L’article de Reed s’étalait à la une sur six colonnes entre la bannière du San Francisco Star et une grande photo couleurs de la bâche recouvrant le cadavre dans la vitrine de Forever & Ever. Un autre cliché montrait un mannequin portant une robe de mariée signée Veronica Chan, extrait d’un article que le Star avait précédemment publié sur Forever.
Reed repoussa son bol de céréales. Comparer son travail avec celui de ses concurrents lui donnait des nausées. Le Chronicle venait littéralement de l’écraser en publiant un portrait couleurs d’Iris May Wood, dont certaines sources confirmaient qu’il s’agissait de la victime retrouvée dans la boutique de robes de mariées d’Union Square. Dans son article, Reed n’avait pas réussi à identifier la victime.
Il alluma la télé posée sur le nouveau comptoir de cuisine et zappa d’une chaîne à l’autre pour regarder les bulletins d’informations. Tous citaient le Chronicle et montraient brièvement le portrait d’Iris Wood. Reed avait été battu. Pourquoi n’avait-il pas fait confiance à son intuition ? Tard, la veille au soir, il avait été mis sur une piste et avait reçu un tuyau disant que la victime travaillait dans une compagnie d’assurances du centre-ville. C’était l’heure de tombée du journal et il n’avait pu contacter personne pour obtenir confirmation. Alors, de qui le Chronicle l’avait-il obtenue, cette confirmation ? Reed dévora l’article de son concurrent. Qui précisait que Wood avait travaillé à l’American Eagle Federated Insurance. Reed avait oublié de donner suite à la découverte de la voiture abandonnée, de vérifier les autocollants du concessionnaire, ceux d’appartenance à un club ou à une association ou encore la vignette du stationnement réservé aux employés. Ne jamais négliger les étiquettes.
— Fuck ! fit Reed en tapant du plat de la main sur la table du déjeuner.
Ça tombait mal.
— Tom, qu’est-ce qui se passe ? demanda Ann depuis la salle de bain où elle avait passé presque toute la matinée avec Zach, qui était à nouveau souffrant.
— Rien.
Tom entendit Ann faire couler l’eau de la douche. Dans quelques instants elle sortirait de la salle de bain et il ne couperait pas à l’interrogatoire.
La veille au soir, après avoir rédigé son article au journal, il était passé récupérer Zach à Berkeley. Quand Ann était rentrée de Los Angeles, plus tard dans la nuit, Tom et Zach dormaient déjà.
Zach s’était réveillé tôt et avait encore une fois vomi. Ann était allée le voir. Il n’avait pas l’air si mal en point. Reed avait fini par quitter son lit et couru à la porte chercher les journaux. À présent, il les lisait assis dans la cuisine tout en gardant un œil sur la télé qui diffusait ses nouvelles. Le conseil de Sydowski lui revint en mémoire. Cramponne-toi à cette histoire.
Il avait conscience qu’on lui ferait payer le fait de ne pas avoir su identifier Iris Wood. Mais autre chose de bien plus symptomatique émergea. Reed avait le sentiment que ce meurtre n’était rien d’autre qu’une péripétie avant qu’on passe à quelque chose d’énorme et de terrible. Il aurait presque pu le sentir. Mais tout cela n’avait aucun rapport avec sa femme qui se tenait face à lui, en camisole de soie, les mains sur les hanches, son superbe regard débordant de colère justifiée.
— Tom, quand avais-tu l’intention de me dire que tu as emmené Zachary chez le médecin ?
— J’allais t’en parler ce matin. Bonjour, ma chérie. Alors, Los Angeles, c’était comment ?
Ann sortit un pamplemousse et un kiwi du frigo. Claqua la porte. Se versa du café. Resta debout au comptoir, l’œil rivé à la télé qui diffusait les nouvelles avec le son coupé. Ann secoua la tête tout en tranchant le pamplemousse.
— Récapitulons pour voir si j’ai bien tout compris, dit-elle en pointant son couteau dégoulinant de jus en direction de Tom. Zach est malade. Tu l’emmènes chez le médecin. Peux-tu m’expliquer cette histoire de lait ?
