Le doute et une grande peur avaient pesé sur la cité du Gondor. Le beau temps et le clair soleil n’avaient paru que moquerie à ces hommes qui ne comptaient plus sur aucun espoir mais qui, chaque matin, appréhendaient de funestes nouvelles. Leur seigneur était mort brûlé, le Roi du Rohan gisait sans vie dans leur citadelle, et le nouveau roi venu à eux dans la nuit était reparti en guerre contre des forces trop noires et trop effroyables pour être vaincues par la bravoure et la puissance des armes, si grandes qu’elles fussent. Et aucune nouvelle ne venait. Depuis le jour où l’armée avait quitté le Val de Morgul et pris la route du Nord à l’ombre des montagnes, aucun message ne leur était parvenu, ni aucune rumeur de ce qui se passait dans l’Est menaçant.
Deux jours seulement après le départ des Capitaines, la dame Éowyn demanda aux femmes qui la soignaient de lui apporter des vêtements, et elle ne souffrit aucune discussion mais se leva plutôt ; et quand elles l’eurent habillée, et eurent fixé son bras dans une écharpe de linge, elle-même se rendit auprès du Gardien des Maisons de Guérison.
« Monsieur, dit-elle, je ressens une grande agitation, et ne puis demeurer plus longtemps dans l’oisiveté. »
« Madame, répondit-il, vous n’êtes toujours pas guérie, et j’ai reçu ordre de vous soigner avec une attention particulière. Vous n’étiez pas censée sortir du lit avant sept jours encore, selon les instructions qu’on m’a données. Je vous supplie d’y retourner. »
« Je suis guérie, dit-elle, guérie dans ma chair tout au moins, sauf mon bras gauche, et il ne me gêne plus. Mais je vais bientôt retomber malade s’il n’est rien que je puisse faire. N’y a-t-il aucune nouvelle de la guerre ? Les femmes ne peuvent rien me dire. »
« Il n’y a aucune nouvelle, répondit le Gardien, sinon que les Seigneurs se sont rendus au Val de Morgul ; et l’on rapporte que le capitaine récemment venu du Nord est celui qui les mène. Un grand seigneur que cet homme, et un guérisseur au surplus ; et il me paraît plus qu’étrange que la main guérisseuse dût aussi porter l’épée. Il n’en va pas ainsi au Gondor de nos jours, encore que ce fût le cas autrefois, si les contes anciens ont du vrai. Mais il y a longtemps que nous autres guérisseurs ne cherchons plus qu’à recoudre les plaies laissées par les hommes d’épée. Non qu’il n’y ait suffisamment à faire sans leur apport : les maux et les malchances du monde sont bien assez nombreux sans qu’il soit besoin de guerres pour les multiplier. »
« Il n’est besoin que d’un seul adversaire pour engendrer une guerre, maître Gardien, répondit Éowyn. Et ceux qui n’ont pas d’épées peuvent quand même tomber sous les lames. Voudriez-vous que les gens du Gondor se bornent à rassembler vos herbes, tandis que le Seigneur Sombre rassemble des armées ? Et il n’est pas toujours bon d’être guéri dans sa chair. Pas plus qu’il n’est toujours mauvais de tomber au combat, fût-ce dans d’atroces souffrances. Si cela m’était permis, en cette heure funeste je choisirais plutôt cela. »
Le Gardien la considéra un moment. Elle se tenait là, altière, les yeux brillants dans un visage d’albâtre, le poing crispé sur son côté droit tandis qu’elle regardait par la fenêtre donnant sur l’est. Il soupira et secoua la tête. Après un silence, elle le regarda de nouveau en face.
« N’y a-t-il rien à accomplir ? lui dit-elle. Qui dirige cette Cité ? »
« Je ne le sais pas très bien, répondit-il. Ces choses ne sont pas de mon ressort. Un maréchal est à la tête des Cavaliers du Rohan ; et le seigneur Húrin, me dit-on, dirige les hommes du Gondor. Mais le seigneur Faramir est le légitime Intendant de cette Cité. »
« Où puis-je le trouver ? »
« Ici même, madame. Il fut grièvement blessé, mais il se trouve désormais sur le chemin de la guérison. Bien que je ne sache pas… »
« Me conduirez-vous à lui ? Alors, vous saurez. »
Le seigneur Faramir marchait seul au jardin des Maisons de Guérison, la lumière du soleil le réchauffait, et il sentait la vie affluer de nouveau dans ses veines ; mais il avait le cœur lourd, et son regard se portait vers l’est au-dessus des murailles. Et le Gardien se rendit à lui et prononça son nom ; alors, se retournant, il aperçut la dame Éowyn du Rohan, et la pitié remua son cœur, car il vit qu’elle était blessée, et son œil clairvoyant perçut le chagrin et l’agitation qui la hantaient.
« Monseigneur, dit le Gardien, voici la dame Éowyn du Rohan. Elle chevauchait avec le roi et fut gravement blessée, ce pourquoi elle est sous ma charge. Mais elle n’est pas satisfaite, et elle désire parler à l’Intendant de la Cité. »
« Ne vous méprenez pas sur ce qu’il dit, seigneur, intervint Éowyn. Ce n’est pas le manque de soins qui me chagrine. On ne pourrait souhaiter plus bel endroit pour qui désire être guéri. Mais je ne puis rester dans l’oisiveté, désœuvrée, en cage. J’ai voulu trouver la mort au combat. Mais je ne suis pas morte, et la bataille se poursuit. »
Sur un geste de Faramir, le Gardien salua et se retira. « Qu’attendez-vous de moi, madame ? demanda Faramir. Car je suis moi-même prisonnier des guérisseurs. » Il la regarda et, en homme enclin à la pitié, il crut que sa beauté imprégnée de chagrin allait lui transpercer le cœur. Et elle le regarda, et malgré la grave tendresse qu’elle lisait dans ses yeux, elle sut, pour avoir grandi au milieu de guerriers, que c’était là un homme qu’aucun Cavalier de la Marche ne pourrait surpasser au combat.
