujours cette grosse gorge en avant, et nous arrivons chez elle.
Nous entrons, elle me mène dans un cabinet ; assoyez-vous, me dit-elle, je n’ai que deux mots à écrire à Monsieur de Fécour, et ils seront pressants.
En effet sa lettre fut achevée en un instant : Tenez, me dit-elle en me la donnant, on vous recevra bien sur ma parole ; je lui dis qu’il vous place à Paris, car il faut que vous restiez ici pour y cultiver vos amis ; ce serait dommage de vous envoyer en campagne, vous y seriez enterré, et nous sommes bien aises de vous voir. Je ne veux pas que notre connaissance en demeure là, au moins, Monsieur de la Vallée ; qu’en dites-vous, vous fait-elle un peu de plaisir ?
Et beaucoup d’honneur aussi, lui repartis-je. Bon de l’honneur, me dit-elle, il s’agit bien de cela, je suis une femme sans cérémonie, surtout avec les personnes que j’aime et qui sont aimables, Monsieur de la Vallée, car vous l’êtes beaucoup ; oh beaucoup : le premier homme pour qui j’ai eu de l’inclination vous ressemblait tout à fait ; je crois le voir et je l’aime toujours26 ; je le tutoyais, c’est assez ma manière, j’ai déjà pensé en user de même avec vous, et cela viendra, en serez-vous fâché ? ne voulez-vous pas bien que je vous traite comme lui, ajouta-t-elle avec sa gorge sur qui par hasard j’avais alors les yeux fixés ; ce qui me rendit distrait et m’empêcha de lui répondre ; elle y prit garde, et fut quelque temps à m’observer.
Eh bien ! me dit-elle, en riant, à quoi pensez-vous donc ? C’est à vous, Madame, lui répondis-je d’un ton assez bas, toujours la vue attachée sur ce que j’ai dit. À moi, reprit-elle, dites-vous vrai, Monsieur de la Vallée ? vous apercevez-vous que je vous veux du bien ? il n’est pas difficile de le voir, et si vous en doutez, ce n’est pas ma faute ; vous voyez que je suis franche, et j’aime qu’on le soit avec moi ; entendez-vous, belle jeunesse ? quels yeux il a, et avec cela il a peur de parler ; ah çà Monsieur de la Vallée, j’ai un conseil à vous donner ; vous venez de province, vous en avez apporté un air de timidité qui ne sied pas à votre âge ; quand on est fait comme vous, il faut se rassurer un peu, surtout en ce pays-ci ; que vous manque-t-il pour avoir de la confiance ? qui est-ce qui en aura, si vous n’en avez pas, mon enfant ? vous êtes si aimable : et elle me disait cela d’un ton si vrai, si caressant, que je commençais à prendre du goût pour ses douceurs, quand nous entendîmes un carrosse entrer dans la cour.
Voilà quelqu’un qui me vient, dit-elle, serrez votre lettre, mon beau garçon, reviendrez-vous me voir bientôt ? Dès que j’aurai rendu la lettre, Madame, lui dis-je.
Adieu donc, me répondit-elle, en me tendant la main que je baisai tout à mon aise ; ah çà, une autre fois soyez donc bien persuadé qu’on vous aime ; je suis fâchée de n’avoir point fait dire que je n’y étais pas ; je ne serais peut-être pas sortie, et nous aurions passé le reste de la journée ensemble, mais nous nous reverrons, et je vous attends, n’y manquez pas.
Et l’heure de votre commodité, Madame, voulez-vous me la dire ? À l’heure qu’il te plaira, me dit-elle ; le matin, le soir, toute heure est bonne, si ce n’est qu’il est plus sûr de me trouver le matin ; adieu, mon gros brunet (ce qu’elle me dit en me passant la main sous le menton), de la confiance avec moi à l’avenir, je te la recommande.
Elle achevait à peine de parler, qu’on lui vint dire que trois personnes étaient dans sa chambre, et je me retirai pendant qu’elle y passait.
Mes affaires, comme vous voyez, allaient un assez bon train. Voilà des aventures bien rapides, j’en étais étourdi moi-même.
Figurez-vous ce que c’est qu’un jeune rustre comme moi, qui dans le seul espace de deux jours, est devenu le mari d’une fille riche, et l’amant de deux femmes de condition. Après cela mon changement de décoration dans mes habits, car tout y fait ; ce titre de Monsieur dont je m’étais vu honoré, moi qu’on appelait Jacob dix ou douze jours auparavant, les amoureuses agaceries de ces deux Dames, et surtout cet art charmant, quoique impur, que Madame de Ferval avait employé pour me séduire ; cette jambe si bien chaussée, si galante, que j’avais tant regardée ; ces belles mains si blanches qu’on m’avait si tendrement abandonnées ; ces regards si pleins de douceurs ; enfin l’air qu’on respire au milieu de tout cela ; voyez que de choses capables de débrouiller mon esprit et mon cœur ; voyez quelle école de mollesse, de volupté, de corruption, et par conséquent de sentiment ; car l’âme se raffine à mesure qu’elle se gâte. Aussi étais-je dans un tourbillon de vanité si flatteuse, je me trouvais quelque chose de si rare, je n’avais point encore goûté si délicatement le plaisir de vivre, et depuis ce jour-là je devins méconnaissable, tant j’acquis d’éducation et d’expérience.
Je retournai donc chez moi, perdu de vanité, comme je l’ai dit, mais d’une vanité qui me rendait gai, et non pas superbe et ridicule ; mon amour-propre a toujours été sociable, je n’ai jamais été plus doux ni plus traitable que lorsque j’ai eu lieu de m’estimer et d’être vain ; chacun a là-dessus son caractère, et c’était là le mien. Madame de la Vallée ne m’avait encore vu ni si caressant ni si aimable que je le fus avec elle à mon retour.
Il était tard, on m’attendait pour se mettre à table, car on se ressouviendra que nous avions retenu à souper notre hôtesse, sa fille, et les personnes qui nous avaient servi de témoins le jour de notre mariage.
Je ne saurais vous dire combien je fis d’amitiés à mes convives, ni avec quelle grâce je les excitai à se réjouir. Nos deux témoins étaient un peu épais, et ils me trouvèrent si léger en comparaison d’eux, je dirais presque si galant dans mes façons, que je leur en imposai, et que malgré toute la joie à laquelle je les invitais, ils ne se familiarisaient avec moi qu’avec discrétion.
J’étonnai même Madame d’Alain, qui toute commère qu’elle était, regardait de plus près que de coutume à ce qu’elle disait. Mon éloge faisait toujours le refrain de la conversation, éloge qu’on tâchait même de tourner le plus poliment qu’on le pouvait : de sorte que je sentis que les manières avaient augmenté de considération pour moi.
Et il fallait bien que ce fût mon entretien avec ces deux Dames qui me valait cela, et que j’en eusse rapporté je ne sais quel air plus distingué que je ne l’avais d’ordinaire.
Ce qui est de vrai, c’est que moi-même je me trouvais tout autre, et que je me disais à peu de chose près, en regardant nos convives : ce sont là de bonnes gens qui ne sont pas de ma force, mais avec qui il faut que je m’accommode pour le présent.
Je passerai tout ce qui fut dit dans notre entretien. Agathe27 m’y lança de fréquents regards ; j’y fis le plaisant de la table, mais le plaisant presque respecté, et j’y parus si charmant à Madame de la Vallée, que dans l’impatience de me voir à son aise, elle tira sa montre à plusieurs reprises, et dit l’heure qu’il était, pour conseiller honnêtement la retraite à nos convives.
Enfin on se leva, on s’embrassa, tout notre monde partit, on desservit, et nous restâmes seuls Madame de la Vallée et moi.
Et alors sans autre compliment, sous prétexte d’un peu de fatigue, ma pieuse épouse se mit au lit et me dit : couchons-nous, mon fils, il est tard ; ce qui voulait dire : couche-toi, parce que je t’aime. Je l’entendis bien de même, et me couchai de bon cœur, parce que je l’aimais aussi, car elle était encore aimable et d’une figure appétissante ; je l’ai déjà dit au commencement de cette histoire, outre cela j’avais l’âme remplie de tant d’images tendres, on avait agacé mon cœur de tant de manières, on m’avait tant fait l’amour ce jour-là, qu’on m’avait mis en humeur d’être amoureux à mon tour, à quoi se joignait la commodité d’avoir avec moi une personne qui ne demandait pas mieux que de m’écouter, telle qu’était Madame de la Vallée, ce qui est encore un motif qui engage.
Je voulus en me déshabillant lui rendre compte de ma journée ; je lui parlai des bons desseins que Madame de Ferval avait pour moi, de l’arrivée de Madame de Fécour chez elle, de la lettre qu’elle m’avait donnée, du voyage que je ferais le lendemain à Versailles pour porter cette lettre ; je prenais mal mon temps28 ; quelque intérêt que Madame de la Vallée prît à ce qui me regardait, rien de tout ce que je lui dis ne mérita son attention ; je ne pus jamais tirer que des monosyllabes : Oui-da, fort bien, tant mieux, et puis : viens, viens, nous parlerons de cela ici.
Je vins donc, et adieu les récits, j’oubliai de les reprendre, et ma chère femme ne m’en fit pas ressouvenir.
Que d’honnêtes et ferventes tendresses ne me dit-elle pas ! On a déjà vu le caractère de ses mouvements ; et tout ce que j’ajouterai, c’est que jamais femme dévote n’usa avec tant de passion du privilège de marquer son chaste amour ; je vis le moment qu’elle s’écrierait : quel plaisir de frustrer les droits du diable, et de pouvoir sans péché être aussi aise que les pécheurs !
Enfin nous nous endormîmes tous deux, et ce ne fut que le matin sur les huit heures, que je repris mes récits de la veille.
