Comme d’habitude, dès qu’elle avait trouvé une place assise, Olivia Grant ouvrait un livre de poche. C’est ainsi que débutait son trajet quotidien entre Market et son lieu de travail, près d’Union Square.
Mais aujourd’hui toute concentration s’avérait impossible.
Le jeune couple de l’autre côté de l’allée captait toute son attention. La petite trentaine. Un bébé heureux de vivre sanglé sur la poitrine du père. Des parents visiblement très fatigués mais qui irradiaient d’une joie absolue. L’attachement à leur enfant. De l’amour à l’état pur.
L’émotion qui submergea Olivia réveilla chez elle des angoisses qui la taraudaient depuis des mois. Des années. Elle ne connaîtrait jamais ce que vivait cette femme de l’autre côté de l’allée. Olivia était seule. Terriblement seule.
Au bord des larmes, la réalité des choses la fit cligner des yeux alors qu’elle essayait de retourner se réfugier dans la fiction. En vain.
Ma fille, il est grand temps de regarder la réalité en face.
Tu te plains de n’avoir personne dans ta vie, mais tu ne fais rien pour que ça change, tu te cramponnes à ces chimères de collégienne selon lesquelles un être parfait va surgir dans ton monde pour t’en délivrer. Ce rêve, depuis combien d’années le fais-tu ?
Elle allait bientôt célébrer ses trente-cinq ans. Puis viendraient les trente-six. La quarantaine se profilait à l’horizon. Les anniversaires devenaient flous, accélérant son statut de vieille fille entre deux âges. Ce n’était pas la vie qu’elle avait prévue. Au collège, Olivia se disait que ce serait bon d’avoir un mari, de beaux enfants et un intérieur impeccable.
Les garçons ne s’étaient pas bousculés pour l’approcher. Terriblement timide, elle craignait d’être rejetée. Elle avait eu quelques rendez-vous galants. Idem à l’université. Elle avait cru y rencontrer son futur compagnon, mais ça ne s’était pas passé comme ça. Les sorties s’étaient raréfiées. Pour subvenir à ses besoins, Olivia avait trouvé un emploi à temps partiel dans une boutique de cadeaux du centre-ville, chez Caselli’s Gift Shop, sans imaginer une seule seconde qu’elle y serait encore quinze ans plus tard.
C’est bien triste. Arrête avec ça, Olivia. Tu te fais juste un peu de souci à l’approche des trente-cinq ans parce que tu es encore célibataire. Ne dramatise pas. C’est pas la mer à boire. Chacun chemine à son allure. De plus, demain sera un autre jour et l’espoir fait vivre.
Olivia s’en voulut. On aurait dit une de ces cartes de vœux qu’on vendait au magasin. Elle caressa son minuscule pendentif doré en forme de cœur. Elle se l’était offert pour ses trente-deux ans, pour adoucir sa dernière rupture amoureuse.
C’était un avocat qui venait de temps en temps à la boutique. Un jour, il l’avait invitée à sortir. C’était un type gentil. Il lui avait acheté un œillet blanc, l’avait emmenée souper et ils s’étaient promenés sur les quais de Marina Green. Mais Olivia, nerveuse, avait à peine prononcé un mot. À la fin de la soirée, il l’avait remerciée et embrassée sur la joue. Elle ne l’avait plus jamais revu. Elle avait rangé l’œillet entre les pages d’un roman d’amour relié qu’elle gardait sur une étagère de sa chambre. Parfois, la nuit, elle le regardait, caressait ses pétales morts et desséchés ainsi que la joue où l’avocat l’avait embrassée.
Il y avait trois ans de cela.
Olivia descendit à Union Square et emprunta son trajet habituel. Elle passerait par la boutique de robes de mariées et sa vitrine enchanteresse de mannequins parés des plus jolies robes. À coup sûr, cela raviverait chez elle le sentiment que le rêve peut devenir réalité. Et que peut-être, peut-être seulement, comme on pouvait le lire sur la devanture, elle trouverait l’âme sœur et le bonheur Forever & Ever.
