Au milieu de l’après-midi, Sydowski et Turgeon étaient encore à Forever & Ever. Entre-temps, les techniciens de scènes de crime et les photographes étaient arrivés. Tout en discutant à voix basse, ils avaient cherché, trouvé et collecté des indices. À l’exception du bruit de fond en provenance de la rue et de la sonnerie du téléphone du magasin, auquel personne ne répondait, ils travaillèrent quasiment en silence.
Il y avait partout de la poudre graphite argentée destinée à relever les empreintes digitales, par plaques sur les portes, les fenêtres, les cabines d’essayage, la pièce où l’on prenait le café, le lavabo, la salle de bain, les murs, le téléphone, la caisse enregistreuse, l’ordinateur, l’équipement de bureau, les interrupteurs électriques. On aurait juré que des gamins pleins de boue s’étaient livrés à un saccage en règle de la boutique.
Puis, Julius Seaver, le légiste du bureau des enquêteurs, débarqua. Grand type mince aux cheveux roux quasiment rasés, il portait un costume sombre, une étoile de la ville et un badge à son nom fixé sur la poitrine. S’il ne souriait jamais, Seaver jouissait d’une excellente réputation quant à son travail sur une scène de crime. Sydowski le briefa et le légiste se mit à l’œuvre. Il se félicita que quelqu’un ait eu l’idée de cacher la scène aux yeux des badauds. À la suite de ses premières constatations, Seaver recommanda à Sydowski de chercher, en guise d’arme du crime, un couteau, des ciseaux, un scalpel ou tout autre instrument doté d’une lame.
On ne trouva rien d’intéressant, à l’exception d’une chaussure. Elle n’appartenait à personne en relation avec la boutique. C’était un pied gauche pour femme, un modèle oxford de chaussure de sport en polyester. Doublure en coton et semelle de caoutchouc. Taille six. Qui correspondait à celle de la victime. Elle avait été peu portée. Les lacets étaient défaits. Elle gisait à l’extérieur de la troisième cabine d’essayage. On nota sa position, on la photographia et on la filma. Avant de l’enfermer dans un sac. Le labo l’étudierait afin de trouver des indices. Tout laissait penser que cette chaussure appartenait à la victime.
Qui était cette femme ? Pourquoi elle ? Pourquoi ici ? Pourquoi cette robe ? Pourquoi la commande la plus chère ? Parce que c’était la bonne taille ? Pourquoi cette robe-là ? Pourquoi celle commandée par Carruthers ? Turgeon avait joint Maggie Carruthers au téléphone. Elle était vivante. Bel et bien vivante.
— En effet, inspectrice, c’est dramatique, mais moi, qu’est-ce que je vais devenir ? Dites à Veronica qu’elle a intérêt à me procurer une nouvelle robe, sinon je la traîne en justice.
Plus tôt, le lieutenant Gonzales avait envoyé des renforts pour passer la zone au peigne fin. Occupé toute la journée au tribunal, il s’en échappait de temps en temps pour se tenir au courant de l’affaire, qu’une station de radio de la baie de San Francisco avait baptisé « Le tueur de la mariée ».
Sydowski et Turgeon fouillèrent la boutique à diverses reprises. Sous-sol, rez-de-chaussée, bureau, atelier de confection, pièces réservées au stockage, grenier et toit. Ils avaient demandé qu’on fouille les conteneurs à ordures et les poubelles du quartier afin de trouver une arme, les vêtements de la victime ou toute autre chose qui aurait pu y être jetée.
On bloqua l’accès à la ruelle en arrière. Un agent de la circulation y avait stationné la Caprice de Turgeon, et c’est là que Sydowski s’était installé afin d’être tranquille pour relire ses notes. À ce stade de l’enquête, ils n’avaient rien. Pas de portefeuille, pas d’identité de la victime, pas d’arme, pas de vêtements, pas de traces de violence, ni argent ni marchandise n’avaient été dérobés. Rien.
Clarice Hay, responsable de la boutique en soirée, était partie à vingt heures. Veronica Chan avait terminé la robe une heure plus tard et branché l’alarme avant de s’en aller. Le premier policier alerté par le bijoutier à la retraite et son épouse avait prévenu Zegler de la découverte du corps.
Chan jura à Sydowski avoir armé le système d’alarme. Zegler confirma qu’elle avait dû le débrancher à son arrivée. On n’avait noté aucune trace d’effraction. Personne n’avait divulgué le code à quiconque à l’extérieur. Alors ? Comment était-on entré ? Les caméras de sécurité qui fonctionnaient en boucle n’avaient rien enregistré de particulier. C’était bizarre. Les enquêteurs ne disposaient d’aucun élément.
Comment s’y est-il pris pour qu’elle enfile sans violence la robe qui se trouvait ici à l’étalage ? L’a-t-il droguée ? Comment l’a-t-il décidée ? Était-ce un jeu à connotation sexuelle ? L’accomplissement d’un fantasme ? L’a-t-il menacée avec une arme ? Avait-il de l’autorité sur elle ? Ou l’inverse ? Était-elle du genre qui n’a pas froid aux yeux ? Le connaissait-elle ? A-t-il agi par jalousie ? Était-il envieux ? Est-ce une vengeance ? Et ces traces de blessures autour du cœur ? L’un des deux souffrait-il d’un chagrin d’amour ? Et le visage ? Mon Dieu, son visage. Peut-être avait-il peur. Peut-être s’est-il imaginé qu’elle le trompait. Lui a-t-elle menti au point qu’il perde la tête ? L’avait-elle laissé tomber ? humilié ? quitté juste avant le mariage ? A-t-il voulu lui rendre la monnaie de sa pièce ? Alors il a mis son cadavre dans cette position pour que tout le monde soit au courant. Avant de la défigurer au sens propre.