Elle loua beaucoup les bonnes intentions de Madame de Ferval, pria Dieu d’être sa récompense, et celle de Madame de Fécour ; ensuite nous nous levâmes et sortîmes ensemble, et pendant que j’allais à Versailles, elle alla entendre la messe pour le succès de mon voyage.
Je me rendis donc à l’endroit où l’on prend les voitures ; j’en trouvai une à quatre29, dont il y avait déjà trois places de remplies, et je pris la quatrième.
J’avais pour compagnons de voyage, un vieux officier, homme de très bon sens, et qui avec une physionomie respectable, était fort simple et fort uni dans ses façons.
Un grand homme sec et décharné, qui avait l’air inquiet et les yeux petits, noirs et ardents ; nous sûmes bientôt que c’était un plaideur ; et ce métier, vu la mine du personnage, lui convenait on ne peut pas mieux.
Après ces Messieurs, venait un jeune homme d’une assez belle figure30 ; l’officier et lui se regardaient comme gens qui se sont vus ailleurs, mais qui ne se remettent pas. À la fin, ils se reconnurent, et se ressouvinrent qu’ils avaient mangé ensemble.
Comme je n’étais pas là avec des Madames d’Alain, ni avec des femmes qui m’aimassent, je m’observai beaucoup sur mon langage, et tâchai de ne rien dire qui sentît le fils du fermier de campagne ; de sorte que je parlai sobrement, et me contentai de prêter beaucoup d’attention à ce que l’on disait.
On ne s’aperçoit presque pas qu’un homme ne dit mot, quand il écoute attentivement, du moins s’imagine-t-on toujours qu’il va parler ; et bien écouter, c’est presque répondre.
De temps en temps je disais un oui sans doute, vraiment non, vous avez raison ; et le tout conformément au sentiment que je voyais être le plus général.
L’officier, Chevalier de Saint-Louis, fut celui qui engagea le plus la conversation. Cet air d’honnête guerrier qu’il avait, son âge, sa façon franche et aisée apprivoisèrent insensiblement notre plaideur, qui était assez taciturne, et qui rêvait plus qu’il ne parlait.
Je ne sais d’ailleurs par quel hasard notre officier parla au jeune homme d’une femme qui plaidait contre son mari, et qui voulait se séparer d’avec lui.
Cette matière intéressa le plaideur, qui après avoir envisagé deux ou trois fois l’officier, et pris apparemment quelque amitié pour lui, se mêla à l’entretien, et s’y mêla de si bon cœur, que de discours en discours, d’invectives en invectives contre les femmes, il avoua insensiblement qu’il était dans le cas de l’homme dont on s’entretenait, et qu’il plaidait aussi contre sa femme.
À cet aveu, on laissa là l’histoire dont il était question, pour venir à la sienne, et on avait raison ; l’une était bien plus intéressante que l’autre, et c’était, pour ainsi dire, préférer un original à la simple copie.
Ah ah ! Monsieur, vous êtes en procès avec votre femme, lui dit le jeune homme ; cela est fâcheux ; c’est une triste situation que celle-là pour un galant homme ; eh ! pourquoi donc vous êtes-vous brouillés ensemble ?
Bon, pourquoi ? reprit l’autre ; est-ce qu’il est si difficile de se brouiller avec sa femme ? être son mari, n’est-ce pas avoir déjà un procès tout établi contre elle ? tout mari est plaideur, Monsieur, ou il se défend, ou il attaque ; quelquefois le procès ne passe pas la maison, quelquefois il éclate, et le mien a éclaté.
Je n’ai jamais voulu me marier, dit alors l’officier ; je ne sais si j’ai bien ou mal fait, mais jusqu’ici je ne m’en repens pas. Que vous êtes heureux, reprit l’autre, je voudrais bien être à votre place ; je m’étais pourtant promis de rester garçon ; j’avais même résisté à nombre de tentations qui méritaient plus de m’emporter que celle à laquelle j’ai succombé ; je n’y comprends rien, on ne sait comment cela arrive ; j’étais amoureux, mais fort doucement et de moitié moins que je ne l’avais été ailleurs ; cependant j’ai épousé.
C’est que sans doute la personne était riche, dit le jeune homme. Non, reprit-il, pas plus riche qu’une autre, et même pas si jeune. C’était une grande fille de trente-deux à trente-trois ans, et j’en avais quarante. Je plaidais contre un certain neveu que j’ai, grand chicaneur31, avec qui je n’ai pas fini, et que je ruinerai comme un fripon qu’il est, dussé-je y manger jusqu’à mon dernier sol ; mais c’est une histoire à part que je vous conterai si nous avons le temps.
Mon démon (c’est de ma femme dont je parle) était parente d’un de mes juges ; je la connaissais, j’allai la prier de solliciter pour moi ; et comme une visite en attire une autre, je lui en rendis de si fréquentes, qu’à la fin je la voyais tous les jours, sans trop savoir pourquoi, par habitude ; nos familles se convenaient, elle avait du bien ce qui m’en fallait ; le bruit courut que je l’épousais, nous en rîmes tous deux. Il faudra pourtant nous voir moins souvent pour faire cesser ce bruit-là, à la fin on dirait pis, me dit-elle en riant. Eh pourquoi ? repris-je, j’ai envie de vous aimer, qu’en dites-vous ? le voulez-vous bien ? Elle ne me répondit ni oui ni non.
J’y retournai le lendemain, toujours en badinant de cet amour que je disais vouloir prendre, et qui à ce que je crois était tout pris, ou qui venait sans que je m’en aperçusse ; je ne le sentais pas ; je ne lui ai jamais dit : je vous aime. On n’a jamais rien vu d’égal à ce misérable amour d’habitude qui n’avertit point, et qui me met encore en colère toutes les fois que j’y songe ; je ne saurais digérer mon aventure. Imaginez-vous que quinze jours après, un homme veuf, fort à son aise, plus âgé que moi, s’avisa de faire la cour à ma belle, que j’appelle belle en plaisantant, car il y a cent mille visages comme le sien, auxquels on ne prend pas garde ; et excepté de grands yeux de prude qu’elle a, et qui ne sont pourtant pas si beaux qu’ils le paraissent, c’est une mine assez commune, et qui n’a vaillant que de la blancheur32.
Cet homme dont je vous parle me déplut, je le trouvais toujours là, cela me mit de mauvaise humeur ; je n’étais jamais de son avis, je le brusquais volontiers ; il y a des gens qui ne reviennent point, et c’est à quoi j’attribuai mon éloignement pour lui ; voilà tout ce que j’y compris, et je me trompais encore ; c’est que j’étais jaloux. Cet homme apparemment s’ennuyait d’être veuf, il parla d’amour, et puis de mariage ; je le sus, je l’en haïs davantage, et toujours de la meilleure foi du monde.
Est-ce que vous voulez épouser cet homme-là ? dis-je à cette fille. Mes parents et mes amis me le conseillent, me dit-elle ; de son côté il me presse, et je ne sais que faire, je ne suis encore déterminée à rien. Que me conseillez-vous vous-même ? Moi, rien, lui dis-je en boudant, vous êtes votre maîtresse ; épousez, Mademoiselle, épousez, puisque vous en avez envie. Eh mon Dieu, Monsieur, me dit-elle en me quittant, comme vous me parlez. Si vous ne vous souciez pas des gens, du moins dispensez-vous de le dire. Pardi, Mademoiselle, c’est vous qui ne vous souciez pas d’eux, répondis-je. Plaisante déclaration d’amour, comme vous voyez ; c’est pourtant la plus forte que je lui ai faite, encore m’échappa-t-elle, et n’y fis-je aucune réflexion ; après quoi je m’en allai chez moi tout rêveur. Un de mes amis vint m’y voir sur le soir. Savez-vous, me dit-il, qu’on doit demain passer un contrat de mariage entre Mademoiselle une telle et Monsieur de..... ? Je sors de chez elle, tous les parents y sont actuellement assemblés ; il ne paraît pas qu’elle en soit fort empressée, elle ; je l’ai même trouvée triste, n’en seriez-vous pas cause ?
Comment ! m’écriai-je, sans répondre à la question, on parle de contrat : eh mais, mon ami, je crois que je l’aime, je l’aurais aussi bien épousée qu’un autre, et je voudrais de tout mon cœur empêcher ce contrat-là.
Eh bien, me dit-il, il n’y a point de temps à perdre ; courez chez elle, voyez ce qu’elle vous dira. Les choses sont peut-être trop avancées, repris-je le cœur ému, et si vous aviez la bonté d’aller vous-même lui parler pour moi, vous me feriez grand plaisir, ajoutai-je d’un air niais et honteux.
Volontiers, me dit-il, attendez-moi ici, j’y vais tout à l’heure, et je reviendrai sur-le-champ vous rendre sa réponse.
Il y alla donc, lui dit que je l’aimais, et que je demandais la préférence sur l’autre. Lui ? répondit-elle, voilà qui est plaisant, il m’en a fait un secret, dites-lui qu’il vienne, nous verrons.
À cette réponse que mon ami me rendit, j’accourus ; elle passa dans une chambre à part où je lui parlai.
Que me vient donc conter votre ami, me dit-elle avec ses grands yeux assez tendres ; est-ce que vous songez à moi ? Eh vraiment oui, répondis-je décontenancé ! Eh que ne le disiez-vous donc, me répondit-elle ? comment faire à présent ? vous m’embarrassez.
Là-dessus je lui pris la main. Vous êtes un étrange homme ajouta-t-elle. Eh pardi, lui dis-je, est-ce que je ne vaux pas bien l’autre ? Heureusement qu’il vient de sortir, dit-elle ; il y a d’ailleurs une petit difficulté pour le contrat, et il faut voir si on ne pourra pas en profiter ; il n’y a plus que mes parents là-dedans, entrons.
Je la suivis, je parlai à ses parents que je rangeai de mon parti ; la Demoiselle était de bonne volonté, et quelqu’un d’eux pour finir sur-le-champ, proposa d’envoyer chercher le notaire.