« Que désirez-vous ? dit-il de nouveau. Si c’est en mon pouvoir, je vais vous l’obtenir. »
« Je voudrais que vous interveniez auprès de ce Gardien, pour qu’il me laisse partir », répondit-elle ; mais si sa contenance était encore haute, son cœur vacilla et, pour la première fois, elle douta d’elle-même. Elle craignit que cet homme de fière stature, à la fois sévère et doux, la crût simplement capricieuse, comme une enfant qui n’aurait pas la constance de mener une tâche fastidieuse à son terme.
« Je suis moi-même sous la responsabilité du Gardien, répondit Faramir. Et je n’ai toujours pas endossé mon autorité dans la Cité. Mais si je l’avais fait, j’écouterais tout de même son conseil, et je ne m’opposerais pas à sa volonté en ce qui touche à la connaissance de son art, sauf en cas d’extrême nécessité. »
« Mais je ne souhaite pas la guérison, répondit-elle. Je désire aller à la guerre comme mon frère Éomer, ou mieux, comme le roi Théoden, car il est mort et a trouvé l’honneur et la paix. »
« Il est trop tard, madame, pour suivre les Capitaines, même si vous en aviez la force, dit Faramir. Mais tous peuvent encore trouver la mort au combat, qu’ils le désirent ou non. Vous serez mieux préparée à l’affronter à votre manière si, pour le temps qui reste, vous vous pliez aux ordres du Guérisseur. Il nous faut, vous et moi, souffrir les heures d’attente avec patience. »
Elle ne répondit pas, mais comme il la regardait, il lui sembla que quelque chose en elle s’adoucissait, comme si une terrible gelée s’avouait vaincue aux tout premiers présages du Printemps. Une larme monta à l’œil de la jeune femme et ruissela sur sa joue, telle une goutte de pluie miroitante. Sa tête fière se courba quelque peu. Puis, doucement, comme si elle s’adressait à elle-même plutôt qu’à lui : « Mais les guérisseurs voudraient que je reste alitée pendant encore une semaine, dit-elle. Et ma fenêtre ne donne pas sur l’est. » Sa voix était à présent celle d’une fille, jeune et chagrine.
Faramir sourit, mais son cœur se gonfla de pitié. « Votre fenêtre ne donne pas sur l’est ? dit-il. Cela peut s’arranger. En cela, j’interviendrai auprès du Gardien. Si vous voulez bien demeurer ici sous notre garde, madame, et prendre le repos qu’il vous faut, alors vous pourrez marcher à loisir dans ce jardin ensoleillé ; et vous pourrez contempler l’est, où sont allés tous nos espoirs. Et vous me trouverez ici, à marcher et à attendre, et à contempler l’est comme vous. Cela apaiserait mon souci si vous daigniez parler avec moi, ou marcher quelquefois en ma compagnie. »
Alors, elle leva la tête et le regarda de nouveau dans les yeux ; et son pâle visage prit un peu de couleur. « Comment apaiserais-je votre souci, monseigneur ? demanda-t-elle. Et je ne désire pas la compagnie des vivants. »
« Préférez-vous une réponse franche ? » dit-il.
« Oui. »
« En ce cas, Éowyn du Rohan, je vous dirai que vous êtes belle. Dans les vallées de nos montagnes, il est des fleurs d’une beauté éclatante et des jeunes filles encore plus belles ; mais je n’ai encore vu au Gondor ni fleur ni femme plus ravissante, ni plus triste. Peut-être ne reste-t-il que quelques jours avant que les ténèbres s’étendent sur notre monde, et j’espère les affronter sans défaillir quand elles viendront ; mais mon cœur serait plus léger si je pouvais vous voir, tant que le Soleil brille. Car nous sommes tous deux passés, vous et moi, sous les ailes de l’Ombre, et la même main nous a secourus. »
« Hélas ! pas moi, seigneur, lui dit-elle. L’Ombre m’écrase encore. Ne comptez pas sur moi pour votre guérison ! Je suis une fille guerrière et ma main n’est pas tendre. Mais je vous remercie pour cela au moins, de n’être pas confinée à ma chambre. Je serai libre d’aller à mon gré, par la grâce de l’Intendant de la Cité. » Et elle lui fit une révérence et s’en fut vers la maison. Mais Faramir resta longtemps à marcher seul dans le jardin ; et désormais, ses regards s’attardaient plus souvent sur la maison que sur les remparts de l’est.
Quand il eut regagné sa chambre, il fit appeler le Gardien, et il entendit tout ce que l’autre put lui dire au sujet de la Dame du Rohan.
« Mais je ne doute pas, seigneur, dit le Gardien, que vous serez mieux renseigné par le Demi-Homme qui est avec nous ; car il était de la suite du roi et se trouvait aux côtés de la Dame à la toute fin, dit-on. »
Merry fut donc envoyé auprès de Faramir, et ils passèrent le reste de la journée dans un long entretien, où Faramir apprit bien des choses, plus encore, même, que ce que Merry trouva bon d’exprimer en mots ; et il crut alors comprendre un peu mieux la tristesse et le trouble d’Éowyn du Rohan. Et par cette belle soirée, Faramir et Merry se promenèrent dans le jardin ; mais elle ne vint pas.
Le lendemain matin, tandis que Faramir sortait des Maisons, il la vit toutefois, debout sur les remparts ; et elle était tout de blanc vêtue, et son vêtement luisait au soleil. Il l’appela et elle descendit, et ils marchèrent sur l’herbe ou encore s’assirent ensemble sous un arbre vert, tantôt en silence, tantôt parlant. Et chaque jour qui suivit, ils firent de même. Et le Gardien, regardant de sa fenêtre, se réjouit à cette vue, car c’était un guérisseur, et son souci fut allégé ; et il voyait bien que, si lourdes qu’aient été la peur et l’appréhension qui pesaient alors sur le cœur des hommes, ces deux êtres dont il avait soin tout au moins prospéraient et récupéraient de jour en jour.
