Dans le centre-ville, en sortant du parking du Star au volant de sa Taurus, Reed se dit que prendre Geary et ensuite Divisadero constituerait le meilleur itinéraire pour se rendre à son rendez-vous secret avec cette source anonyme qui lui avait promis le nom de l’assassin d’Iris Wood.
Son correspondant n’avait livré aucun détail. Il voulait rencontrer Reed dans l’heure qui venait, sur un banc bien particulier au coin nord-est du parc Golden Gate, près de l’hôpital.
N’ayant rien d’autre à se mettre sous la dent, Reed s’était dit qu’il irait. Il baissa les vitres des portières avant de la Ford, ouvrit la radio à sa station rock préférée, juste à temps pour entendre les premières mesures de Layla. Il monta le volume.
Son correspondant avait tout du cinglé qui a vu trop de mauvais films de gangsters. Il allait soit réclamer de l’argent ou une faveur, soit demander que le Star publie son manifeste de mille mots sur l’univers parallèle. Reed secoua la tête. Il en avait tant vu.
En arrivant sur les lieux, sa principale préoccupation n’était pas sa rencontre avec l’inconnu mais où stationner son auto. C’était impossible de se garer en ville et il récolterait à coup sûr une contravention s’il laissait sa Ford sur une place réservée.
Tant pis ! Reed pressa le pas vers le parc, un journal roulé à la main, comme son correspondant l’avait exigé.
Il trouva le banc et décida sans tarder que monsieur X disposait de vingt-deux minutes pour montrer le bout de son nez. Reed aurait déjà dû être en train de traquer Sydowski. Tout ce qu’il allait gagner dans cette histoire, ce serait un ticket.
Reed s’intéressa à son environnement immédiat. Deux ou trois néo-hippies du Haight qui grattaient la guitare, une mère avec un bébé dans sa poussette. Rien. Comme il s’ennuyait, il déplia les journaux, le Chronicle et le Star, pour à nouveau étudier les reportages sur Iris Wood.
Il sentit une ombre fondre sur lui.
— C’est toi, Tom Reed, le gars du journal ?
Reed reconnut la voix de l’inconnu, qui à présent se tenait devant lui. Un type mince, dans la deuxième moitié de la vingtaine. Qui mesurait environ un mètre soixante-quinze pour moins de soixante-cinq kilos. Blanc, le crâne rasé, barbichette. Jean noir. T-shirt noir. Le client potentiel pour pénitencier fédéral. Il portait un tatouage en forme de toile d’araignée sur l’avant-bras droit. Un clou en guise de piercing dans le lobe gauche. Yeux gris. Il avait le nez qui coulait. Cocaïnomane.
— Ouais, je suis Tom Reed.
Tom présenta sa carte de presse et une carte professionnelle.
— Je veux pas de magnétophone. Alors faut que je te fouille.
Reed se leva et demanda :
— C’est quoi ton nom ?
— Slim. Appelle-moi Slim.
— Écoute-moi, Slim. Tu n’as pas à me fouiller. Je n’ai pas d’enregistreur. Tu m’as fait venir. Alors dis-moi ce que tu as à me dire, parce que je suis très occupé.
— OK, dit Slim qui se frotta le menton et renifla tout en regardant autour de lui et en se passant la langue sur les lèvres. T’as de bons contacts dans la police du quartier qui est près de Stern Grove ?
Reed hocha la tête. C’était l’endroit où l’on avait retrouvé la voiture d’Iris Wood.
— Écoute-moi bien, j’ai rien à voir avec ce qui est arrivé à cette femme.
— Calme-toi.
— Je suis dans le trouble. Je sais plus quoi faire. Vraiment. Ils vont me faire porter le chapeau.
— Va moins vite. Qui va te faire porter quel chapeau ? Viens t’asseoir près de moi, Slim.
Slim pêcha des allumettes et un paquet de Camel dans sa poche, en alluma une et tira fortement dessus avant de prendre place à côté du journaliste.
— Je suis en liberté conditionnelle, OK ? Le programme me convient pas. Tu sais, j’ai une sale habitude. J’étais au sud de Grove. Je « visitais » des maisons dans ce coin-là parce qu’on m’avait donné un tuyau comme quoi des gens devaient partir en vacances, tu me suis ?
Reed acquiesça.
— Alors j’y suis allé, mais comme je suis soumis à un couvre-feu, j’y suis allé de bonne heure.