— J’ai acheté du lait, hier, et je l’ai bu.
— Tu t’es débarrassé de Zach chez ma mère de manière à pouvoir aller travailler alors que c’était ton jour de congé. C’est bien ça ?
— La docteure a dit qu’il allait bien, mais elle aimerait que Zach consulte un spécialiste des allergies. J’ai été appelé sur une affaire et ta mère était toute contente d’avoir Zach pour la journée. Arrête, Ann, de me juger comme si je l’avais vendu à des dealers de crack.
— Je me fais du souci pour sa santé. Il souffre de quelque chose et tu sembles n’y attacher aucune importance.
— Je l’ai emmené d’urgence chez le médecin. La docteure a dit qu’il allait bien, et il allait bien. Appelle ta mère. Demande-lui. Dès qu’on a quitté la maison, il semblait avoir retrouvé la forme.
— Et quand doit-il voir un spécialiste ?
— Je sais pas trop. Je crois que la docteure Cranson voudrait que tu l’appelles.
— Crenshaw. La docteure Crenshaw, dit Ann en creusant profondément dans son fruit. Ne devais-tu pas être en congé hier ? Même que c’est pour ça que j’en ai profité pour aller à L.A. ?
— Brader m’a appelé. Il a exigé que je vienne. Sinon j’étais viré.
Ann mordit dans son fruit.
— Qu’attends-tu pour démissionner, Tom, et te mettre à l’écriture de romans ? On aura assez de quoi vivre avec les magasins.
— Je sais pas.
— Mais si tu sais. Tu ferais mieux d’admettre que tu es accro à ton boulot. C’est devenu une drogue. Tu ne te rends pas compte que ça passe avant tout le reste. Et ça a toujours été comme ça.
— Hé, t’en fais pas, chérie. Je connais l’ordre de mes priorités, dit Tom en levant sa tasse pour boire une gorgée de café.
Une languette de papier bleu était collée sous sa tasse.
— C’est quoi ce truc-là ? demanda Ann qui décolla le bout de papier d’un coup sec. Mais c’est l’heure de rendez-vous de Zach chez le spécialiste ! Et c’est ce matin !
Aucun des parents n’avait remarqué la présence de Zach, en espadrilles, t-shirt délavé des Forty-Niners sur le dos, mains dans les poches de ses chinos blancs. Un peu pâle, les cheveux en bataille, il paraissait néanmoins en forme. Il regardait le bulletin de nouvelles à la télé depuis l’autre bord du comptoir.
— Je peux aller à l’école aujourd’hui, maman ?
Ann fixait le bout de papier, puis elle regarda sa montre, en évaluant le temps qu’il lui fallait.
— Comment ça va, mon ami ? demanda Tom à son fils.
— Bien. J’ai très faim, répondit Zach qui montra l’écran. Dis, pa, c’est pas la femme qui a été assassinée à la boutique de mariées ?
Ann regarda tantôt Zach, tantôt Tom.
— Mais comment il sait ça ?
Elle éteignit la télé, arracha le Chronicle des mains de Tom et alla directement à l’article.
— Ils en ont parlé à la radio quand j’étais dans le taxi hier soir. C’est horrible.
Elle aperçut le Star et le titre de l’article de son mari.
— C’est pour couvrir cette affaire qu’on t’a rappelé ?
— Tu aurais vu ça, maman, la dame était mutilée, ou je sais pas quoi. Papa t’a pas raconté ? Il a parlé au gars qui l’a trouvée.
— Tom, tu peux me dire pourquoi Zach sait tout ça ?
— Eh bien, vois-tu, Ann…
— Pa m’a emmené où ça s’est passé. C’était super.
— Tu as emmené ton fils sur une scène de crime ? sur la scène de ce crime-là ? s’insurgea Ann en jetant le Chronicle à la face de Tom.
— Ben… c’était sur le chemin pour aller à Berkeley…
Le téléphone se mit à sonner. Zach décrocha.
— Mais comment as-tu pu faire une chose pareille ? interrogea Ann en continuant à lui jeter les journaux à la figure. Après tout ce qu’il a vécu. Après ce que nous avons vécu !