Ainsi vint le cinquième jour depuis que la dame Éowyn s’était rendue pour la première fois auprès de Faramir ; et voilà qu’ils se tenaient de nouveau ensemble sur les murs de la Cité et y regardaient au loin. Aucune nouvelle n’était encore venue, et tous les cœurs étaient noirs. Le temps, aussi, s’était assombri. Il faisait froid. Un vent pénétrant, surgi à la nuit, soufflait maintenant du Nord et fraîchissait ; mais les terres alentour étaient grises et mornes.
Ils étaient couverts de vêtements chauds et de lourdes capes, et par-dessus le tout, la dame Éowyn portait une mante d’un bleu profond, de la couleur d’un soir d’été, ornée d’étoiles argentées sur la bordure et à la gorge. Faramir l’avait envoyée chercher, puis l’avait déposée sur les épaules d’Éowyn ; et il trouva qu’elle était belle, belle comme une reine en vérité, tandis qu’elle se tenait là, à ses côtés. La mante avait été confectionnée pour sa mère, Finduilas d’Amroth, morte prématurément, et dont il ne gardait que le souvenir d’une beauté lointaine, et celui de son premier chagrin ; si bien que ce vêtement lui semblait convenir à la beauté et à la tristesse d’Éowyn.
Mais elle frissonnait à présent sous la mante étoilée, et elle regardait vers le nord par-delà les terres grises du proche horizon, dans l’œil du vent froid, où le ciel était dur et clair.
« Que cherchez-vous, Éowyn ? » demanda Faramir.
« La Porte Noire n’est-elle pas là-bas ? dit-elle. Et ne doit-il pas y être, à présent ? Il y a sept jours qu’il est parti. »
« Sept jours, dit Faramir. Mais ne pensez aucun mal de moi, si je vous dis qu’ils m’ont apporté une joie et une douleur que je ne pensais jamais connaître. La joie de vous voir ; mais la douleur, car à présent, la peur et le doute de cette triste époque me sont d’autant plus noirs. Éowyn, je ne veux pas voir ce monde prendre fin, ni perdre si vite ce que j’ai trouvé. »
« Perdre ce que vous avez trouvé, seigneur ? » répondit-elle ; mais elle le regarda avec gravité, et ses yeux étaient bons. « Je ne sais ce que vous avez trouvé en ces circonstances que vous pourriez perdre. Mais allons, mon ami, n’en parlons pas ! Ne parlons pas du tout ! Je suis au bord d’un terrible précipice, et il n’y a que des ténèbres dans le gouffre à mes pieds, mais j’ignore si une lumière est derrière moi. Car je ne puis encore me tourner. J’attends quelque coup du destin. »
« Oui, nous attendons le coup du destin », répéta Faramir. Ils ne dirent plus rien ; et il leur sembla alors, comme ils se tenaient sur le rempart, que le vent tombait, que la lumière mourait, que le Soleil s’était voilé, et que tous les sons de la Cité et des terres alentour s’étaient tus : nul vent, nulle voix, ni chant d’oiseau ni bruissement de feuille, ni leur propre souffle ne s’entendaient plus ; même les battements de leur cœur étaient suspendus. Le temps s’arrêta.
Et comme ils se tenaient ainsi, leurs mains se rencontrèrent et se joignirent, bien qu’ils n’en eussent pas conscience. Et ils restèrent à attendre ils ne savaient quoi. Puis, très vite, il leur sembla qu’au-dessus des lointaines montagnes se levait une autre grande montagne d’obscurité, comme une immense vague prête à engloutir le monde, et qu’elle était striée d’éclairs ; puis une secousse parcourut la terre, et ils sentirent les murs de la Cité trembler sous leurs pieds. Un son semblable à un soupir monta de toutes les terres alentour ; et leur cœur se remit à battre tout à coup.
« Cela me rappelle Númenor », dit Faramir, et il fut surpris de s’entendre parler.
« Númenor ? » dit Éowyn.
« Oui, répondit Faramir, les terres de l’Occidentale qui se sont abîmées, et cette grande vague noire partout sur les prairies et les collines, ne cessant d’avancer, mer de ténèbres inéluctables. J’en rêve souvent. »
« Ainsi, vous croyez que les Ténèbres approchent ? dit Éowyn. Les Ténèbres Inéluctables ? » Et soudain, elle se serra contre lui.
« Non, dit Faramir, scrutant son visage. Ce n’était qu’une image de l’esprit. J’ignore ce qui se passe. La raison, qui ne doit rien au songe, me dit qu’un grand mal est survenu et que nous sommes à la fin des jours. Mais mon cœur dit non ; et tous mes membres se font légers, et un espoir et une joie me viennent que la raison ne saurait contester. Éowyn, Éowyn, Dame Blanche du Rohan, en cette heure je ne crois pas qu’aucunes ténèbres puissent demeurer ! » Et il se pencha pour lui baiser le front.
Et ils se tinrent ainsi sur les murs de la Cité du Gondor, et un grand vent se leva et souffla, et leurs chevelures soulevées, de jais et d’or, se mêlèrent dans la brise. Et l’Ombre s’en fut, et le Soleil fut dévoilé, et la lumière jaillit ; et les eaux de l’Anduin se muèrent en un reflet d’argent, et dans chaque maison de la Cité, les hommes chantèrent la joie qui sourdait en leur cœur sans qu’ils pussent en deviner la source.
Et avant que le Soleil eût beaucoup décliné du Zénith, arriva de l’Est un grand Aigle, et il portait des nouvelles inespérées au nom des Seigneurs de l’Est, criant :
Or chantez, gens de la Tour d’Anor,
car le Royaume de Sauron est fini pour toujours,
et la Tour Sombre est jetée bas.
Chantez et célébrez, gens de la Tour de Garde,
car votre guet n’a pas été vain,
et la Porte Noire est brisée,
et votre Roi est passé outre,
et il est victorieux.
Chantez et réjouissez-vous, enfants de l’Ouest,
car votre Roi rentrera au pays,
et il demeurera parmi vous
tous les jours de votre vie.
Et l’Arbre qui s’est desséché sera renouvelé,
et il le plantera en haut lieu,
et la Cité sera bénie.
Chantez, ô braves gens !