Le hurlement d’une sirène fut le premier signe annonciateur qu’il se passait quelque chose. Elle vit les éclairs rouges des gyrophares, les véhicules de police, les équipes de journalistes des chaînes de télé et une immense bâche qui masquait la vitrine. Des walkies-talkies crachotaient, les policiers canalisaient le flot d’employés afin qu’ils contournent la scène.
Une voix d’homme cria :
— Hé ! officier, paraît qu’une femme s’est fait tuer ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Circulez, s’il vous plaît. Circulez.
Tuer ? Olivia jeta un regard inquiet en direction du magasin. Une femme ? Assassinée chez Forever & Ever ? Une main ferme toucha l’épaule d’Olivia.
— Je vous en prie, mademoiselle, circulez.
Olivia pressa le pas pour se rendre chez Caselli, une minuscule boutique prise en sandwich entre un grand café et un imposant magasin de Maiden Lane.
Ses clés cliquetèrent quand elle déverrouilla la serrure. Les cloches situées derrière le vasistas au-dessus de la porte continuèrent à résonner fort et clair pendant tout le temps qu’Olivia gagna l’arrière-boutique, neutralisa l’alarme, mit son lunch dans le petit frigo, suspendit sa veste et commença à effectuer ses tâches matinales.
Elle prépara la caisse enregistreuse, vérifia les machines à cartes de débit et de crédit, les messages téléphoniques, les courriels, le télécopieur, l’ordinateur et le site de commandes en ligne.
Avant de disparaître, monsieur Caselli avait mis au point un service en ligne automatisé, qui permettait de livrer rapidement petits cadeaux, fleurs et cartes pour les clients débordés du centre-ville qui risquaient d’oublier des occasions importantes. Ce service en ligne et les clients qui venaient flâner pendant leur heure de lunch suffisaient à faire tourner la boutique. Le magasin offrait une vaste gamme de cartes de vœux : faire-part, anniversaires de naissance, graduations, fêtes, mariages, commémorations, réunions, pardons, amitié, félicitations, sans oublier la Saint-Valentin, la fête des Mères, celle des Pères et bien d’autres.
Au fil des années, Olivia avait aidé des clients à se constituer des repères temporels au sein de leur propre vie. Il était amusant de constater que, dans la région que d’aucuns considéraient comme la capitale planétaire du cyberespace, nombreux étaient ceux qui continuaient à envoyer des cartes de vœux traditionnelles.
Le rush de l’heure du midi commençait à se calmer quand les cloches de l’entrée tintèrent et qu’une femme, forte et âgée, les cheveux blancs ramassés en un chignon serré sur le dessus de la tête, entra d’un pas hésitant. C’était madame Caselli, soixante et onze ans. Comme d’habitude, elle venait remplacer Olivia pendant son heure de lunch.
— Comment ça va aujourd’hui ?
Bien que débarquée en Amérique à l’adolescence, madame Caselli ne s’était jamais totalement départie de son accent.
Olivia consulta la liste sur l’ordinateur du magasin.
— Bien occupée. Trente-deux commandes honorées.
Madame Caselli porta une main à son visage et regarda dehors.
— Vous ne trouvez pas ça horrible, ce qui s’est passé au magasin de robes de mariées ? À la télé, aux nouvelles, ils ont dit qu’une femme avait été assassinée.
— Oui, c’est affreux. Les clients en parlent.
— Un acte aussi horrible dans ma jolie ville. Je vais aller dire une prière.
— Ne vous tracassez pas.
— Mais vous n’avez donc pas peur, Olivia ? C’est arrivé si près.
— Sans doute. Je ne sais pas. Un tas de choses m’effraient. J’aimerais en savoir davantage sur la victime, sur les circonstances.
— Peut-être devriez-vous fermer plus tôt aujourd’hui. Je serais plus tranquille. Une heure plus tôt ; c’est moi qui vous le demande.
— C’est d’accord. Mais ne vous inquiétez pas.
Olivia tapota la main de madame Caselli, en termina avec l’ordinateur et se prépara.
La vieille femme sourit en remarquant la manière dont était habillée Olivia : une jupe droite de gabardine couleur crème, un haut de laine bleu marine imprimé avec des motifs alambiqués et un col rond.
