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À Santa Ana, au sud de Los Angeles, en lisière du vieux Civic Center Barrio, Maggie Nox finissait de balayer une salle communautaire.

Ses pas résonnèrent quand elle éteignit les lumières l’une après l’autre, à l’exception du spot situé au-dessus du piano droit, un vieux Baldwin au bois couleur noyer et exagérément travaillé.

Maggie prit place sur le banc et commença à jouer une gentille ballade dont les accords se perdirent dans l’obscurité de la bâtisse inoccupée. En tant que bénévole, Maggie venait deux fois par semaine faire le ménage de cette salle communautaire qui servait pour des réunions et à l’occasion pour des réceptions de mariage. Jouer du piano après le travail constituait sa récompense personnelle. Au point que c’était devenu un petit plaisir de sa vie.

Ce soir-là, alors qu’elle jouait, Maggie se demanda si elle aurait le courage de changer de cap. Depuis environ un an, elle pesait le pour et le contre. À trente-trois ans, timide, dotée d’une mauvaise image d’elle-même, elle n’avait jamais fréquenté l’université parce qu’elle était restée au chevet de sa mère malade, une mère qui s’était éteinte dans son sommeil il y avait maintenant de cela quelques années. Maggie était célibataire. Elle vivait dans un petit appartement, à quelques rues de la salle communautaire. Six jours par semaine, elle prenait le bus pour se rendre au grand magasin de Red Hills, à l’est de la 55, où elle était vendeuse. Chaque jour ressemblait à la veille : des clientes, âgées, venaient déposer une réclamation au sujet de chaussures ou de sous-vêtements.

Il y eut un bruit. Maggie arrêta de pianoter.

Quelqu’un était-il entré dans l’immeuble ?

— Y a quelqu’un ? lança Maggie dans l’obscurité.

Rien. Elle recommença à jouer.

Sa vie la rendait incroyablement impatiente. Presque un an plus tôt, Maggie s’était portée volontaire pour travailler dans une ONG qui intervenait dans les situations d’urgence. On lui avait parlé d’un poste de professeur de musique, d’une durée de deux ans, dans des pays africains en voie de développement. Mais le projet était tombé à l’eau par suite du changement de personnel de l’antenne de l’ONG à Los Angeles.

Puis une ancienne amie de collège lui avait proposé une job dans un magasin de musique de Cleveland. Mais déménager signifiait tout bouleverser dans sa misérable existence. Maggie n’avait-elle pas plutôt besoin de rencontrer un homme ?

Elle éclata de rire en repensant au fait qu’elle disposait à présent de « petits amis virtuels » depuis que, quelques mois plus tôt, elle avait lu une charmante histoire dans le Register. L’article disait que les timides se rencontraient en ligne. Certains se donnaient rendez-vous pour sortir ensemble. Pour d’autres, ça se terminait même par le mariage. Maggie avait décidé de tenter sa chance, en se disant que c’était sans danger, à condition de demeurer prudente et de ne pas livrer de renseignements personnels.

Elle arrêta de jouer.

N’avait-elle pas entendu un bruit de chaise raclant le sol ?

— Y a quelqu’un ?

Seul le silence lui répondit.

— Y a quelqu’un ?

Rien.

Maggie haussa les épaules. Après le très léger tremblement de terre de la semaine passée, peut-être la vieille bâtisse reprenait-elle son assise. Ou peut-être s’agissait-il de microrépliques. Cela arrivait tout le temps. Alors qu’elle se remettait à jouer, elle repensa à certains des nouveaux amis rencontrés dans des forums de discussion, des salles de chat ou par d’autres échanges en ligne. Elle avait pris conscience que nombreux étaient ceux qui vivaient seuls et désiraient ardemment discuter avec quelqu’un d’autre. Comme cet homme qui mourait d’envie de changer de vie et ne cessait de lui demander si elle pardonnerait ses péchés passés à l’homme de sa vie.

Maggie lui avait ouvert son cœur et récemment répondu : Je lui pardonnerai tous ses péchés à la condition qu’il me pardonne les miens.

L’autre jour, il lui avait répondu : Tu pourrais bien être l’Élue de mon cœur.

Maggie se figea.

Le plancher craqua. C’est tout près. Un rideau bougea à la limite de l’obscurité.

— Ça n’a rien de drôle.

Silence.

— Vous avez entendu ce que je viens de dire ?

Il y eut un cliquetis, comme un outil ou un instrument qu’on règle. Maggie avala sa salive.

Il y avait assurément quelqu’un derrière le rideau.

L’alarme d’une voiture se déclencha à l’extérieur dans un vacarme assourdissant de klaxon. Puis Maggie crut entendre le bruit mat d’une porte à l’arrière de la salle. Elle courut vers les interrupteurs et alluma toutes les lumières. Elle gagna la porte latérale de la salle. Il y avait tout près une bande de jeunes gars en train de rigoler autour d’une voiture neuve et un peu trop belle pour le quartier. Le vacarme de l’alarme causant du trouble, un véhicule de la police de Santa Ana arriva, gyrophares en marche, et freina brusquement. Deux officiers en descendirent et s’entretinrent avec un homme à lunettes noires qui avait de la peine à neutraliser l’alarme. Maggie entendit l’inconnu qui expliquait :

— Je suis désolé. C’est une voiture de location toute neuve.

L’un des policiers aida l’inconnu à neutraliser l’alarme, le type monta dans la voiture et disparut.

L’autre policier demanda à Maggie :

— Rien de particulier à signaler dans la salle, m’dame ?

Maggie réfléchit un instant et répondit par la négative.

Plus tard, après avoir verrouillé les portes de la salle, elle rentra chez elle en pressant le pas plus que d’habitude et en regrettant de ne pas avoir demandé aux policiers de la raccompagner.

Malgré la douceur de la nuit, Maggie ne pouvait réprimer les frissons glacés qui lui parcouraient l’échine. Il y avait eu quelqu’un dans la salle. Elle en était persuadée.

Quelqu’un qui, dans l’ombre, l’avait observée.