Et les gens chantèrent dans toutes les rues de la Cité.
Les jours qui suivirent furent dorés, et Printemps et Été se joignirent et célébrèrent de conserve dans les champs du Gondor. Et de rapides cavaliers partis de Cair Andros apportèrent des nouvelles de tout ce qui avait été accompli, et la Cité se prépara à la venue du Roi. Merry fut convoqué, et il chevaucha avec les voitures qui devaient apporter des ravitaillements à Osgiliath, et de là, par navire, à Cair Andros ; mais Faramir n’y alla point, car, à présent guéri, il endossa son autorité de même que la charge de l’Intendance, encore que ce fût seulement pour une brève période et qu’il eût pour devoir de paver la voie à son remplaçant.
Et Éowyn n’y alla point, bien que son frère lui eût mandé de venir au champ de Cormallen. Et Faramir s’en étonna ; mais il la voyait rarement, accaparé par toutes ses affaires, et elle, toujours aux Maisons de Guérison, se promenait seule dans le jardin, et son visage se fit de nouveau pâle, et il semblait que, dans toute la Cité, elle fût la seule à pâtir et à se chagriner. Et le Gardien des Maisons s’inquiéta de la voir ainsi, et il parla à Faramir.
Alors Faramir vint la trouver, et ils se tinrent de nouveau ensemble sur les murs, et Faramir lui dit : « Éowyn, pourquoi restez-vous ici, plutôt que de vous rendre aux réjouissances de Cormallen, par-delà Cair Andros, où vous attend votre frère ? »
Et elle demanda : « Ne le savez-vous pas ? »
Mais il répondit : « Il peut y avoir deux raisons, mais je ne saurais dire laquelle est la vraie. »
Et elle dit : « Je n’ai pas envie de jouer aux énigmes. Parlez plus clairement ! »
« Eh bien, puisque vous insistez, madame, reprit-il : vous n’y allez pas, parce que seul votre frère vous a appelé ; et de voir maintenant le seigneur Aragorn, héritier d’Elendil, dans son triomphe ne vous apporterait plus aucune joie. Ou bien parce que je n’y vais pas, et que vous souhaitez demeurer près de moi. Et peut-être pour ces deux raisons, entre lesquelles vous n’arrivez pas à décider. Est-ce que vous ne m’aimez pas, Éowyn, ou ne le voulez-vous pas ? »
« J’ai voulu être aimée par un autre, répondit-elle. Mais je ne désire la pitié d’aucun homme. »
« Je le sais bien, dit-il. Vous vouliez recevoir l’amour du seigneur Aragorn. Parce qu’il était noble et puissant, que vous souhaitiez gloire et renom, et vous élever au-dessus des turpitudes de ce bas monde. Et comme un grand capitaine au regard d’un jeune soldat, il vous paraissait admirable. Ce qu’il est – un seigneur parmi les hommes, le plus grand de notre époque. Mais comme il ne vous a montré que pitié et compréhension, vous avez choisi de tout refuser, sinon une mort courageuse, les armes à la main. Regardez-moi, Éowyn ! »
Et Éowyn le regarda et soutint longuement son regard, et Faramir dit : « Ne dédaignez pas la pitié d’un homme au cœur doux, Éowyn ! Mais je ne vous offre pas ma pitié. Car vous êtes une noble et vaillante dame, et vous vous êtes acquis une renommée qui ne sera pas oubliée ; et vous êtes pour moi une dame, plus belle qu’il ne peut se dire même dans les mots de la langue elfique. Et je vous aime. Il fut un temps où votre tristesse me faisait pitié. Mais à présent, seriez-vous libre de toute tristesse, de toute peur et de tout manque, seriez-vous l’heureuse reine du Gondor, que je vous aimerais tout de même. Ne m’aimez-vous pas, Éowyn ? »
Alors, quelque chose se retourna dans le cœur d’Éowyn, ou elle comprit enfin son sentiment. Et soudain, son hiver passa, et le soleil brilla sur sa joue.
« Je me tiens à Minas Anor, la Tour du Soleil, dit-elle ; et voilà que l’Ombre s’est retirée ! Je ne serai plus une fille guerrière, ni rivale des grands Cavaliers, ni soulevée par les seuls chants de tuerie. Je serai une guérisseuse, et j’aimerai toutes choses qui poussent et ne sont pas stériles. » Et son regard se reporta sur Faramir. « Je ne désire plus être reine », dit-elle.
Faramir rit alors, la joie au cœur. « J’aime autant cela, dit-il ; car je ne suis pas roi. Mais j’épouserai la Dame Blanche du Rohan, si telle est sa volonté. Et si elle le veut, nous traverserons le Fleuve et nous nous installerons en des jours plus heureux dans le bel Ithilien pour y faire un jardin. Toutes choses pousseront là-bas dans la joie, si la Dame Blanche accepte de venir. »
« Devrai-je donc quitter les miens, homme du Gondor ? répondit-elle. Et voulez-vous que vos fiers semblables disent de vous : “Voilà un seigneur qui a apprivoisé une farouche guerrière du Nord ! N’y avait-il aucune femme du sang de Númenor pour le satisfaire ?” »
« Oui, je le veux », dit Faramir. Et il la prit dans ses bras et l’embrassa sous le ciel ensoleillé, et il se moquait de ce qu’ils fussent sur les remparts à la vue de tous. Et nombreux furent ceux qui les virent, et qui virent la lumière qui les entourait comme ils descendaient des murs et rentraient main dans la main aux Maisons de Guérison.
Et Faramir dit au Gardien des Maisons : « Voici la dame Éowyn du Rohan, et maintenant, elle est guérie. »
Et le Gardien répondit : « Dans ce cas, je la libère de ma garde et lui fais mes adieux, et puisse-t-elle ne plus jamais souffrir aucune blessure ou maladie. Je la remets entre les mains de l’Intendant de la Cité, jusqu’à ce que son frère revienne auprès d’elle. »
Éowyn dit toutefois : « Mais voici, maintenant que j’ai la permission de partir, je préférerais rester. Car cette Maison est devenue pour moi, de toutes les demeures, la plus heureuse. » Et elle demeura là-bas jusqu’au retour du roi Éomer.
