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Quand Wyatt en but une gorgée, qu’il eut de la difficulté à avaler, le café ondula à la surface.

Depuis combien de temps n’avait-il plus travaillé à l’extérieur ? Alors qu’il faisait le pied de grue à l’arrière de Forever & Ever, la nervosité le gagna quand il prit conscience du poids de son arme dans son holster d’épaule et de tout ce que cela représentait pour sa vie en miettes.

Wyatt avala une nouvelle gorgée de café. Bien qu’il fût à cran, il devait le faire. Il n’y avait pas d’échappatoire possible. À tout moment il pouvait à nouveau être contraint de dégainer et de prendre une décision pouvant entraîner la mort d’un tiers.

Pourvu que ça n’arrive pas.

Il avait déjà payé un énorme tribut. Il était devenu un paria. Méprisé de tous. On espérait le voir trébucher. Ce qui le tuait à petit feu. Il maîtrisait la colère qui bouillonnait en lui en se disant que cette enquête représentait son ultime espoir, la dernière chance de refaire surface. De prouver qu’il était un flic digne de confiance. La moindre erreur lui serait fatale, parce qu’il ne lui restait plus rien à perdre. Le destin le tenait à la gorge. Il froissa le gobelet de carton et le balança à la poubelle.

Toujours pas de Veronica Chan en vue.

Wyatt fit un signe de tête au policier en uniforme posté à l’arrière de la boutique et entra pour y jeter un œil en attendant Veronica. La mission qu’avait daigné lui confier Sydowski n’était qu’un hochet. Wyatt avait pour consigne de visionner les bandes vidéo des caméras de sécurité de la boutique, qui ne montraient rien, au dire de Sydowski, et les techniciens de scènes de crime les avaient déjà regardées une douzaine de fois avant Wyatt. Ensuite, on lui avait demandé de trouver une explication au dysfonctionnement apparent des caméras et de récupérer les bandes vidéo des magasins voisins, au cas où l’une de leurs caméras aurait enregistré quelque chose.

Wyatt, comme tous les détectives enquêtant sur l’affaire, savait pertinemment que tout ce travail avait déjà été effectué. Il se dit que c’était un moyen de le marginaliser et de s’assurer qu’il énerverait les gens en posant des questions auxquelles ils avaient déjà répondu.

Il était donc là, à regarder les mannequins en robes de mariées, sa vie ne tenant plus qu’à un fil, plus seul que jamais, rien ni personne ne l’attendant chez lui, à l’exception d’une boîte de fèves au lard dans un frigo vide. Et dire que c’était un jour faste…

— Inspecteur Wyatt, n’est-ce pas ?

Il se retourna et se retrouva face à une superbe femme vêtue d’un ensemble sur mesure. Perfection des traits. Début trentaine. Cheveux mi-longs, coiffés à la Cléopâtre, entourant un visage de marbre.

— Oui, répondit-il en tendant la main.

La femme la lui serra. Sa main était petite, aussi chaude que son visage.

— Je suis Veronica Chan. On a déjà fait tout ça avec vos collègues, et franchement je ne goûte guère les répétitions de la police.

Wyatt hocha la tête et sortit son calepin.

— Je sais. Je vais essayer d’être bref et concis.

Le regard de la femme tomba sur la bâche intérieure qui masquait la vitrine.

— On est obligés de faire ça ici ? Ça me gêne, c’est si près de l’endroit où on l’a trouvée, se justifia-t-elle en entraînant Wyatt vers le bureau.

Elle se laissa choir dans un fauteuil et ajouta :

— Mon associée, Julie, est en arrêt de maladie. Elle m’a dit qu’elle ne remettrait jamais plus les pieds ici. Nos employés ont été traumatisés. L’une d’elles a démissionné. Des commandes ont été annulées. La famille Carruthers menace de nous poursuivre en cour. J’arrive à l’instant de chez notre avocate. Qui n’est pas certaine que notre assurance nous couvre. Alors qui vais-je poursuivre en justice ?

— J’en sais rien, m’dame, répondit Wyatt en lui tendant un mouchoir en papier.

Chan se tapota les yeux et reprit ses esprits.

— Au téléphone, vous m’avez dit que vous souhaitiez en savoir plus sur notre système de sécurité ?

— Je vous écoute.

— Nous interdisons aux clients de photographier nos robes. Les caméras sont là pour leur rappeler que nous ne plaisantons pas.

— Dans le but de protéger vos modèles ?

— Exactement. Sinon vous prenez une photo et un ami confectionne une copie bon marché, ce qui constitue presque une infraction.

— Vous pouvez me montrer les commandes et l’écran de contrôle ?

Chan l’entraîna vers une pièce située à l’arrière tout en lui expliquant qu’il existait quatre caméras, dont une équipée d’un fish-eye à l’entrée de service.