Je ne pouvais pas dire non ; eh vite, eh vite ; on part, le notaire arrive ; la tête me tourna de la rapidité avec laquelle on y allait ; on me traita comme on voulut, j’étais pris ; je signai, on signa, et puis des dispenses de bans. Pas le moindre petit mot d’amour au milieu de cela ; et puis je l’épouse ; et le lendemain des noces, je fus tout surpris de me trouver marié ; avec qui ? du moins est-ce avec une personne fort raisonnable, disais-je en moi-même.
Oui, ma foi, raisonnable, c’était bien la connaître ; savez-vous ce qu’elle devint au bout de trois mois, cette fille que j’avais cru si sensée ? Une bigote de mauvaise humeur, sérieuse, quoique babillarde, car elle allait toujours critiquant mes discours et mes actions ; enfin une folle grave qui ne me montra plus qu’une longue mine austère, qui se coiffa de la triste vanité de vivre en recluse ; non pas au profit de sa maison qu’elle abandonnait ; elle aurait cru se dégrader par le soin de son ménage, et elle ne donnait pas dans une piété si vulgaire et si unie : non, elle ne se tenait chez elle que pour passer sa vie dans une oisiveté contemplative, que pour vaquer à de saintes lectures dans un cabinet dont elle ne sortait qu’avec une tristesse dévote et précieuse sur le visage, comme si c’était un mérite devant Dieu que d’avoir ce visage-là33.
Et puis Madame se mêlait de raisonner de religion ; elle avait des sentiments34, elle parlait de doctrine, c’était une théologienne.
Je l’aurais pourtant laissé faire, s’il n’y avait eu que cela ; mais cette théologienne était fâcheuse et incommode.
Retenais-je un ami à dîner, Madame ne voulait pas manger avec ce profane ; elle était indisposée, et dînait à part dans sa chambre où elle demandait pardon à Dieu du libertinage de ma conduite.
Il fallait être moine, ou du moins prêtre ou bigote comme elle, pour être convive chez moi ; j’avais toujours quelque capuchon ou quelque soutane à ma table. Je ne dis pas que ce ne fussent d’honnêtes gens ; mais ces honnêtes gens-là ne sont pas faits pour être les camarades d’honnêtes gens comme nous ; et ma maison n’était ni un couvent, ni une église, ni ma table un réfectoire.
Et ce qui m’impatientait, c’est qu’il n’y avait rien d’assez friand pour ces grands serviteurs de Dieu, pendant que je ne faisais qu’une chère ordinaire à mes amis mondains et pécheurs ; vous voyez qu’il n’y avait ni bon sens, ni morale à cela.
Eh bien, Messieurs, je vous en dis là beaucoup, mais je m’y étais fait, j’aime la paix, et sans un commis que j’avais…
Un commis, s’écria le jeune homme en l’interrompant ; ceci est considérable35.
Oui, dit-il, j’en devins jaloux, et Dieu veuille que j’aie eu tort de l’être. Les amis de mon épouse ont traité ma jalousie de malice36 et de calomnie, et m’ont regardé comme un méchant d’avoir soupçonné une si vertueuse femme de galanterie, une femme qui ne visitait que les églises, qui n’aimait que les sermons, les offices et les saluts37 ; voilà qui est à merveille, on dira ce qu’on voudra.
Tout ce que je sais, c’est que ce commis dont j’avais besoin à cause de ma charge38, qui était le fils d’une femme de chambre de défunt sa mère ; un grand benêt, sans esprit, que je gardais par complaisance, assez beau garçon au surplus, et qui avait la mine d’un prédestiné39, à ce qu’elle disait.
Ce garçon, dis-je, faisait ordinairement ses commissions, allait savoir de sa part comment se portait le père un tel, la mère une telle ; Monsieur celui-ci, Monsieur celui-là, l’un curé, l’autre vicaire, l’autre chapelain, ou simple ecclésiastique ; et puis venait lui rendre réponse, entrait dans son cabinet, y causait avec elle, lui plaçait un tableau, un agnus, un reliquaire40 ; lui portait des livres, quelquefois les lui lisait.
Cela m’inquiétait, je jurais de temps en temps ; qu’est-ce que c’est donc que cette piété hétéroclite, disais-je ? Qu’est-ce que c’est qu’une sainte qui m’enlève mon commis ? Aussi l’union entre elle et moi n’était-elle pas édifiante ?
Madame m’appelait sa croix, sa tribulation41 ; moi, je l’appelais du premier nom qui me venait, je ne choisissais pas. Le commis me fâchait, je ne m’y accoutumais point. L’envoyais-je un peu loin, je le fatiguais. En vérité, disait-elle avec une charité qui, je crois, ne fera point le profit de son âme, en vérité, il tuera ce pauvre garçon.
Cet animal tomba malade, et la fièvre me prit à moi le lendemain.
Je l’eus violente, c’étaient mes domestiques qui me servaient, et c’était Madame qui servait ce butor.
Monsieur est le maître, disait-elle là-dessus, il n’a qu’à ordonner pour avoir tout ce qu’il lui faut ; mais ce garçon, qui est-ce qui en aura soin, si je l’abandonne ? Ainsi c’était encore par charité qu’elle me laissait là.
Son impertinence me sauva peut-être la vie. J’en fus si outré que je guéris de fureur ; et dès que je fus sur pied, le premier signe de convalescence que je donnai, ce fut de mettre l’objet de sa charité à la porte ; je l’envoyai se rétablir ailleurs. Ma béate42 en frémit de rage, et s’en vint comme une furie m’en demander raison.
Je sens bien vos motifs, me dit-elle, c’est une insulte que vous me faites, Monsieur, l’indignité de vos soupçons est visible, et Dieu me vengera, Monsieur, Dieu me vengera.
Je reçus mal ses prédictions ; elle les fit en furieuse, j’y répondis presque en brutal ; Eh morbleu ! lui dis-je, ce ne sera pas la sortie de ce coquin-là qui me brouillera avec Dieu. Allons, retirez-vous avec votre piété équivoque ; ne m’échauffez pas la tête, et laissez-moi en repos.
Que fit-elle ? Nous avions une petite femme de chambre dans la maison, assez gentille, et fort bonne enfant, qui ne plaisait pas à Madame, parce qu’elle était, je pense, plus jeune et plus jolie qu’elle, et que j’en étais assez content. Je serais peut-être mort dans ma maladie sans elle.
La pauvre petite fille me consolait quelquefois des bizarreries de ma femme, et m’apaisait quand j’étais en colère ; ce qui faisait que de mon côté, je la soutenais, et que j’avais de la bienveillance pour elle. Je l’ai même gardée, parce qu’elle est entendue43, et qu’elle m’est extrêmement utile.
Or ma femme, après qu’on eut dîné, la fit venir dans sa chambre, prit je ne sais quel prétexte pour la quereller, la souffleta sur quelque réponse, lui reprocha cet air de bonté que j’avais pour elle, et la chassa.
Nanette (c’est le nom de cette jeune fille) vint prendre congé de moi toute en pleurs, me conta son aventure et son soufflet.
Et comme je vis que dans tout cela, il n’y avait qu’une malice vindicative de la part de ma femme : va, va, lui dis-je, laisse-la faire, tu n’as qu’à rester, Nanette, je me charge du reste.
Ma femme éclata, ne voulut plus la voir ; mais je tins bon, il faut être le maître chez soi, surtout quand on a raison de l’être.
Ma résistance n’adoucit pas l’aigreur de notre commerce ; nous nous parlions quelquefois, mais pour nous quereller.
Vous observerez, s’il vous plaît, que j’avais pris un autre commis qui était l’aversion de ma femme, elle ne pouvait pas le souffrir ; aussi le harcelait-elle à propos de rien, et le tout pour me chagriner ; mais il ne s’en souciait guère, je lui avais dit de n’y pas prendre garde, et il suivait exactement mes intentions, il ne l’écoutait pas.
J’appris quelques jours après que ma femme avait envie de me pousser à bout.
Dieu me fera peut-être la grâce que ce brutal-là me frappera, disait-elle en parlant de moi ; je le sus. Oh que non, lui dis-je, ne vous y attendez pas ! Soyez convaincue que je ne vous ferai pas ce plaisir-là ; pour des mortifications, vous en aurez, elles ne vous manqueront pas, j’en fais vœu, mais voilà tout.
Mon vœu me porta malheur, il ne faut jamais jurer de rien. Malgré mes louables résolutions, elle m’excéda tant un jour, me dit dévotement des choses si piquantes ; enfin le diable me tenta si bien, qu’au souvenir de ses impertinences et du soufflet qu’elle avait donné à Nanette à cause de moi, il m’échappa de lui en donner un, en présence de quelques témoins de ses amis.
Cela partit plus vite qu’un éclair ; elle sortit sur-le-champ, m’attaqua en justice, et depuis ce temps-là nous plaidons à mon grand regret : car cette sainte personne, en dépit du commis que j’ai mis sur son compte, et qu’il a bien fallu citer, pourrait bien gagner son procès, si je ne trouve pas de puissants amis, et je vais en chercher à Versailles.
Ce soufflet-là m’inquiète pour vous, lui dit notre jeune homme, quand il eut fini ; je crains qu’il ne nuise à votre cause. Il est vrai que ce commis est un article dont je n’ai pas meilleure idée que vous ; je vous crois assurément très maltraité à cet égard, mais c’est une affaire de conscience que vous ne sauriez prouver, et ce malheureux soufflet a eu des témoins.