— Ann, c’était pas comme…
— Pa, c’est pour toi.
— Tom, je n’arrive pas à le croire. Allez, viens, Zach. Faut qu’on y aille.
— Papa. Téléphone.
Reed prit le combiné.
— C’est Brader. Bouge-toi le cul, j’ai besoin de toi à la salle de rédaction. Maintenant !
Reed marmonna.
— Qu’est-ce qu’il y a, Reed ? Tu démissionnes ?
— Je viens de te répondre que j’arrivais, Clyde, arrête de faire dans tes culottes.
À la une froissée du journal, Iris Wood fixait Reed du regard.
Cramponne-toi à l’affaire.
L’immeuble du San Francisco Star se trouvait au centre-ville, en bordure du quartier des affaires. Reed sortit de l’ascenseur et entra dans la salle de rédaction, persuadé qu’il serait viré avant d’avoir atteint son bureau.
De nombreux journalistes et éditeurs de la partie métropolitaine du journal s’installaient dans leur cubicule ou travaillaient à leur ordinateur. Trilles des téléphones, cliquetis des claviers, discussions, scanners radio au son coupé, télés suspendues au-dessus des têtes et branchées sur des chaînes d’infos, odeur de café. Si le bureau aux parois vitrées de Brader était vide, sur sa table de travail les mâchoires de sa mallette bâillaient.
Il ne devait pas être loin.
Reed se débarrassa de son veston, le suspendit au crochet de son espace de travail et desserra sa cravate. Son regard balaya le chaos de la veille qui régnait sur son bureau ; on aurait juré une usine de recyclage de papier après un bombardement. Sur son téléphone, le voyant rouge de la messagerie clignotait. Son ordinateur lui apprit qu’il avait reçu une vingtaine de nouveaux courriels. Reed retira ses lunettes et se passa une main sur le visage. Le téléphone sonna, Tom décrocha.
— Amène-toi ! dit Brader.
Les unes du Chronicle et du Star étaient étalées sur le bureau de Brader.
— Ça confirme ce que je savais de toi, Reed. Ta réputation est surfaite.
Pas le moindre cheveu argenté et ondulé ne dépassait de l’impressionnante coupe de Brader. Sa cravate de soie pourpre était remarquablement nouée et les manches de sa chemise couleur crème remontées avec une précision toute chirurgicale.
— Reed, le San Francisco Star est un pourvoyeur de nouvelles, et tu es en train de lui faire perdre sa raison d’être. C’était ça, c’est toujours ça, le fait divers du moment. À cause de toi, on est passés à côté.
— Bon sang, Clyde, si tu pensais que c’était si important, pourquoi n’as-tu mis qu’un seul journaliste sur l’affaire ? Mais tu n’y es naturellement pour rien, puisque tu es la personne payée pour prendre ce genre de décision. Comme de m’appeler chez moi alors que je suis en congé et de me menacer de me virer.
Brader envahit la bulle de confort personnel de Reed.
— Ferme-la et écoute-moi.
— Aurais-tu pris une nouvelle décision ?
— Je te donne une chance pour que la paternité de cette affaire revienne au Star et que tu conserves ton poste. Une dernière chance, Reed.
— C'est-à-dire ?
— Je veux que tu te consacres entièrement à cette affaire et que tu nous dises qui était Iris Wood. Écris-nous un article de fond, avec des révélations exclusives. Exclusives. Raconte à cette ville qui était cette femme, quel était son quotidien et comment elle a fini habillée en mariée et amochée à coups de couteau dans la vitrine d’une boutique de San Francisco. Je veux de la poésie morbide, Reed. Six feuillets d’exclusivité pour le week-end. Si tu échoues, t’es viré. Maintenant, disparais.
Reed se laissa choir devant son écran d’ordinateur, commença à ouvrir ses courriels et à en envoyer la majorité à la poubelle. Un cliquetis de bracelets lui signala la présence de Molly Wilson dans le cubicule voisin.
— Reed ?
— Laisse-moi un message.
Wilson se leva, passa son sac à main par-dessus son épaule et prit son collègue par le bras.
— Allez viens, prends tes affaires. Je t’invite. On va aller boire un café de l’autre côté de la rue.