— Jolis vêtements. C’est nouveau ?
— J’ai trouvé ça en solde ce week-end chez J. C. Penney, répondit Olivia qui prit son lunch et sa veste dans l’arrière-boutique et ajouta : Je serai de retour dans une heure.
Elle prit la direction d’Union Square, regrettant que la vieille femme, comme elle en avait l’habitude, ne lui ait pas demandé, sur le ton de la plaisanterie, si elle avait rendez-vous avec quelqu’un pour déjeuner. Depuis la mort de son mari, madame Caselli se souciait moins de la vie privée d’Olivia. À l’inverse de sa femme, monsieur Caselli s’était montré plus direct. Il avait plissé le coin de ses grands yeux quand il s’était étonné d’apprendre qu’Olivia n’avait pas de petit ami.
« La vie est trop courte pour manger un sandwich dans un sac en papier avec les petits oiseaux pour seule compagnie. Une jolie fille comme vous devrait mordre la vie à pleines dents. Ne soyez pas aussi timide. N’ayez pas peur d’un ou deux chagrins d’amour. C’est toujours mieux d’avoir aimé et d’avoir rompu… » Il avait souri sous sa grosse moustache blanche. Deux jours plus tard, il avait été victime d’un grave infarctus.
Monsieur Caselli avait raison. Olivia ne mordait pas la vie à pleines dents. Elle l’observait à bonne distance, là où rien ne pouvait l’atteindre.
Pourquoi souffrait-elle ?
Combien de fois en fin de journée avait-elle remarqué des femmes les bras chargés de fleurs ou fait le total d’un panier de chez Caselli contenant une carte qu’elle avait choisie, un cadeau qu’elle avait suggéré et enveloppé ? Elle regardait ces femmes pressées de rentrer chez elle retrouver leurs enfants, leur mari, leur petit ami ou leur partenaire de vie, pour aller souper, aller au cinéma ou simplement discuter.
Chaque jour Olivia aidait des inconnus à trouver le geste le plus judicieux pour des moments importants de leur vie, mais elle demeurait incapable de se prendre en main. Elle avait dévoré d’innombrables livres et articles consacrés à l’horloge biologique, au fait qu’on peut se passer d’un homme pour se définir et réussir, elle avait étudié les conseils pour surmonter les facteurs de blocage qui l’empêchaient de sortir avec un garçon, à savoir les deux jumelles de malédiction que sont la timidité et une piètre estime de soi. Elle était allée dans une agence de rencontres, mais avait rebroussé chemin.
Un jour, elle s’était rendue chez l’esthéticienne. En fait, c’était un homme, un gai, qui avait étudié son mètre soixante-cinq, ses cinquante-cinq kilos, puis son visage, avant de lâcher : « Mais regarde-toi. Pommettes saillantes, élégance naturelle, allure classique, yeux noisette. Tu as tout de la vraie briseuse de cœurs pour hétéros, ma chérie. Contente-toi de sourire davantage et de dégager ces cheveux qui te cachent les yeux. » Rentrée chez elle, Olivia s’était regardée dans le miroir. C’est qui, ça ? Elle avait froncé les sourcils avant de frotter pour ôter le maquillage et laissé à nouveau retomber ses cheveux auburn qui lui arrivaient aux épaules. Ils étaient son paravent. Derrière, elle était en sécurité.
Olivia prit place sur un banc d’Union Square, mangea son sandwich salade aux œufs, tantôt lisant son roman tantôt admirant la colonne corinthienne épargnée par le tremblement de terre de 1906. Il y avait longtemps, une collégienne solitaire, d’une timidité pathologique, s’était présentée chez Caselli. Une éternité plus tard, elle y était toujours, plus âgée et plus seule.
Était-ce tout ce qu’elle connaîtrait au cours de sa vie ? C’était quoi le problème ?
La fraîcheur de la brise balaya son visage et détourna ses pensées vers la boutique de robes de mariées et la morte. Assassinée. N’était-ce pas étrange ? Cette femme était-elle morte à l’endroit même où elle était venue pour décider du reste de sa vie ?