Tout doux, Monsieur, répondit l’autre d’un air chagrin ; laissons là les réflexions sur le commis, s’il vous plaît ; je les ferai bien moi-même, sans que personne les fasse ; ne vous embarrassez pas, le soufflet ira comme il pourra, je ne suis fâché à présent que de n’en avoir donné qu’un ; quant au reste, supprimons le commentaire. Il n’y a peut-être pas tant de mal qu’on le croirait bien dans l’affaire du commis, j’ai mes raisons pour crier. Ce commis était un sot ; ma femme a bien pu l’aimer sans le savoir elle-même, et offenser Dieu dans le fond, sans que j’y aie rien perdu dans la forme. Et en un mot, qu’il y ait du mal ou non : quand je dis qu’il y en a, le meilleur est de me laisser dire.
Sans doute, dit l’officier pour le calmer ; en doit-on croire un mari fâché ? il est si sujet à se tromper. Je ne vois moi-même dans le récit que vous venez de nous faire qu’une femme insociable et misanthrope, et puis c’est tout.
Changeons de discours, et sachons un peu ce que nos deux jeunes gens vont faire à Versailles, ajouta-t-il, en s’adressant au jeune homme et à moi. Pour vous, Monsieur, qui sortez à peine du collège, me dit-il, vous n’y allez apparemment que pour vous divertir ou que par curiosité.
Ni pour l’un ni pour l’autre, répondis-je, j’y vais demander un emploi à quelqu’un qui est dans les affaires. Si les hommes vous en refusent, appelez-en aux femmes, reprit-il en badinant.
Et vous, Monsieur (c’était au jeune homme à qui il parlait), avez-vous des affaires où nous allons ?
J’y vais voir un Seigneur à qui je donnai dernièrement un livre qui vient de paraître, et dont je suis l’auteur, dit-il44. Ah oui ! reprit l’officier ; c’est le livre dont nous parlions l’autre jour, lorsque nous dînâmes ensemble. C’est cela même, répondit le jeune homme. L’avez-vous lu, Monsieur, ajouta-t-il ?
Oui, je le rendis hier à un de mes amis qui me l’avait prêté, dit l’officier. Eh bien, Monsieur, dites-moi ce que vous en pensez, je vous prie, répondit le jeune homme ? Que feriez-vous de mon sentiment, dit l’officier ? Il ne déciderait de rien, Monsieur. Mais encore, dit l’autre en le pressant beaucoup, comment le trouvez-vous ?
En vérité, Monsieur, reprit le militaire, je ne sais que vous en dire, je ne suis guère en état d’en juger, ce n’est pas un livre fait pour moi, je suis trop vieux.
Comment, trop vieux ! reprit le jeune homme. Oui, dit l’autre, je crois que dans une grande jeunesse, on peut avoir du plaisir à le lire ; tout est bon à cet âge où l’on ne demande qu’à rire, et où l’on est si avide de joie qu’on la prend comme on la trouve : mais nous autres barbons, nous y sommes un peu plus difficiles45 ; nous ressemblons là-dessus à ces friands dégoûtés que les mets grossiers ne tentent point, et qu’on n’excite à manger qu’en leur en donnant de fins et de choisis. D’ailleurs, je n’ai pas vu le dessein de votre livre, je ne sais à quoi il tend, ni quel en est le but. On dirait que vous ne vous êtes pas donné la peine de chercher des idées, mais que vous avez pris seulement toutes les imaginations qui vous sont venues, ce qui est différent ; dans le premier cas, on travaille, on rejette, on choisit ; dans le second, on prend ce qui se présente, quelque étrange qu’il soit, et il se présente toujours quelque chose, car je pense que l’esprit fournit toujours, bien ou mal.
Au reste, si les choses purement extraordinaires peuvent être curieuses, si elles sont plaisantes à force d’être libres46, votre livre doit plaire ; si ce n’est à l’esprit, c’est du moins aux sens ; mais je crois encore que vous vous êtes trompé là-dedans faute d’expérience, et sans compter qu’il n’y a pas grand mérite à intéresser de cette dernière manière, et que vous m’avez paru avoir assez d’esprit pour réussir par d’autres voies, c’est qu’en général ce n’est pas connaître les lecteurs que d’espérer de les toucher beaucoup par là ; il est vrai, Monsieur, que nous sommes naturellement libertins, ou pour mieux dire corrompus ; mais en fait d’ouvrages d’esprit, il ne faut pas prendre cela à la lettre, ni nous traiter d’emblée sur ce pied-là47. Un lecteur veut être ménagé ; vous, auteur, voulez-vous mettre sa corruption dans vos intérêts, allez-y doucement du moins, apprivoisez-la, mais ne la poussez pas à bout.
Ce lecteur aime pourtant les licences, mais non pas les licences extrêmes, excessives ; celles-là ne sont supportables que dans la réalité qui en adoucit l’effronterie ; elles ne sont à leur place que là, et nous les y passons48, parce que nous y sommes plus hommes qu’ailleurs, mais non pas dans un livre où elles deviennent plates, sales et rebutantes à cause du peu de convenance qu’elles ont avec l’état tranquille d’un lecteur.
Il est vrai que ce lecteur est homme aussi, mais c’est alors un homme en repos, qui a du goût, qui est délicat, qui s’attend qu’on fera rire son esprit, qui veut pourtant bien qu’on le débauche, mais honnêtement, avec des façons, et avec de la décence.
Tout ce que je dis là n’empêche pas qu’il n’y ait de jolies choses dans votre livre, assurément j’y en ai remarqué plusieurs de ce genre.
À l’égard de votre style, je ne le trouve point mauvais, à l’exception qu’il y a quelquefois des phrases allongées, lâches, et par là confuses, embarrassées ; ce qui vient apparemment de ce que vous n’avez pas assez débrouillé vos idées, ou que vous ne les avez pas mises dans un certain ordre ; mais vous ne faites que commencer, Monsieur, et c’est un petit défaut dont vous vous corrigerez en écrivant, aussi bien que de celui de critiquer les autres, et surtout de les critiquer de ce ton aisé et badin que vous avez tâché d’avoir, et avec cette confiance dont vous rirez vous-même, ou que vous vous reprocherez quand vous serez un peu plus philosophe, et que vous aurez acquis une certaine façon de penser plus mûre et plus digne de vous ; car vous aurez plus d’esprit que vous n’en avez, au moins j’ai vu de vous des choses qui le promettent49 ; vous ne ferez pas même grand cas de celui que vous avez eu jusqu’ici, et à peine en ferez-vous un peu de tout celui qu’on peut avoir : voilà du moins comment sont ceux qui ont le plus écrit, à ce qu’on leur entend dire50.
Je ne vous parle de critique au reste qu’à l’occasion de celle que j’ai vue dans votre livre, et qui regarde un des convives (et il le nomma51), qui était avec nous le jour que nous dînâmes ensemble, et je vous avoue que j’ai été surpris de trouver cinquante ou soixante pages de votre ouvrage pesamment employées contre lui52 ; en vérité je voudrais bien, pour l’amour de vous qu’elles n’y fussent pas.
Mais nous voici arrivés, vous m’avez demandé mon sentiment ; je vous l’ai dit en homme qui aime vos talents, et qui souhaite vous voir un jour l’objet d’autant de critiques qu’on en a fait contre celui dont nous parlons ; peut-être n’en serez-vous pas pour cela plus habile homme qu’il l’est, mais du moins ferez-vous alors la figure d’un homme qui paraîtra valoir quelque chose.
Voilà par où finit l’officier, et je rapporte son discours à peu près comme je le compris alors.
Notre voiture arrêta là-dessus, nous descendîmes, et chacun se sépara.
Il n’était pas encore midi, et je me hâtai d’aller porter ma lettre à Monsieur de Fécour dont je n’eus pas de peine à apprendre la demeure ; c’était un homme dans d’assez grandes affaires, et extrêmement connu des ministres.
Il me fallut traverser plusieurs cours pour arriver jusqu’à lui, et enfin on m’introduisit dans un grand cabinet où je le trouvai en assez nombreuse compagnie.
Monsieur de Fécour paraissait avoir cinquante-cinq à soixante ans ; un assez grand homme de peu d’embonpoint, très brun de visage, d’un sérieux, non pas à glacer, car ce sérieux-là est naturel, et vient du caractère de l’esprit.
Mais le sien glaçait moins qu’il n’humiliait : c’était un air fier et hautain qui vient de ce qu’on songe à son importance, et qu’on veut la faire respecter.
Les gens qui nous approchent sentent ces différences-là plus ou moins confusément ; nous nous connaissons tous si bien en orgueil, que personne ne saurait nous faire un secret du sien : c’est quelquefois même sans y penser, la première chose à quoi l’on regarde en abordant un inconnu.
Quoi qu’il en soit, voilà l’impression que me fit Monsieur de Fécour. Je m’avançai vers lui d’un air fort humble ; il écrivait une lettre, je pense, pendant que sa compagnie causait.
Je lui fis mon compliment avec cette émotion qu’on a, quand on est un petit personnage, et qu’on vient demander une grâce à quelqu’un d’important qui ne vous aide, ni ne vous encourage, qui ne vous regarde point ; car Monsieur de Fécour entendit tout ce que je lui dis sans jeter les yeux sur moi.
Je tenais ma lettre, que je lui présentais, et qu’il ne prenait point, et son peu d’attention me laissait dans une posture qui était risible, et dont je ne savais pas comment me remettre.
Il y avait d’ailleurs là cette compagnie dont j’ai parlé, et qui me regardait ; elle était composée de trois ou quatre Messieurs, dont pas un n’avait une mine capable de me réconforter.
C’était de ces figures, non pas magnifiques, mais opulentes, devant qui la mienne était si ravalée53, malgré ma petite doublure de soie.
Tous gens d’ailleurs d’un certain âge, pendant que je n’avais que dix-huit ans, ce qui n’était pas un article si indifférent qu’on le croirait ; car si vous aviez vu de quel air ils m’observaient, vous auriez jugé que ma jeunesse était encore un motif de confusion pour moi.
À qui en veut ce polisson-là avec sa lettre ? semblaient-ils me dire par leurs regards libres, hardis, et pleins d’une curiosité sans façon.