Reed commença à assembler les morceaux de l’histoire de Slim.
— Pour moi, c’était une soirée idéale, avec un épais brouillard, et le quartier était tranquille. J’ai pris les bijoux, qui valaient peut-être trois ou quatre mille dollars à la revente. Je suis ressorti sans problème, mais c’est en arrivant dans la rue que j’ai eu la trouille de ma vie, révéla Slim en tirant sur sa cigarette. J’allais partir quand j’ai vu une voiture de flic banalisée mettre son gyrophare rouge juste devant moi. Fuck ! J’ai cru que j’étais cuit. Mais le gars a stoppé. Et il a arrêté une voiture.
Slim froissa les journaux de Reed quand il les tapota de sa main qui tenait la cigarette.
— C’était sa voiture. À elle. Le flic a arrêté sa Ford Focus.
— Qu’as-tu fait ?
— Je suis revenu sur mes pas, tranquillement, je me suis caché derrière un arbre. J’ai tout vu. Il faisait sombre, il y avait des ombres, mais j’ai entendu leurs voix. Le flic l’a arrêtée et a commencé à lui coller un ticket. Puis il l’a frappée, ou quelque chose dans le genre, et il est parti avec elle.
— Mais pourquoi n’as-tu pas appelé la police ?
— Une seconde, j’y viens, répondit-il en tirant sur sa cigarette. J’ai pas compris ce qui venait d’arriver. Je me suis dit, OK, le flic a arrêté cette femme, elle s’est sentie mal, ou elle s’est évanouie ou je sais pas quoi, alors il l’a emmenée à l’hôpital. C’est après que j’ai entendu les nouvelles. Que j’ai lu les journaux. C’est là que j’ai commencé à comprendre.
— Es-tu certain que c’était un flic ?
— J’ai fait de la prison…
— As-tu noté le numéro de la voiture ?
— Non.
— C’était quoi comme modèle ?
— Une grosse conduite intérieure banalisée. Une Ford ou une Chevrolet.
— Mais tu n’en es pas sûr. C’était quoi ? Une Crown Vic, une Impala, une Caprice ?
— Non.
— À quoi ressemblaient les phares de la calandre et le gyrophare ? C’était une lumière stroboscopique ou intermittente ? Tu ne te souviens pas ?
— Tout ce que je peux dire, c’est que c’était une voiture banalisée.
— Tu crois donc que, d’une façon ou d’une autre, on va te mettre l’affaire sur le dos ?
Slim jeta son mégot et répondit :
— Si le flic qui l’a tuée apprend que j’étais en train de voler des bijoux au moment où je l’ai vu, je suis un homme mort. Je suis peut-être un voleur mais pas un assassin. Ils vont me faire porter le chapeau. Ils en sont capables. Quand j’étais en taule, j’en ai entendu des histoires.
— Calme-toi. Qu’attends-tu de moi ? Si ton info est vraie, je veux la divulguer. Et qui dit que la police n’est pas déjà au courant ?
— C’est exactement ça qu’il faut que tu trouves. Ma protection, c’est toi. Je dois y aller maintenant.
— Comment pourrai-je te contacter ?
— C’est moi qui t’appellerai.
Slim tourna les talons.
— Attends, l’interpella Reed. Qu’est-ce qui me prouve que c’est pas toi qui l’as tuée ?
Mais Slim avait déjà disparu.
Tout comme les autres personnes qui s’étaient trouvées là.
Reed resta assis un moment pour essayer de digérer ce qu’on venait de lui raconter. Il était abasourdi. Un flic. À moins que le tueur ne soit Slim lui-même. Le journaliste se leva et s’en retourna à sa voiture garée à une rue de distance, satisfait d’avoir prévenu le service photo du Star avant de venir à son rendez-vous.
Il gagna un Burger King distant d’une demi-douzaine de rues, car c’est là qu’il devait retrouver Henry Cain, un photographe de presse. Pendant que Reed discutait avec son informateur, à une cinquantaine de mètres de là, armé d’un appareil photo équipé d’un téléobjectif (le même qu’il utilisait pour les parties des Forty-Niners), Cain avait pris des clichés des deux hommes. Entre deux bouchées de son Whopper, Cain montra le résultat à Reed sur l’écran de son Nikon numérique. Toute une série de clichés où l’on reconnaissait nettement l’informateur.
Photo après photo.