La Cité veilla alors à tous les préparatifs ; et il y eut un grand concours de gens, car la nouvelle s’était répandue dans toutes les régions du Gondor, du Min-Rimmon jusqu’à Pinnath Gelin et aux côtes lointaines de la mer ; et tous ceux qui pouvaient gagner la Cité se hâtèrent d’y venir. Et la Cité fut de nouveau remplie de femmes et de beaux enfants qui rentraient chez eux chargés de fleurs, et de Dol Amroth vinrent les harpistes les plus doués de tout le pays, et il y eut aussi des musiciens jouant sur des violes, sur des flûtes et sur des cors d’argent, et des chanteurs dont la voix claire faisait retentir les vaux du Lebennin.
Vint enfin un soir où l’on put voir du haut des murs les pavillons dressés dans le champ, et des lumières brûlèrent toute cette nuit-là tandis que les hommes guettaient l’aurore. Et quand le soleil se leva dans le clair matin au-dessus des montagnes de l’Est, où les ombres ne s’étendaient plus, toutes les cloches retentirent, et tous les étendards se déployèrent et flottèrent au vent ; et au sommet de la Tour Blanche de la citadelle, la bannière des Intendants, d’argent clair comme neige au soleil, sans meuble ni emblème, fut levée sur le Gondor pour la dernière fois.
Alors, les Capitaines de l’Ouest conduisirent leur armée vers la Cité, et on les vit avancer rang après rang, et luire et étinceler dans le soleil levant comme l’argent ondoyant des flots. Ainsi arrivant au Portail, ils s’arrêtèrent à un furlong de la muraille. Les portes n’avaient encore pu être reconstruites, mais une barrière avait été dressée à l’entrée de la Cité, et des hommes en armes se tenaient là dans leur costume argent et noir, portant de longues épées nues. Devant la barrière se tenait Faramir l’Intendant, Húrin le Gardien des Clefs et d’autres capitaines du Gondor, ainsi que la dame Éowyn du Rohan avec Elfhelm le Maréchal et de nombreux chevaliers de la Marche ; et de chaque côté de la Porte se pressait une belle et grande foule en habits colorés, portant des guirlandes de fleurs.
Un vaste espace se trouva alors formé devant les murs de Minas Tirith, bordé de tous côtés par les chevaliers et les soldats du Gondor et du Rohan, et par les gens de la Cité et de toutes les régions du pays. Tous firent silence, tandis que des rangs de l’armée s’avançaient les Dúnedain en gris et argent ; et à leur tête marchait lentement le seigneur Aragorn. Il portait un haubert noir et une ceinture d’argent, et avait revêtu une longue cape d’un blanc immaculé, fermée à la gorge par un grand joyau vert qui étincelait de loin ; mais sa tête était nue, hormis une étoile brillant à son front, retenue par un mince bandeau d’argent. À ses côtés venaient Éomer du Rohan et le prince Imrahil, et Gandalf tout de blanc vêtu, et quatre petits personnages que bien des hommes s’étonnèrent de voir.
« Non, cousine ! ce ne sont pas des garçons, dit Ioreth à sa parente d’Imloth Melui qui se tenait à côté d’elle. Ce sont des Periain, du lointain pays des Demi-Hommes, où ils sont des princes de grande renommée, à ce que j’entends. Je suis bien placée pour le savoir, puisque j’en ai eu un à soigner aux Maisons. Ils sont petits, mais vaillants. Peux-tu croire, cousine, que l’un d’eux a traversé le Pays Noir avec son écuyer pour seul compagnon, qu’il s’est battu en duel contre le Seigneur Sombre, avant d’incendier sa Tour ? C’est du moins ce qu’on raconte dans la Cité. C’est sûrement lui qui marche aux côtés de notre Pierre-elfe. Ils sont bons amis, à ce que j’ai entendu dire. Une vraie perle que ce Seigneur de la Pierre-elfe : un peu tranchant dans sa façon de parler, remarque, mais il a un cœur d’or, comme on dit ; et il possède les mains guérisseuses. “Les mains du roi sont celles d’un guérisseur”, que j’ai dit ; et c’est comme ça que tout a été découvert. Et Mithrandir, il m’a dit : “Ioreth, les hommes se rappelleront longtemps vos paroles”, et puis… »
Mais Ioreth ne put continuer d’instruire sa parente de la campagne, car une unique trompette sonna, appelant un silence complet. De la Porte s’avança alors Faramir avec Húrin des Clefs, et nuls autres, hors quatre hommes qui marchaient à leur suite et portaient l’armure et la haute coiffure de la Citadelle, ainsi qu’un grand coffret de lebethron noir cerclé d’argent.
Faramir rencontra Aragorn au milieu des gens assemblés là, et il ploya le genou et dit : « Le dernier Intendant du Gondor sollicite la permission d’abdiquer sa charge. » Et il tendit un bâton blanc ; mais Aragorn le prit et le lui redonna, disant : « Cette charge n’est pas expirée, et elle sera tienne et celle de tes héritiers tant que ma lignée durera. Remplis maintenant ton office ! »
Alors, Faramir se releva et parla d’une voix claire : « Hommes du Gondor, entendez maintenant l’Intendant du Royaume ! Voyez ! un homme est venu enfin revendiquer de nouveau la royauté. Voici Aragorn fils d’Arathorn, chef des Dúnedain de l’Arnor, Capitaine de l’Armée de l’Ouest, porteur de l’Étoile du Nord, manieur de l’Épée Reforgée, victorieux au combat, lui dont les mains apportent la guérison, la Pierre-elfe, Elessar de la lignée de Valandil, fils d’Isildur, fils d’Elendil de Númenor. Sera-t-il roi et entrera-t-il dans la Cité afin d’y demeurer ? »
Et toute l’armée et tous les gens du peuple crièrent oïl d’une seule voix.