De sorte que j’étais là comme un spectacle de mince valeur, qui leur fournissait un moment de distraction, et qu’ils s’amusaient à mépriser en passant.
L’un m’examinait superbement de côté ; l’autre se promenant dans ce vaste cabinet, les mains derrière le dos, s’arrêtait quelquefois auprès de Monsieur de Fécour qui continuait d’écrire ; et puis se mettait de là à me considérer commodément et à son aise.
Figurez-vous la contenance que je devais tenir.
L’autre, d’un air pensif et occupé, fixait les yeux sur moi comme sur un meuble ou sur une muraille, et de l’air d’un homme qui ne songe pas à ce qu’il voit.
Et celui-là pour qui je n’étais rien, m’embarrassait tout autant que celui pour qui j’étais si peu de chose. Je sentais fort bien que je n’y gagnais pas plus de cette façon que d’une autre.
Enfin j’étais pénétré d’une confusion intérieure. Je n’ai jamais oublié cette scène-là ; je suis devenu riche aussi, et pour le moins autant qu’aucun de ces Messieurs dont je parle ici ; et je suis encore à comprendre qu’il y ait des hommes dont l’âme devienne aussi cavalière que je le dis là pour celle de quelque homme que ce soit54.
À la fin pourtant Monsieur de Fécour finit sa lettre, de sorte que tendant la main pour avoir celle que je lui présentais : voyons, me dit-il, et tout de suite : quelle heure est-il, Messieurs ? Près de midi, répondit négligemment celui qui se promenait en long, pendant que Monsieur de Fécour décachetait la lettre qu’il lut assez rapidement.
Fort bien, dit-il après l’avoir lue ; voilà le cinquième homme depuis dix-huit mois pour qui ma belle-sœur m’écrit ou me parle, et que je place ; je ne sais où elle va chercher tous ceux qu’elle m’envoie, mais elle ne finit point, et en voici un qui m’est encore plus recommandé que les autres. L’originale femme, tenez, vous la reconnaîtrez bien à ce qu’elle m’écrit, ajouta-t-il en donnant la lettre à un de ces Messieurs.
Et puis : je vous placerai, me dit-il, je m’en retourne demain à Paris, venez me trouver le lendemain.
Là-dessus, j’allais prendre congé de lui, quand il m’arrêta.
Vous êtes bien jeune, me dit-il ; que savez-vous faire ? rien, je gage.
Je n’ai encore été dans aucun emploi, Monsieur, lui répondis-je. Oh ! je m’en doutais bien, reprit-il, il ne m’en vient point d’autre de sa part ; et ce sera un grand bonheur si vous savez écrire.
Oui, Monsieur, dis-je en rougissant, je sais même un peu d’arithmétique. Comment donc, s’écria-t-il en plaisantant, vous nous faites trop de grâce. Allez, jusqu’à après-demain.
Sur quoi je me retirais avec l’agrément de laisser ces Messieurs riant de tout leur cœur de mon arithmétique, et de mon écriture, quand il vint un laquais qui dit à Monsieur de Fécour qu’une appelée Madame une telle (c’est ainsi qu’il s’expliqua) demandait à lui parler.
Ha ha ! répondit-il, je sais qui elle est, elle arrive fort à propos, qu’elle entre : et vous, restez (c’était à moi à qui il parlait).
Je restai donc, et sur-le-champ deux Dames entrèrent qui étaient modestement vêtues, dont l’une était une jeune personne de vingt ans, accompagnée d’une femme d’environ cinquante.
Toutes deux d’un air fort triste, et encore plus suppliant.
Je n’ai vu de ma vie rien de si distingué ni de si touchant que la physionomie de la jeune ; on ne pouvait pourtant pas dire que ce fût une belle femme, il faut d’autres traits que ceux-là pour faire une beauté.
Figurez-vous un visage qui n’a rien d’assez brillant ni d’assez régulier pour surprendre les yeux, mais à qui rien ne manque de ce qui peut surprendre le cœur, de ce qui peut inspirer du respect, de la tendresse et même de l’amour ; car ce qu’on sentait pour cette jeune personne était mêlé de tout ce que je dis là. C’était, pour ainsi dire, une âme qu’on voyait sur ce visage, mais une âme noble, vertueuse et tendre, et par conséquent charmante à voir.
Je ne dis rien de la femme âgée qui l’accompagnait, et qui n’intéressait que par sa modestie et par sa tristesse.
Monsieur de Fécour en me congédiant, s’était levé de sa place, et causait debout au milieu du cabinet avec ces Messieurs ; il salua assez négligemment la jeune dame qui l’aborda.
Je sais ce qui vous amène, lui dit-il, Madame ; j’ai révoqué votre mari, mais ce n’est pas ma faute s’il est toujours malade, et s’il ne peut exercer son emploi ; que voulez-vous qu’on fasse de lui ? ce sont des absences continuelles.
Quoi ! Monsieur, lui dit-elle d’un ton fait pour tout obtenir, n’y a-t-il plus rien à espérer ? Il est vrai que mon mari est d’une santé fort faible, vous avez eu jusqu’ici la bonté d’avoir égard à son état ; faites-nous encore la même grâce, Monsieur, ne nous traitez pas avec tant de rigueur (et ce mot de rigueur dans sa bouche, perçait l’âme) ; vous nous jetteriez dans un embarras dont vous seriez touché, si vous le connaissiez tout entier ; ne me laissez point dans l’affliction où je suis, et où je m’en retournerais, si vous étiez inflexible (inflexible, il n’y avait non plus d’apparence qu’on pût l’être) ; mon mari se rétablira, vous n’ignorez pas qui nous sommes, et le besoin extrême que nous avons de votre protection, Monsieur.
Ne vous imaginez pas qu’elle pleura en tenant ce discours ; et je pense que si elle avait pleuré, sa douleur en aurait eu moins de dignité, en aurait paru moins sérieuse et moins vraie.
Mais la personne qui l’accompagnait, et qui se tenait un peu au-dessous d’elle, avait les yeux mouillés de larmes.
Je ne doutai pas un instant que Monsieur de Fécour ne se rendît ; je trouvais impossible qu’il résistât : hélas ! que j’étais neuf, il n’en fut pas seulement ému.
Monsieur de Fécour était dans l’abondance ; il y avait trente ans qu’il faisait bonne chère ; on lui parlait d’embarras, de besoin, d’indigence même, au mot près55, et il ne savait pas ce que c’était que tout cela.
Il fallait pourtant qu’il eût le cœur naturellement dur ; car je crois que la prospérité n’achève d’endurcir que ces cœurs-là56.
Il n’y a plus moyen, Madame, lui dit-il, je ne puis plus m’en dédire, j’ai disposé de l’emploi ; voilà un jeune homme à qui je l’ai donné, il vous le dira.
À cette apostrophe qui me fit rougir, elle jeta un regard sur moi, mais un regard qui m’adressait un si doux reproche ; eh quoi ! vous aussi, semblait-il me dire, vous contribuez au mal qu’on me fait.
Eh non ! Madame, lui répondis-je dans le même langage, si elle m’entendit ; et puis : c’est donc57 l’emploi du mari de Madame que vous voulez que j’aie, Monsieur ? dis-je à Monsieur de Fécour. Oui, reprit-il, c’est le même. Je suis votre serviteur, Madame.
Ce n’est pas la peine, Monsieur, lui répondis-je en l’arrêtant. J’aime mieux attendre que vous m’en donniez un autre quand vous le pourrez ; je ne suis pas si pressé, permettez que je laisse celui-là à cet honnête homme ; si j’étais à sa place, et malade comme lui, je serais bien aise qu’on en usât envers moi comme j’en use envers lui.
La jeune Dame n’appuya point ce discours, ce qui était un excellent procédé, et les yeux baissés attendit en silence que Monsieur de Fécour prît son parti, sans abuser par aucune instance de la générosité que je témoignais, et qui pouvait servir d’exemple à notre patron58.
Pour lui, je m’aperçus que l’exemple l’étonna sans lui plaire, et qu’il trouva mauvais que je me donnasse les airs d’être plus sensible que lui.
Vous aimez donc mieux attendre ? me dit-il, voilà qui est nouveau. Eh bien, Madame, retournez-vous-en. Nous verrons à Paris ce qu’on pourra faire, j’y serai après-demain ; allez, me dit-il à moi, je parlerai à Madame de Fécour.
La jeune Dame le salua profondément sans rien répliquer ; l’autre femme la suivit, et moi de même, et nous sortîmes tous trois ; mais du ton dont notre homme nous congédia, je désespérai que mon action pût servir de quelque chose au mari de la jeune Dame, et je vis bien à sa mine qu’elle n’en augurait pas une meilleure réussite.
Mais voici qui va vous surprendre ; un de ces Messieurs qui étaient avec Monsieur de Fécour, sortit un moment après nous.
Nous nous étions arrêtés la jeune Dame et moi sur l’escalier, où elle me remerciait de ce que je venais de faire pour elle, et m’en marquait une reconnaissance dont je la voyais réellement pénétrée.
L’autre Dame qu’elle nommait sa mère, joignait ses remerciements aux siens, et je présentais la main à la fille pour l’aider à descendre (car j’avais déjà appris cette petite politesse, et on se fait honneur de ce qu’on sait), quand nous vîmes venir à nous celui de ces Messieurs dont je vous ai parlé, et qui s’approchant de la jeune Dame : ne dînez-vous pas à Versailles avant que de vous en retourner, Madame ? lui dit-il en bredouillant, et d’un ton brusque.
Oui, Monsieur, répondit-elle. Eh bien, reprit-il, après votre dîner, venez me trouver à telle auberge où je vais ; je serais bien aise de vous parler, n’y manquez pas ; venez-y aussi, vous, me dit-il, et à la même heure, vous n’en serez pas fâché, entendez-vous ; adieu, bonjour, et puis il passa son chemin.