Après avoir passé les commerces du quartier au peigne fin, Barney Tighe vint frapper à la fenêtre de la portière de Sydowski.
— Toujours rien, Walt. J’ai regardé les enregistrements vidéo de l’avant et de l’arrière. Ça n’a rien donné. J’ai réveillé quelques veilleurs de nuit des immeubles à bureaux. Rien non plus.
— On va organiser des patrouilles dans le quartier, parler aux gars de service la nuit dernière et contacter les compagnies privées, la routine quoi.
— C’est vraiment pas beau à voir ?
— Non.
— Tu penses qu’il l’a transportée ici déjà morte ou tuée sur place ?
— Pour le moment j’évite de penser. Avant d’en avoir terminé et d’emmener le corps, Seaver va me faire parvenir des indications par un gars de l’équipe du coroner. Ça ne devrait plus tarder maintenant, expliqua-t-il en consultant sa montre.
Tighe hocha la tête.
— Dis-moi, Barn, te souviens-tu de Reggie ?
— De Reggie Pope ? Bien sûr. Qu’est-ce qu’il devient ?
— Il traîne en ville. Te rappelles-tu ce qui est arrivé à son partenaire ?
— Tu veux parler de cette lavette de Ben Wyatt ?
— Ouais. Maintenant je me souviens de lui. Qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Il a traversé une période difficile. Il a pris un congé pour dépression, puis on l’a baladé ici et là. À Taraval, à Ingleside. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Parce que je suis tombé sur Reggie ce matin. Ça m’a fait repenser à leur histoire.
— Que devient Reggie ?
— Je sais pas. On s’est à peine parlé.
Turgeon sortit de la boutique et dit :
— Seaver a terminé.
Elle et Sydowski retrouvèrent le légiste à l’arrière du magasin, en présence de l’enquêteur chargé des relevés d’empreintes qui jouait du pinceau.
— On va prendre ses empreintes digitales et dentaires, ça va aider pour l’identification, soupira Seaver en reprenant ses notes. Tout ça reste à confirmer, inspecteur, mais je dirais que la mort remonte à six ou huit heures.
— La cause ?
— Vraisemblablement due à de multiples coups de couteau. Au moins une quarantaine, presque tous au cœur. Tous profonds. C’est délirant. Une agression démentielle.
— A-t-elle été violée ?
— Apparemment pas.
— Et le lieu du crime ?
— Elle est vraisemblablement morte ici. Dans la vitrine.
Turgeon était perplexe.
— Mais comment a-t-il pu la faire entrer dans la robe sans qu’il y ait de signes de violence ou de traces de sang ?
— C’est une supposition, répondit Seaver, mais on dirait que le ou les assassins avaient préparé le crime. Comme si c’était très organisé. Comme un rituel. Un rituel qui aurait une signification.
Sydowski prenait des notes.
— Et en ce qui concerne son visage ?
— On dirait qu’il l’a emporté avec lui.
— Doux Jésus ! s’exclama Turgeon en secouant la tête.
— Mais pourquoi ? interrogea Sydowski alors que son cellulaire se mettait à sonner.
C’était son lieutenant.
— Y a du nouveau, Walt ?
— Seulement la désagréable impression que les choses empirent.
— Les commerçants voudraient qu’on rouvre la rue.
— Qu’ils soient bénis pour leur compassion.
— Quelle est ta version des faits à ce point de l’enquête ?
— Il l’amène ici, la fait entrer dans une robe trouvée sur place, puis il la tue. À coups de couteau. Et il l’expose.
— Vous avez le nom de la victime ?
— On y travaille.
— Et pour la suite ?
— On ne va pas tarder à rentrer au commissariat. On va interroger le personnel de la boutique, voir si les gens se souviennent de quelque chose d’inhabituel. On va étudier les listes de clients et celle du personnel. Les croiser avec nos archives, histoire de voir si un nom ne sort pas du lot. Pour n’importe quelle sorte de motif : arrestation, menaces ou agression. C’est un début. Jusqu’à temps qu’on ait un nom. Ou que la chance nous sourie.
— Walt, j’ai envie de mettre une petite équipe sur cette affaire. C’est ton enquête, mais j’ai le feu vert pour étoffer l’équipe de quelques inspecteurs des affaires courantes. Ils pourraient aider à ce que tu veux. J’ai programmé une réunion pour faire le point demain matin.
— Très bien. J’ai beaucoup d’autres domaines à vérifier.
— Ton intuition te dit quoi, Walt ?
— Que ce matin, Leo, j’aurais dû demander mon omelette sans les oignons.
Sydowski croqua une pastille de Tums tout en observant les robes blanches, qui lui rappelèrent sa femme, les mariages de leurs filles et le bon vieux temps.
— Et plus sérieusement, Walt ?
Sydowski vit les adjoints du coroner enfermer le cadavre avec précaution dans un sac mortuaire.
— Je crois que celui qui a fait le coup ne va pas s’arrêter en si bon chemin.