Et Ioreth dit à sa parente : « C’est là seulement une cérémonie comme on en fait dans la Cité, cousine ; car il est déjà entré, comme je te disais tout à l’heure ; et il m’a dit… » Et elle fut de nouveau réduite au silence, car Faramir reprit la parole.
« Hommes du Gondor, les maîtres en tradition disent que selon la coutume d’antan le roi recevait la couronne des mains de son père avant la mort de celui-ci ; ou, si cela ne pouvait se faire, qu’il allait seul afin de la prendre dans le giron de son père gisant au tombeau. Mais puisqu’il nous faut aujourd’hui procéder autrement, usant du pouvoir de l’Intendant, j’ai fait porter ici de Rath Dínen la couronne d’Eärnur, le dernier roi, dont les jours prirent fin au temps de nos lointains ancêtres. »
Les gardes s’avancèrent alors, et Faramir ouvrit le coffret, dont il souleva une antique couronne. Elle était semblable au heaume des Gardes de la Citadelle, quoique plus altière, et entièrement blanche ; et les ailes de chaque côté étaient de perles et d’argent ouvrés à la ressemblance de celles d’un oiseau marin, car c’était là l’emblème des rois ayant traversé la Mer ; sept gemmes adamantines en décoraient le bandeau, et le sommet était serti d’un unique joyau dont l’éclat montait comme une flamme.
Aragorn prit alors la couronne, et il la souleva et dit :
Et Eärello Endorenna utúlien. Sinome maruvan ar Hildinyar tenn’ Ambar-metta !
Et ce sont ces mêmes mots qu’Elendil prononça quand il vint de la Mer sur les ailes du vent : « De la Grande Mer à la Terre du Milieu je suis venu. En ce lieu je resterai, et tous mes héritiers, jusqu’à la fin du monde. »
Puis, à la surprise de nombreux spectateurs, Aragorn ne posa pas la couronne sur sa tête mais la rendit à Faramir et dit : « C’est grâce au labeur et à l’héroïsme de nombreux autres que j’entre en possession de mon héritage. En gage de quoi, j’aimerais que le Porteur de l’Anneau m’apporte la couronne, pour laisser Mithrandir la poser sur ma tête, s’il le veut bien ; car il fut le moteur de tous nos accomplissements, et cette victoire est la sienne. »
Alors Frodo s’avança, et il prit la couronne des mains de Faramir et l’apporta à Gandalf ; et Aragorn s’agenouilla, et Gandalf le ceignit de la Couronne Blanche et dit :
« Les jours du Roi sont arrivés ; puissent-ils être bénis tant que les trônes des Valar dureront ! »
Mais quand Aragorn se releva, tous ceux qui le virent contemplèrent en silence ; car on eût dit qu’il leur était révélé pour la toute première fois. Grand comme jadis les rois d’outre-mer, il dominait au-dessus de la foule, vénérable, et pourtant dans la fleur de l’âge ; la sagesse était sur son front, la force et la guérison dans sa main, et une lumière l’entourait. Alors Faramir cria :
« Voici le Roi ! »
Et à ce moment, toutes les trompettes sonnèrent, et le roi Elessar s’avança à la barrière, et Húrin des Clefs la repoussa ; et au son de harpes et de violes et de flûtes, et parmi les chants de voix claires, le Roi passa dans les rues chargées de fleurs, et vint à la Citadelle et y entra ; et la bannière de l’Arbre Étoilé fut déployée au sommet de la plus haute tour, et ainsi commença le règne du roi Elessar que bien des chants ont célébré.
Et sous son règne, la Cité fut embellie à tel point qu’elle parut plus somptueuse que jamais, même au temps de sa gloire première ; et elle regorgeait d’arbres et de fontaines, et ses portes étaient de mithril et d’acier, et ses rues, pavées de marbre blanc ; et les Gens de la Montagne y travaillaient, et les Gens de la Forêt s’y rendaient avec plaisir ; et tout fut guéri et amendé, et ses maisons furent remplies d’hommes et de femmes et de rires d’enfants, et il n’y eut plus une fenêtre aveugle ni une cour vide ; et bien après que le Troisième Âge eut pris fin et que le nouvel âge du monde fut commencé, elle conserva la mémoire et la splendeur des années disparues.
Dans les jours qui suivirent son couronnement, le Roi prit place sur son trône de la Salle des Rois et prononça ses jugements. Et il vint des ambassades de divers pays et peuples, de l’Est et du Sud, et des lisières de Grand’Peur, et de Dunlande, à l’ouest. Et le roi amnistia les Orientais qui s’étaient rendus et les renvoya libres, et il fit la paix avec les peuples du Harad ; et il relâcha les esclaves du Mordor et leur donna toutes les terres autour du lac Núrnen comme territoire. Et un grand nombre de valeureux furent amenés devant lui pour recevoir ses éloges et la récompense de leur valeur ; et en tout dernier lieu, le Capitaine de la Garde amena Beregond devant lui afin qu’il soit jugé.
Et le Roi dit à Beregond : « Beregond, par votre épée, le sang fut versé au Sanctuaire, où cela est interdit. Vous avez de plus quitté votre poste sans l’autorisation de votre Seigneur ou Capitaine. Pour ces offenses, autrefois, la peine de mort était le châtiment. Je suis donc tenu de prononcer votre jugement.
« Votre peine sera entièrement remise, eu égard à votre valeur au combat, et à plus forte raison, parce que vous avez agi par amour pour le seigneur Faramir. Cependant, vous ne serez plus Garde de la Citadelle, et vous devrez partir de la Cité de Minas Tirith. »
Alors, le sang quitta alors le visage de Beregond ; il fut frappé au cœur, et sa tête se courba. Mais le Roi dit :
« Il le faudra bien, car vous êtes assigné à la Compagnie Blanche, la Garde de Faramir, Prince d’Ithilien, et vous en serez le capitaine et demeurerez à Emyn Arnen dans l’honneur et la paix, et au service de celui pour qui vous avez tout risqué, afin de le sauver de la mort. »
Alors Beregond, percevant la clémence et la justice du Roi, sourit, et il s’agenouilla pour lui baiser la main, et il partit dans la joie et le contentement. Et Aragorn donna l’Ithilien à Faramir en tant que principauté, et il le pria de demeurer dans les collines des Emyn Arnen en vue de la Cité.