Or, ce gros et petit homme, car il était l’un et l’autre, aussi bien que bredouilleur, était celui dont j’avais été le moins mécontent chez Monsieur de Fécour, celui dont la contenance m’avait paru la moins fâcheuse : il est bon de remarquer cela chemin faisant.
Soupçonnez-vous ce qu’il nous veut, me dit la jeune Dame ? Non, Madame, lui répondis-je ; je ne sais pas même qui il est, voilà la première fois de ma vie que je le vois.
Nous arrivâmes au bas de l’escalier en nous entretenant ainsi, et j’allais à regret prendre congé d’elle ; mais au premier signe que j’en donnai : Puisque vous et ma fille devez vous rendre tantôt au même endroit, ne nous quittez pas, Monsieur, me dit la mère, et faites-nous l’honneur de venir dîner avec nous ; aussi bien après le service que vous avez tâché de nous rendre, serions-nous mortifiées de ne connaître qu’en passant un aussi honnête homme que vous.
M’inviter à cette partie59, c’était deviner mes désirs. Cette jeune Dame avait un charme secret qui me retenait auprès d’elle, mais je ne croyais que l’estimer, la plaindre, et m’intéresser à ce qui la regardait.
D’ailleurs j’avais eu un bon procédé pour elle, et on se plaît avec les gens dont on vient de mériter la reconnaissance. Voilà bonnement tout ce que je comprenais au plaisir que j’avais à la voir ; car pour d’amour ni d’aucun sentiment approchant, il n’en était pas question dans mon esprit ; je n’y songeais pas.
Je m’applaudissais même de mon affection pour elle comme d’un attendrissement louable, comme d’une vertu, et il y a de la douceur à se sentir vertueux ; de sorte que je suivis ces Dames avec une innocence d’intention admirable, et en me disant intérieurement : tu es un honnête homme.
Je remarquai que la mère dit quelques mots à part à l’hôtesse pour ordonner sans doute quelque apprêt ; je n’osai lui montrer que je soupçonnais son intention, ni m’y opposer, j’eus peur que ce ne fût pas savoir vivre.
Un quart d’heure après on nous servit, et nous nous mîmes à table.
Plus je regarde Monsieur, disait la mère, et plus je lui trouve une physionomie digne de ce qu’il a fait chez Monsieur de Fécour. Eh, mon Dieu, Madame, lui répondais-je, qui est-ce qui n’en aurait pas fait autant que moi en voyant Madame dans la douleur où elle était ? qui est-ce qui ne voudrait pas la tirer de peine ? Il est bien triste de ne pouvoir rien, quand on rencontre des personnes dans l’affliction, et surtout des personnes aussi estimables qu’elle l’est. Je n’ai de ma vie été si touché que ce matin, j’aurais pleuré de bon cœur si je ne m’en étais pas empêché.
Ce discours, quoique fort simple, n’était plus d’un Paysan, comme vous voyez ; on n’y sentait plus le jeune homme de village, mais seulement le jeune homme naïf et bon.
Ce que vous dites ajoute encore une nouvelle obligation à celle que nous vous avons, Monsieur, dit la jeune dame en rougissant, sans qu’elle-même sût pourquoi elle rougissait peut-être ; à moins que ce ne fût de ce que je m’étais attendri dans mes expressions, et de ce qu’elle avait peur d’en être trop touchée ; et il est vrai que ses regards étaient plus doux que ses discours ; elle ne me disait que ce qu’elle voulait, s’arrêtait où il lui plaisait ; mais quand elle me regardait, ce n’était plus de même, à ce qu’il me paraissait. Et ce sont là des remarques que tout le monde peut faire, surtout dans les dispositions où j’étais.
De mon côté, je n’avais ni la gaieté, ni la vivacité qui m’étaient ordinaires, et pourtant j’étais charmé d’être là ; mais je songeais à être honnête et respectueux ; c’était tout ce que cet aimable visage me permettait d’être ; on n’est pas ce qu’on veut avec de certaines mines, il y en a qui vous en imposent.
Je ne finirais point, si je voulais rapporter tout ce que ces Dames me dirent d’obligeant, tout ce qu’elles me témoignèrent d’estime.
Je leur demandai où elles demeuraient à Paris, et elles me l’apprirent aussi bien que leur nom, avec une amitié qui prouvait l’envie sincère qu’elles avaient de me voir.
C’était toujours la mère qui répondait la première ; ensuite venait la fille qui appuyait modestement ce qu’elle avait dit, et toujours à la fin de son discours un regard où je voyais plus qu’elle ne me disait.
Enfin notre repas finit ; nous parlâmes du rendez-vous que nous avions qui nous paraissait très singulier.
Deux heures sonnèrent, et nous y allâmes ; on nous dit que notre homme achevait de dîner, et comme il avait averti ses gens que nous viendrions, on nous fit entrer dans une petite salle où nous l’attendîmes, et où il vint quelques instants après, un cure-dent à la main. Je parle du cure-dent, parce qu’il sert à caractériser la réception qu’il nous fit.
Il faut le peindre, comme je l’ai déjà dit, un gros homme, d’une taille au-dessous de la médiocre, d’une allure assez pesante, avec une mine de grondeur, et qui avait la parole si rapide, que de quatre mots qu’il disait, il en culbutait la moitié.
Nous le reçûmes avec force révérences qu’il nous laissa faire tant que nous voulûmes, sans être tenté d’y répondre seulement du moindre salut de tête, et je ne crois pas que ce fût par fierté, mais bien par un pur oubli de toute cérémonie ; c’est que cela lui était plus commode, et qu’il avait petit à petit pris ce pli-là, à force de voir journellement des subalternes de son métier.
Il s’avança vers la jeune Dame avec le cure-dent, qui, comme vous voyez, accompagnait fort bien la simplicité de son accueil.
Ah bon, lui dit-il, vous voilà, et vous aussi, ajouta-t-il en me regardant : Eh bien, qu’est-ce que c’est, vous êtes donc bien triste, pauvre jeune femme (on sent bien à qui cela s’adressait) ; qui est cette Dame-là avec qui vous êtes ; est-ce votre mère ou votre parente ?
Je suis sa fille, Monsieur, répondit la jeune personne. Ah ! vous êtes sa fille, voilà qui est bien, elle a l’air d’une honnête femme, et vous aussi, j’aime les honnêtes gens, moi. Et ce mari, quelle espèce d’homme est-ce ? d’où vient donc qu’il est si souvent malade ? est-ce qu’il est vieux ? n’y a-t-il pas un peu de débauche dans son fait ? Toutes questions qui étaient assez dures, et pourtant faites avec la meilleure intention du monde, ainsi que vous le verrez dans la suite, mais qui n’avaient rien de moelleux ; c’était presque autant de petits affronts à essuyer pour l’amour-propre.
On dit de certaines gens qu’ils ont la main lourde ; cet honnête homme-ci ne l’avait pas légère.
Revenons : c’était du mari dont il s’informait ; il n’est ni vieux ni débauché, répondit la jeune Dame ; c’est un homme de très bonnes mœurs qui n’a que trente-cinq ans, et que les malheurs qui lui sont arrivés, ont accablé ; c’est le chagrin qui a ruiné sa santé.
Oui-da, dit-il, je le croirais bien, le pauvre homme ; cela est fâcheux ; vous m’avez touché tantôt, aussi bien que votre mère, j’ai pris garde qu’elle pleurait : Eh, dites-moi, vous avez donc bien de la peine à vivre, quel âge avez-vous ?
Vingt ans, Monsieur, reprit-elle en rougissant. Vingt ans, dit-il, pourquoi se marier si jeune ? Vous voyez ce qui en arrive ; il vient des enfants, des traverses60, on n’a qu’un petit bien ; et puis on souffre, et adieu le ménage. Ah çà, n’importe, elle est gentille, votre fille, fort gentille, ajouta-t-il en parlant à la mère, j’aimerais assez sa figure, mais ce n’est pas à cause de cela que j’ai eu envie de la voir ; au contraire, puisqu’elle est sage, je veux l’aider, et lui faire du bien. Je fais grand cas d’une jeune femme qui a de la conduite, quand elle est jolie et mal à son aise, je n’en ai guère vu de pareilles ; on ne fuit pas les autres, mais on ne les estime pas. Continuez, Madame, continuez d’être toujours de même ; tenez, je suis aussi fort content de ce jeune homme-là, oui, très édifié ; il faut que ce soit un honnête garçon, de la manière dont il a parlé tantôt ; allez, vous êtes un bon cœur, vous m’avez plu, j’ai de l’amitié pour vous ; ce qu’il a fait chez Monsieur de Fécour est fort beau, il m’a étonné. Au reste, s’il ne vous donne pas un autre emploi (c’était à moi à qui il parlait et de Monsieur de Fécour), j’aurai soin de vous, je vous le promets ; venez me voir à Paris, et vous de même (c’était la jeune Dame que ces paroles regardaient) il faut voir à quoi Monsieur de Fécour se déterminera pour votre mari ; s’il le rétablit, à la bonne heure, mais indépendamment de ce qui en sera, je vous rendrai service moi, j’ai des vues qui vous conviendront et qui vous seront avantageuses. Mais assoyons-nous, êtes-vous pressée ? Il n’est que deux heures et demie, comptez-moi61 un peu vos affaires, je serai bien aise d’être un peu au fait ; d’où vient est-ce que votre mari a eu des malheurs62 ; est-ce qu’il était riche, de quel pays êtes-vous ?
D’Orléans, Monsieur, lui dit-elle. Ah d’Orléans, c’est une fort bonne ville, reprit-il, y avez-vous vos parents ? Qu’est-ce que c’est que votre histoire ? J’ai encore un quart d’heure à vous donner, et comme je m’intéresse à vous, il est naturel que je sache qui vous êtes, cela me fera plaisir, voyons.
Monsieur, lui dit-elle, mon histoire ne sera pas longue.