Manipulant le dispositif doté d’un écran de télévision et d’un enregistreur qui ressemblait à un magnétoscope de haute technologie, Wyatt balaya tous les angles de vue.

— Et vous dites que c’est enregistré en boucle à faible vitesse sur une bande qui dure soixante-douze heures, c’est bien ça ? Ce qui signifie que les quatre caméras ne s’arrêtent jamais ?

Chan acquiesça.

Wyatt ouvrit son dossier sur le rapport rédigé par les techniciens de scènes de crime. Le dispositif était géré par Digicamwatch. La compagnie attribuait la panne à de la présence de poussière sur les têtes d’enregistrement, mais poursuivait l’enquête de manière plus approfondie. Wyatt jeta un œil au rapport et, d’une pichenette sur le numéro enregistré dans son cellulaire, il appela qui de droit chez Digicamwatch.

— DCW, Tony Dekka, j’écoute.

Wyatt eut l’impression d’avoir affaire à une douzaine de personnes au bout du fil.

— Tony, je suis Ben Wyatt, du service de police de San Francisco. C’est bien vous qu’il faut contacter au sujet du système de surveillance de la boutique de mariées d’Union Square ?

— Oui, monsieur. Content que vous appeliez.

Wyatt coinça son cellulaire entre son oreille et son épaule pour pouvoir décrocher l’appareil de surveillance du mur.

— Pourquoi me dites-vous ça ?

— Parce que, de notre côté, nous avons effectué de nouvelles vérifications et que j’ai du neuf.

Wyatt regarda le faisceau de câbles et de fils qui partaient de l’appareil de contrôle du dispositif.

— Allô ?

— Continuez, je vous écoute.

— Il semblerait qu’il y ait eu un léger bogue dans l’alimentation électrique du quartier et nous pensons que ça pourrait bien être la cause du dysfonctionnement. Un certain nombre d’autres clients du quartier en ont également été victimes.

De visu, Wyatt vérifia où étaient connectés chaque fil et chaque câble. Caméra un, caméra deux, caméra trois, quatre, câble d’alimentation, alarme…

— Dites-moi, Tony, y a-t-il un système auxiliaire ? Chaque système en a un, parce que la première chose que font les malfaiteurs, c’est de couper l’alimentation électrique.

— Il y en a un. Vous êtes près de l’appareil, monsieur ?

— Oui.

Avec son doigt, Wyatt tapota une petite boîte noire à l’arrière de l’appareil.

— À l’arrière il y a une alimentation auxiliaire. Ce sont de minuscules batteries au cadmium qui prennent le relais en cas de défaillance.

— Et vous me dites qu’il y a eu défaillance, n’est-ce pas ? Comment expliquez-vous que le dispositif n’ait enregistré aucune activité dans la boutique, alors que visiblement il s’y passait des choses ?

— Malheureusement, monsieur, quand il y a eu ce bogue d’alimentation générale, il a fallu deux secondes pour que le système auxiliaire prenne le relais.

— Je comprends, répondit Wyatt qui se dit qu’on n’avait pas affaire à de la technologie de pointe tout en continuant l’inventaire du câblage.

— Eh bien, il semblerait que…

— Que quoi, Tony ?

— Nos conseillers juridiques viennent tout juste de nous apprendre que nous sommes censés leur soumettre la chose.

— Tony, voulez-vous faire face à une accusation d’entrave à la justice ?

Il y eut un long et pesant moment de silence ; puis Tony murmura :

— Je leur ai dit que vous alliez le découvrir vous-même. Monsieur, nous pensons que le système auxiliaire ne s’est pas mis en marche.

Wyatt feuilleta le rapport des techniciens de scènes de crime. Ils avaient déjà procédé à la vérification du système auxiliaire et conclu à son bon fonctionnement.

— Ça pourrait devenir un problème, en conclut Wyatt à l’instant où l’aspect d’un câble le chicotait alors que le rapport n’en disait rien.

Le câble reliait le dispositif de sécurité à la ligne téléphonique de la boutique.

— Dites-moi, Tony, le système installé ici est-il piloté de chez vous par ordinateur par la ligne téléphonique ?

— Bien sûr. Tous nos systèmes le sont. Mais ils sont sûrs à cent pour cent. Aucune personne extérieure à chez nous ne peut pénétrer le système.

Les muscles des mâchoires de Wyatt se tendirent.

— Tony, avez-vous un exemplaire du Chronicle d’aujourd’hui à portée de main ?

Wyatt entendit marmonner au bout du fil.

— J’en ai un.

— À la une je voudrais que vous regardiez Iris Wood droit dans les yeux et que vous répétiez à haute voix ce que vous venez de me dire, à savoir qu’aucune personne extérieure à votre compagnie ne peut pénétrer votre système. Vous avez bien compris ? Vous fixez son portrait et vous répétez vos propos.