« Car, dit-il, Minas Ithil dans le Val de Morgul sera entièrement détruite, et même si le lieu peut être assaini dans les temps à venir, nul homme n’y pourra demeurer avant de longues années encore. »
Et pour finir, Aragorn accueillit Éomer du Rohan, et ils s’étreignirent, et Aragorn dit : « Entre nous, il ne saurait être question de donner ou de prendre, ni de récompenser ; car nous sommes frères. Une heure favorable a vu Eorl descendre du Nord, et il n’y eut jamais d’alliance plus heureuse entre deux peuples, où l’un n’a jamais failli à l’autre, et jamais ne faudra. Maintenant, comme vous le savez, nous avons enseveli Théoden le Renommé dans un tombeau du Sanctuaire, et il y demeurera pour toujours parmi les Rois du Gondor, si tel est votre désir. Ou, si vous le souhaitez, nous viendrons au Rohan et l’y transporterons afin qu’il repose parmi les siens. »
Et Éomer répondit : « Je vous ai aimé depuis le jour où je vous ai vu surgir de l’herbe verte des coteaux, et cet amour ne fera jamais défaut. Mais à présent, je dois partir et séjourner un temps dans mon propre royaume, où il y a beaucoup à soigner et à remettre en ordre. Quant au Roi tombé, lorsque tout sera prêt, nous reviendrons pour lui ; mais qu’il repose ici encore un peu. »
Et Éowyn dit à Faramir : « Je dois maintenant rentrer et contempler de nouveau mon propre pays, et assister mon frère dans sa tâche ; mais quand celui que j’ai longtemps aimé comme un père sera enfin porté en terre, je reviendrai. »
Ainsi passèrent ces jours heureux ; et au huitième jour de mai, les Cavaliers du Rohan apprêtèrent leurs chevaux et s’engagèrent sur le Chemin du Nord, accompagnés des fils d’Elrond. Et tout le long de la route, de la Porte de la Cité aux murs du Pelennor, la chaussée était bordée de gens venus leur faire honneur et chanter leurs louanges. Puis tous ceux qui vivaient au loin rentrèrent chez eux dans l’allégresse ; pendant que, dans la Cité, de nombreuses mains volontaires s’employaient à reconstruire, à renouveler et à effacer toutes les cicatrices de la guerre et le souvenir de l’obscurité.
Les hobbits demeurèrent à Minas Tirith, en compagnie de Legolas et de Gimli ; car Aragorn se refusait à ce que la fraternité fût dissoute. « Il vient un temps où de telles choses doivent prendre fin, dit-il, mais je voudrais que vous patientiez encore un moment : car l’œuvre à laquelle vous avez pris part n’est pas encore arrivée à terme. Toutes les années de ma maturité, je n’ai cessé d’attendre le jour qui aujourd’hui approche ; et quand il viendra, j’aimerais voir mes amis à mes côtés. » Mais concernant le jour à venir, il ne voulut rien ajouter.
Entre-temps, les Compagnons de l’Anneau vécurent ensemble dans une belle maison qu’ils partageaient avec Gandalf, allant et venant à leur gré. Et Frodo dit à Gandalf : « Savez-vous quel est ce jour dont Aragorn nous a parlé ? Car nous sommes heureux ici, et je ne souhaite pas m’en aller ; mais les jours passent, et Bilbo attend ; et le Comté est mon pays. »
« Pour ce qui est de Bilbo, répondit Gandalf, lui aussi attend ce même jour, et il sait ce qui vous retient. Quant au passage des jours, nous ne sommes encore qu’en mai, et le plein été se fait toujours attendre ; et bien que toutes choses paraissent différentes, comme si un âge du monde avait passé, il n’en reste pas moins qu’au regard des arbres et de l’herbe, il y a moins d’un an que vous êtes parti. »
« Pippin, dit Frodo, j’ai cru t’entendre dire que Gandalf n’était plus aussi fermé qu’autrefois ? Il devait être fatigué de ses labeurs, alors. J’ai l’impression qu’il est en voie de se remettre. »
Et Gandalf dit : « Bien des gens voudraient savoir d’avance ce qui sera servi à table ; mais ceux qui ont préparé le festin conservent jalousement leur secret ; car l’étonnement multiplie les louanges. Et Aragorn lui-même attend un signe. »
Un jour arriva où Gandalf fut introuvable, et les Compagnons se demandèrent ce qui allait se passer. Mais Gandalf avait quitté la Cité de nuit, emmenant Aragorn ; et il le conduisit sur les contreforts au sud du mont Mindolluin, où ils trouvèrent un sentier des siècles passés que peu de gens osaient désormais emprunter. Car il grimpait dans la montagne vers un haut lieu sacré que seuls les rois avaient eu coutume de fréquenter. Et ils montèrent par des voies escarpées jusqu’à une haute plateforme sous le manteau de neige des pics altiers, et elle regardait du haut de l’escarpement auquel la Cité était adossée. Et de cet endroit, ils embrassèrent tout le pays du regard, car le matin était venu ; et ils virent les tours de la Cité loin au-dessous d’eux comme des pinceaux illuminés par le soleil, et toute la Vallée de l’Anduin était comme un jardin, et une brume dorée s’étendait comme un voile sur les Montagnes de l’Ombre. D’un côté, la vue portait jusqu’à la ligne grisâtre des Emyn Muil, et le reflet du Rauros était comme une étoile scintillant au loin ; et de l’autre, ils pouvaient voir le Fleuve déroulé comme un ruban jusqu’à Pelargir, et une lumière se dessinait au-delà sur la frange du ciel, évoquant la Mer.