Ma famille est d’Orléans, mais je n’y ai point été élevée. Je suis la fille d’un gentilhomme peu riche, et qui demeurait avec ma mère à deux lieues de cette ville dans une terre qui lui restait des biens de sa famille, et où il est mort.
Ah, ah, dit Monsieur Bono (c’était le nom de notre patron !) ; la fille d’un gentilhomme ? À la bonne heure : mais à quoi cela sert-il quand il est pauvre ? Continuez.
Il y a trois ans que mon mari s’attacha à moi, reprit-elle : c’était un autre gentilhomme de nos voisins. Bon ! s’écria-t-il là-dessus, le voilà bien avancé, avec sa noblesse : après ?63
Comme on me trouvait alors quelques agréments… Oui-da, dit-il, on avait raison, ce n’est pas ce qui vous manque ; oh ! vous étiez mignonne et une des plus jolies filles du canton, j’en suis sûr : Eh bien ?
J’étais en même temps recherchée, dit-elle, par un riche bourgeois d’Orléans.
Ah ! passe pour celui-là, reprit-il encore, voilà du solide ; c’était ce bourgeois-là qu’il fallait prendre.
Vous allez voir, Monsieur, pourquoi je ne l’ai pas pris : il était bien fait, je ne le haïssais pas, non que je l’aimasse ; je le souffrais seulement plus volontiers que le gentilhomme, qui avait pourtant autant de mérite que lui ; et comme ma mère qui était la seule dont je dépendais alors, car mon père était mort ;64 comme, dis-je, ma mère me laissait le choix des deux, je ne doute pas que ce léger sentiment de préférence que j’avais pour le bourgeois, ne m’eût enfin déterminée en sa faveur, sans un accident qui me fit tout d’un coup pencher du côté de son rival.
On était à l’entrée de l’hiver, et nous nous promenions un jour, ma mère et moi, le long d’une forêt avec ces deux Messieurs ; je m’étais un peu écartée, je ne sais pour quelle bagatelle à laquelle je m’amusais dans cette campagne, quand un loup furieux sorti de la forêt, vint à moi en me poursuivant.
Jugez de ma frayeur ; je me sauvai vers ma compagnie en jetant de hauts cris. Ma mère épouvantée voulut se sauver aussi, et tomba de précipitation ; le bourgeois s’enfuit, quoiqu’il eût une épée à son côté.
Le gentilhomme seul tirant la sienne, resta, accourut à moi, fit face au loup et l’attaqua dans le moment qu’il allait se jeter sur moi, et me dévorer.
Il le tua, non sans courir risque de la vie, car il fut blessé en plusieurs endroits, et même renversé par le loup, avec qui il se roula longtemps sur la terre sans quitter son épée, dont enfin il acheva ce furieux animal65.
Quelques paysans dont les maisons étaient voisines de ce lieu, et qui avaient entendu nos cris, ne purent arriver qu’après que le loup fut tué, et enlevèrent le gentilhomme qui ne s’était pas encore relevé, qui perdait beaucoup de sang, et qui avait besoin d’un prompt secours.
De mon côté, j’étais à six pas de là, tombée et évanouie aussi bien que ma mère qui était un peu plus loin dans le même état, de sorte qu’il fallut nous emporter tous trois jusqu’à notre maison, dont nous nous étions assez écartés en nous promenant.
Les morsures que le loup avait faites au gentilhomme étaient fort guérissables ; mais sur la fureur de cet animal, on eut peur qu’elles n’eussent les suites les plus affreuses ; et dès le lendemain ce gentilhomme, tout blessé qu’il était, partit de chez nous pour la mer66.
Je vous avoue, Monsieur, que je restai pénétrée du mépris qu’il avait fait de sa vie pour moi (car il n’avait tenu qu’à lui de se sauver aussi bien que son rival) et encore pénétrée de voir qu’il ne tirait aucune vanité de son action, qu’il ne s’en faisait pas valoir davantage, et que son amour n’en avait pas pris plus de confiance.
Je ne suis point aimé, Mademoiselle, me dit-il, seulement en partant ; je n’ai point le bonheur de vous plaire, mais je ne suis point si malheureux, puisque j’ai eu celui de vous montrer que rien ne m’est si cher que vous.
Personne à présent ne me doit l’être autant que vous non plus, lui répondis-je sans aucun détour, et devant ma mère qui approuva ma réponse.
Oui, oui, dit alors Monsieur Bono, voilà qui est à merveille, il n’y a rien de si beau que ces sentiments-là, quand ce serait pour un roman67 ; je vois bien que vous l’épouserez à cause des morsures ; mais tenez, j’aimerais encore mieux que ce loup ne fût pas venu ; vous vous en seriez bien passée, car il vous fait grand tort ; et le bourgeois, à propos court-il encore ? Est-ce qu’il ne revint pas ?
Il osa reparaître dès le soir même, dit la jeune Dame. Il revint au logis, et soutint pendant une heure la présence de ce rival blessé ; ce qui me le rendit encore plus méprisable que son manque de courage dans le péril où il m’avait abandonnée.
Oh ! ma foi, dit Monsieur Bono, je ne sais que vous dire, serviteur à l’amour68 en pareil cas ; pour la visite, passe, je la blâme, mais pour ce qui est de sa fuite, c’est une autre affaire ; je ne trouve pas qu’il ait si mal fait, moi, c’était là un fort vilain animal, au moins, et votre mari n’était qu’un étourdi dans le fond. Achevez, le gentilhomme revint, et vous l’épousâtes, n’est-ce pas ?
Oui, Monsieur, dit la jeune Dame ; je crus y être obligée.
Ah ! comme vous voudrez, reprit-il là-dessus, mais je regrette le fuyard, il valait mieux pour vous, puisqu’il était riche ; votre mari était excellent pour tuer des loups, mais on ne rencontre pas toujours des loups sur son chemin, et on a toujours besoin d’avoir de quoi vivre.
Mon mari, quand je l’épousai, dit-elle, avait du bien, il jouissait d’une fortune suffisante. Bon ! reprit-il, suffisante, à quoi cela va-t-il ? tout ce qui n’est que suffisant ne suffit jamais ; voyons, comment a-t-il perdu cette fortune ?
Par un procès, reprit-elle, que nous avons eu contre un seigneur de nos voisins pour de certains droits ; procès qui n’était presque rien d’abord, qui est devenu plus considérable que nous ne l’avions cru, qu’on a gagné contre nous à force de crédit, et dont la perte nous a totalement ruinés. Il a fallu que mon mari soit venu à Paris pour tâcher d’obtenir quelque emploi ; on le recommanda à Monsieur de Fécour, qui lui en donna un ; c’est ce même emploi qu’il lui a ôté ces jours passés, et que vous avez entendu que je lui redemandais. J’ignore s’il le lui rendra, il ne m’a rien dit qui me le promette ; mais je pars bien consolée, Monsieur, puisque j’ai eu le bonheur de rencontrer une personne aussi généreuse que vous, et que vous avez la bonté de vous intéresser à notre situation.
Oui, oui, dit-il, ne vous affligez pas, comptez sur moi ; il faut bien secourir les gens qui sont dans la peine ; je voudrais que personne ne souffrît, voilà comme je pense, mais cela ne se peut pas. Et vous, mon garçon, d’où êtes-vous, me dit-il à moi ? De Champagne, Monsieur, lui répondis-je.
Ah ! du pays du bon vin ? reprit-il, j’en suis bien aise ; vous y avez votre père ? Oui, Monsieur. Tant mieux, dit-il, il pourra donc m’en faire venir, car on y est souvent trompé : Eh, qui êtes-vous ?
Le fils d’un honnête homme qui demeure à la campagne, répondis-je ; c’était dire vrai, et pourtant esquiver le mot de Paysan qui me paraissait dur ; les synonymes ne sont pas défendus, et tant que j’en ai trouvé là-dessus, je les ai pris ; mais ma vanité n’a jamais passé ces bornes-là ; et j’aurais dit tout net : je suis le fils d’un Paysan, si le mot de fils d’un homme de la campagne ne m’était pas venu.
Trois heures sonnèrent alors ; Monsieur Bono tira sa montre, et puis se levant : Ah ça, dit-il, je vous quitte, nous nous reverrons à Paris, je vous y attends, et je vous tiendrai parole : bonjour, je suis votre serviteur. À propos, vous en retournez-vous tout à l’heure ? j’envoie dans un moment mon équipage à Paris ; mettez-vous dedans, les voitures sont chères, et ce sera autant d’épargné.
Là-dessus il appela un laquais. Picard se prépare-t-il à s’en aller ? lui dit-il. Oui, Monsieur, il met les chevaux au carrosse, répondit le domestique. Eh bien, dis-lui qu’il prenne ces Dames et ce jeune homme, reprit-il : adieu.
Nous voulûmes le remercier, mais il était déjà bien loin ; nous descendîmes, l’équipage fut bientôt prêt, et nous partîmes très contents de notre homme et de sa brusque humeur.
Je ne vous dirai rien de notre entretien sur la route ; arrivons à Paris, nous y entrâmes d’assez bonne heure pour mon rendez-vous, car vous savez que j’en avais un avec Madame de Ferval chez Madame Remy dans un faubourg.
Le cocher de Monsieur Bono mena mes deux Dames chez elles, où je les quittai après plusieurs compliments, et de nouvelles instances de leur part pour les venir voir.
De là je renvoyai le cocher, je pris un fiacre, et je partis pour mon faubourg.
FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE
1- On trouve un portrait comparable dans Les Illustres Françaises de Challe : Dupuis raconte comme il découvre une jeune veuve faisant « semblant de dormir dans une situation toute charmante » (LGF, 1996, p. 597).