Dans le cœur de la plupart des flics de la baie de San Francisco, la journaliste Molly Wilson occupait la place de favorite. Capable de mieux écrire, de mieux relater, de mieux boire que la plupart de ses collègues, au FBI on l’avait surnommée « Beaux Yeux ». Depuis que sa présence avait momentanément distrait un tireur d’élite au cours d’une prise d’otage, le commandant des opérations tactiques du service de police de San Francisco avait demandé au grand patron qu’on s’arrange pour que Molly devienne invisible pendant les opérations à risques.
Au café, Molly raconta à Tom ce qui s’était passé au sujet de l’affaire.
— Quand l’affaire a éclaté, j’ai voulu me rendre sur place, mais Brader m’en a empêchée. Il a dit que tu avais appelé pour dire que tu te trouvais sur place par hasard. On a pensé que tu contrôlais la situation.
Reed secoua la tête quand sa collègue lui relata comment, ce matin-là, l’un des principaux éditeurs du journal avait passé un savon à Brader au motif qu’il n’avait pas envoyé assez de monde couvrir l’affaire de la boutique de mariées.
— J’ai surpris leur conversation ce matin près des archives. Brader a dit qu’il était temps de t’éjecter de la rédaction métropolitaine du journal. Violet lui a répondu de la fermer et a exigé de savoir qui avait appelé pour ne pas envoyer de renforts couvrir l’affaire. C’est elle, Tom, qui voulait que tu sois sur le coup.
— Ça explique pourquoi Brader m’a ménagé. Je pensais qu’il allait me mettre au placard. Et j’ai trouvé qu’il parlait comme Violet quand il m’a dit de faire dans la « poésie morbide ».
Reed avala une gorgée de café et demanda :
— Et toi, où en es-tu ?
— Je travaille aussi sur l’affaire.
— Super, comme ça on va pouvoir enquêter sur davantage de choses. Il serait temps que j’aille me renseigner sur Iris.
On aurait dit qu’une question primordiale se cachait au fond de la tasse de Molly et que cette dernière attendait qu’elle fasse surface.
— Tom, Brader et toi, ça remonte à l’époque où vous travailliez à l’AP. C’est quel genre de gars ?
— Pourquoi demandes-tu ça ?
— J’en ai encore soufflé mot à personne. Promets-moi que ça va rester entre nous.
— Tu as ma parole.
— Tu te souviens du party de départ de Zeke Canter ?
— Bien sûr. Qu’est-ce qu’on avait bu ! Tout le monde s’était étonné de la présence de Brader, qui n’arrêtait pas de fureter ici et là.
— Brader est toujours marié, n’est-ce pas ?
— Oui. Il a des enfants, tout le kit.
— Eh bien, ce soir-là, il n’a pas arrêté de me draguer et il n’était pas si soûl que ça. Je crois pas qu’il avait bu. À un moment donné, il m’a prise à l’écart et m’a conseillé de rester dans son sillage parce que dans moins d’un an il aurait pris la place de Violet.
— Ce type est une sangsue, Molly. Benson était un pigeon, mais ce gars-là, c’est le prince des ténèbres. Froid, calculateur, manipulateur…
Le cellulaire de Reed sonna.
— Ouais ?
— C’est toi le Tom Reed qui a signé l’article d’aujourd’hui sur la femme assassinée ?
— Oui. Qui est à l’appareil, je vous prie ?
— C’est pas important pour le moment. Négocies-tu les tuyaux et protèges-tu tes sources ?
— Je suis connu pour ça.
Puis Tom n’entendit plus rien.
— Allô ?
Silence. Il haussa les sourcils en regardant Wilson, puis il raccrocha.
— Étonnant coup de fil.
— C’était à quel sujet ?
— Nos sources et l’affaire.
Le cellulaire de Tom sonna à nouveau. C’était le même correspondant.
— Vous pouvez me dire à quoi vous jouez ?
— J’ai dû changer de cellulaire, Reed. Faut que je me protège.
— Vous protéger de quoi ?
— De la vérité.
— De quelle vérité ?
— Je sais qui est l’assassin.