Et Gandalf dit : « Voici ton royaume, et le cœur du royaume plus grand encore à venir. Le Troisième Âge du monde a pris fin et le nouveau est commencé ; et il t’appartient d’ordonner son commencement et de préserver ce qui peut l’être. Car bien des choses ont été sauvées, mais beaucoup d’autres doivent maintenant disparaître ; et le pouvoir des Trois Anneaux a pris fin également. Et toutes les terres qui s’offrent à ta vue, et celles qui les entourent, seront le domaine des Hommes. Car voici venir le temps de la Domination des Hommes, et ceux du Peuple Aîné s’évanouiront, ou bien partiront. »
« Je le sais bien, mon cher ami, dit Aragorn ; mais je voudrais pouvoir encore bénéficier de vos conseils. »
« Plus pour longtemps, dit Gandalf. Le Troisième Âge était le mien. J’étais l’Ennemi de Sauron ; et mon œuvre est terminée. Je partirai bientôt. Le fardeau doit maintenant reposer sur toi et tes semblables. »
« Mais un jour, je vais mourir, dit Aragorn. Car je suis un homme mortel, et pour être ce que je suis, et de la race de l’Ouest sans métissage, la vie me restera beaucoup plus longtemps qu’à d’autres hommes, mais ce ne sera qu’un court moment ; et quand ceux qui sont à présent dans le sein des femmes auront vu le jour et se feront vieux, je serai vieux moi aussi. Et qui gouvernera alors le Gondor et ceux qui regardent cette Cité comme leur reine, si mon désir n’est pas exaucé ? L’Arbre dans la Cour de la Fontaine est toujours desséché et stérile. Quand verrai-je un signe qu’il en sera jamais autrement ? »
« Détourne-toi du monde de verdure, et regarde où tout paraît stérile et froid ! »
Sur ce, Aragorn se retourna, et il vit une pente rocailleuse descendant des lisières de la neige ; et en y regardant, il remarqua que seule au milieu du désert se dressait une pousse. Il grimpa jusqu’à l’endroit, et vit qu’au tout début de la congère avait surgi un jeune arbre haut de trois pieds au plus. Il avait déjà produit de longues feuilles aux contours harmonieux, sombres sur le dessus et argentées en dessous, et sa cime élancée portait déjà une petite couronne de fleurs dont les pétales blancs rutilaient comme la neige au soleil.
Alors, Aragorn s’écria : « Yé ! utúvienyes ! Je l’ai trouvé ! Oui ! voici un rejeton de l’Aîné des Arbres ! Mais comment est-il venu ici ? Car lui-même n’a pas encore sept ans. »
Et Gandalf accourant le regarda, et dit : « Voilà bien un rejeton de la lignée de Nimloth le beau, lequel fut un semis de Galathilion, lui-même un fruit de Telperion aux maints noms, l’Aîné des Arbres. Qui saurait dire comment il est venu ici à l’heure voulue ? Mais ceci est un antique lieu sacré, et avant que les rois s’éteignent ou que l’Arbre de la cour se dessèche, un fruit a dû être laissé ici. Car il est dit que, bien que le fruit de l’Arbre parvienne rarement à maturité, la vie qu’il porte en lui peut alors rester en dormance pendant maintes longues années, et nul ne saurait prédire le jour de sa résurrection. Souviens-toi de cela. Car si jamais un fruit mûrit, il doit être planté, de crainte que la lignée ne s’éteigne. Il est resté caché ici sur la montagne, alors même que la race d’Elendil gisait cachée dans les déserts du Nord. Mais la lignée de Nimloth est beaucoup plus ancienne que la tienne, roi Elessar. »
Alors, Aragorn posa doucement la main sur le jeune arbre, et voici ! il ne semblait que légèrement implanté et s’arracha sans souffrir aucun mal ; et Aragorn l’apporta dans la Citadelle. Puis l’on déracina l’arbre desséché, mais avec respect ; et il ne fut pas brûlé, mais laissé au repos dans le silence de Rath Dínen. Et Aragorn planta le nouvel arbre dans la cour près de la fontaine, et il se mit à croître avec élan et vitalité ; et quand vint le mois de juin, ses branches étaient chargées de fleurs.
« Le signe a été donné, dit Aragorn, et le jour est proche. » Et il posta des sentinelles sur les murs.
Au jour d’avant la Mi-Été, des messagers venus d’Amon Dîn parurent dans la Cité, disant qu’une chevauchée de belles gens du Nord avait été aperçue, et qu’elle se dirigeait vers les murs du Pelennor. Et le roi dit : « Enfin, les voici. Que toute la Cité soit prête ! »
Ainsi, à la Veille de la Mi-Été, quand le ciel prit un bleu de saphir, que les premières étoiles s’ouvrirent dans l’Est, tandis que l’Ouest était d’or encore, et l’air frais et odorant, les cavaliers descendirent le Chemin du Nord jusqu’aux portes de Minas Tirith. Vinrent d’abord Elrohir et Elladan avec une bannière argentée, puis Glorfindel et Erestor et toute la maison de Fendeval, et après eux vinrent la dame Galadriel et Celeborn, Seigneur de Lothlórien, sur des coursiers blancs, et une suite de belles gens de leur pays, aux capes grises et aux cheveux parés de gemmes blanches ; et pour finir vint maître Elrond, puissant parmi les Elfes et les Hommes, portant le sceptre d’Annúminas, et à son côté sur un palefroi gris venait Arwen, sa fille, Étoile du Soir de son peuple.
Et Frodo la voyant approcher, brillante dans le soir, étoiles au front et un doux parfum autour d’elle, fut pris d’un grand émerveillement, et il dit à Gandalf : « Enfin, je comprends pourquoi nous attendions ! Nous sommes à l’aboutissement. À partir d’aujourd’hui, non seulement le jour sera aimé de tous, mais la nuit aussi sera belle et bienheureuse, et toutes les peurs en disparaîtront ! »
Alors le Roi accueillit ses invités, et ils mirent pied à terre ; et Elrond rendit le sceptre, et il plaça la main de sa fille dans celle du Roi, et ensemble ils montèrent à la Haute Cité, et toutes les étoiles fleurirent dans le ciel. Et Aragorn, le roi Elessar, épousa Arwen Undómiel dans la Cité des Rois au jour de la Mi-Été, et l’histoire de leurs labeurs et de leur longue attente fut à son achèvement.