2- « C’est que ce n’est point une nudité qu’un visage, quelque aimable qu’il soit ; nos yeux ne l’entendent pas ainsi : mais une belle main commence à en devenir une ; et pour fixer de certaines gens, il est bien aussi sûr de les tenter que de leur plaire », écrit Marianne (La Vie de Marianne, éd. M. Gilot, GF-Flammarion, 1978, II, p. 91).
3- Très jolie apparence.
4- Oubliez mon rang.
5- « Et bien » dans les premières éditions.
6- Qu’il ne convient à ma basse origine.
7- Au sens propre (appétissant) et figuré (friand « se dit figurément d’une chose rare qui est d’un grand prix, d’un grand mérite », Fur.).
8- Cette belle taille (et cette belle poitrine) : le mot corps désigne la « partie de certains habillements, qui est depuis le cou jusqu’à la ceinture » (Féraud, Dictionnaire critique, 1787).
9- Mot à double sens : le fait d’être surpris (par la femme de chambre) et le trouble des sens.
10- Et comment s’en défendre ?
11- En m’aimant comme je vous aime. Réciproque est employé substantivement : « Je vous rendrai le réciproque veut dire : Je vous rendrai la pareille » (Acad.).
12- Je ne suis pas tant dévote que retirée du monde.
13- De retranché (en parlant des fautes). « On dit figurément Rabattre les coups, pour dire adoucir, apaiser » (Acad.).
14- Écho de la prédiction de la Maîtresse de Jacob : « ce paysan deviendra dangereux, je vous en avertis » (I, p. 56).
15- Ta belle apparence.
16- Une des plus énormes poitrines.
17- Qui me parut sans afféterie (elle ne faisait point de manières) ; aimant en gros le plaisir et la joie.
18- Minauderie : « Affectation de plusieurs grimaces et façons de faire extraordinaires qui sentent la coquetterie et la vanité » (Fur.).
19- Pour ma vanité.
20- S’intriguer a ici le sens de « se donner beaucoup de peine et de soin, mettre divers moyens en usage pour faire réussir une affaire » (Acad.).
21- Tout singulier.
22- On prenait du tabac en poudre par le nez. Le tabac favorise la sociabilité, d’après Sganarelle (Molière, Dom Juan, I, 1).
23- Même confusion que Mme d’Alain (II, p. 158) : en réalité, Mlle Haberd est originaire de la Beauce, et Jacob de la Champagne.
24- À converser familièrement. Même sens que dans l’expression être en commerce réglé : fréquenter régulièrement.
25- Tout aussi franchement. L’adverbe rondement s’emploie au figuré « pour dire sincèrement, franchement, sans artifice, sans façon. Il est du style familier » (Acad.).
26- « C’est Baptiste tout revenu, il me semble que je l’entends », disait Catherine à Jacob (I, p. 100).
27- Jusqu’en 1781, les éditions portaient par erreur « Javote » (cuisinière de Mme d’Alain).
28- Ce n’était pas le bon moment pour en parler.
29- À quatre places. Les voitures de louage se prenaient aux carrefours et places publiques depuis 1657. « Les plus en usage aujourd’hui sont les carrosses appelés fiacres, les brouettes, les chaises à porteur, et les voitures pour St-Germain, Versailles, et autres lieux circonvoisins de Paris, sans compter les voitures d’eau. Les fiacres ou carrosses de place se payent 24 sous la première heure, et 20 sous les autres » (Encyclopédie, article « Carrosse »). Vingt sous font une livre.
30- Il s’agit de Crébillon fils, comme la suite de la conversation permet de le deviner. Il avait vingt-sept ans en 1734.
31- Grand procédurier. Chicanes : « subtilités captieuses en matière de procès » (Acad.).
32- Et qui n’a de bon que la blancheur. Emploi figuré et adverbial de l’adjectif vaillant (cf. « Il n’a plus rien vaillant » : il est sans le sou).
33- Par ce récit de l’homme mal marié à une bigote tracassière, Marivaux renoue avec la veine du Spectateur français (voir en particulier la Feuille XII, in Journaux, t. I, op. cit.).
34- Elle se piquait de délicatesse d’âme.
35- Considérable : « qui doit être considéré, qui est important, de conséquence, dont on doit faire cas » (Acad.).
36- De méchanceté.
37- Salut : « une partie de l’office divin qui se dit par dévotion le soir après complies [prières du soir] en l’honneur du saint sacrement, de la Vierge, ou de quelque fête fort solennelle » (Fur.).
38- La charge désigne ici un office. Ce bourgeois a acheté une charge de robe ou de judicature (conseiller, greffier, notaire), ou encore une charge de finances (intendant, contrôleur, trésorier, receveur et payeur, etc.).
39- D’un saint. Dans le jargon dévot, prédestiné désigne « celui ou celle que Dieu a destiné à la gloire éternelle » (Acad.).
40- Les agnus sont des morceaux de cire bénite représentant l’agneau christique, et les reliquaires des boîtes ou des cadres où l’on enchâsse des reliques.
41- Son tourment. Tribulation : terme de dévotion employé pour désigner « l’affliction, la misère qu’on prend en gré, comme venant de la part de Dieu » (Acad.).
42- Béat (de beatus, « saint ») se dit ironiquement de quelqu’un « qui affecte de paraître dévot et modeste » (Fur.).
43- Intelligente.
44- Il s’agit de L’Écumoire ou Tanzaï et Néadarné (1734), conte oriental, érotique et politique (satire de la bulle Unigenitus lancée par le pape contre les jansénistes en 1713). Sa publication valut à Crébillon fils un emprisonnement (fort court) au donjon de Vincennes en décembre 1734. (Voir annexes, infra, p. 335.)
45- Marivaux (alors « barbon » de quarante-six ans) critique le conte de Crébillon par la bouche de son « vieil officier ».
46- D’être licencieuses. Allusion à la veine grivoise de Tanzaï où abondent les plaisanteries obscènes sur l’écumoire dont est affublé le héros.
47- Nous traiter comme des lecteurs débauchés.
48- Nous les permettons.
49- Crébillon avait publié en 1732 les Lettres de la Marquise ***. Ce roman épistolaire monophonique est une version mondaine amplifiée des Lettres de la religieuse portugaise (1669).
50- Ces critiques rejoignent les conseils du Spectateur français à un jeune écrivain : « Eh bien ! un jeune homme doit-il être le copiste de la façon de faire de ces Auteurs ? Non, cette façon a je ne sais quel caractère ingénieux et fin, dont l’imitation littérale ne fera de lui qu’un singe, et l’obligera de courir vraiment après l’esprit, l’empêchera d’être naturel : ainsi, que ce jeune homme n’imite ni l’ingénieux, ni le fin, ni le noble d’aucun Auteur ancien ou moderne, parce que, ou ses organes l’assujettissent à une autre sorte de fin, d’ingénieux et de noble, ou qu’enfin cet ingénieux et ce fin qu’il voudrait imiter, ne l’est dans [c]es Auteurs qu’en supposant le caractère des mœurs qu’ils ont peint : qu’il se nourrisse seulement l’esprit de tout ce qu’il leur sent de bon, et qu’il abandonne après, cet esprit, à son geste naturel » (Feuille VII, in Journaux, t. I, op. cit.).
51- Marivaux lui-même.
52- Allusion au pastiche du style de Marivaux (emprunté au Spectateur français et à La Vie de Marianne principalement) dans le récit de la taupe Moustache dans L’Écumoire (voir annexes, infra, p. 335).
53- Abaissée, avilie.
54- Et je me demande encore comment il peut exister des hommes dont l’âme devienne aussi hautaine que je le dis là pour l’instruction (ou l’édification) de l’âme de quiconque (lit mes Mémoires).
55- Mme d’Orville ne prononce pas le mot indigence mais le laisse entendre.
56- Dans son édition du Paysan parvenu (Classiques Garnier, 1959), Frédéric Deloffre suggère ici un rapprochement avec La Bruyère : « Il y a une dureté de complexion ; il y en a une autre de condition et d’état. L’on tire de celle-ci, comme de la première, de quoi s’endurcir sur la misère des autres, dirai-je même de quoi ne pas plaindre les malheurs de sa famille ? Un bon financier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfants » (Les Caractères, « Des biens de fortune »).
57- La ponctuation originale est plus chaotique : « si elle m’entendit ; eh puis ! c’est donc ».
58- Au sens très ancien de protecteur.
59- À ce dîner. Partie « se dit de toute espèce de projet fait entre plusieurs personnes » (Acad.).
60- Des obstacles, des malheurs.
61- Les orthographes « contez » et « comptez » étaient différenciées depuis le XVIIe siècle, mais Marivaux a délibérément laissé la graphie ancienne, comme si c’était le financier lui-même qui faisait la faute.
62- Pourquoi votre mari a-t-il eu des malheurs ?
63- Le point d’interrogation est remplacé par un point dans les éditions de 1735.
64- Le point-virgule est remplacé par un point suivi d’un alinéa dans les éditions de 1735.
65- L’hémistiche final relève du style élevé (cf. « Faibles agneaux livrés à des loups furieux », Racine, Esther, I, 5), mais l’adjectif furieux est à prendre au sens médical (la suite du récit laisse entendre que le loup est enragé).
66- Les bains de mer avaient la réputation de soigner la rage. La cure est décrite dans l’article « Bain » de l’Encyclopédie : « L’immensité et la profondeur de la mer inspirent la crainte d’être submergé, et cette idée porte dans l’âme un trouble si grand qu’il se fait dans le corps un bouleversement général, et que les fonctions, tant intellectuelles que corporelles, en éprouvent des modifications nouvelles. C’est par cette action que le bain de mer peut être utile dans la rage et dans la folie. »
67- Si on était dans un « roman » au sens classique, c’est-à-dire un roman héroïque ou merveilleux (comme L’Astrée d’Honoré d’Urfé, Artamène des Scudéry, ou encore Télémaque de Fénelon).
68- Adieu à l’amour. Voir ci-avant « serviteur au nom de Jacob » (II, p. 138).