Il était onze heures passé quand Reed poussa la porte de la salle de rédaction du San Francisco Star. La réceptionniste le repéra en train de feuilleter un vieil exemplaire du journal près du comptoir en avant.
— Tom, y a un gars qu’a pas cessé de t’appeler toutes les demi-heures. Il dit qu’il peut pas avoir ta boîte vocale et que ton cellulaire est débranché.
— Je l’ai mis à recharger. Le gars a laissé un nom ?
— Non. Mais ça avait l’air urgent. Il a dit qu’il rappellerait.
— OK, merci.
Pendant qu’il traversait la section métropolitaine du journal, Reed n’avait qu’un mot à l’esprit : café. Il ressentait les prémices d’une migraine due au manque de caféine. En revanche, pas trace de Brader.
Reed desserrait son nœud de cravate quand le téléphone sonna. Il retira son veston et prit l’appel.
— Tom Reed.
— Quand je pense que je te faisais confiance, connard.
— C’est pour un jeu à la radio ?
— Tu m’as pas reconnu ?
— J’ai bien peur que non. Donnez-moi un indice.
— Slim. Comme Slim le témoin.
— Slim ! Salut, mon gars. Désolé. Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu me demandes qu’est-ce qui se passe ? Alors que tu m’as laissé tomber, espèce de trou de cul !
— Calme-toi. Parce que je comprends rien à ce que tu racontes.
— Mais si, tu comprends parfaitement. Tu m’as laissé tomber.
— Absolument pas.
— Alors comment expliques-tu les quarante-huit heures que je viens de passer aux frais du service de police de San Francisco ? À cause de toi, je suis un homme mort.
— Je ne t’ai pas laissé tomber. J’ai refilé ton tuyau à la police, comme tu le souhaitais. C’est évident qu’ils voulaient te rencontrer, mais je ne t’ai pas laissé tomber.
Silence.
— Slim, raconte-moi ce qui s’est passé.
— Après qu’on s’est quittés au Golden Gate, je suis retourné à Stern Grove. Pour rapporter les bijoux que j’avais volés. Sans problème. Mais le lendemain, chez le carrossier où je travaille, deux détectives, une jolie femme et un vieux à l’air méchant, ont débarqué et m’ont embarqué en douceur. Ils avaient des papiers qui les autorisaient à fouiller mes affaires au centre de réinsertion. Ils ont mis leurs gars de la police scientifique à fouiller mes effets. Ils ont pas arrêté de me demander ce que je faisais à Stern Grove le soir du meurtre. Ils m’ont dit que c’était pas la peine de mentir parce qu’ils me tenaient et pouvaient me renvoyer en prison si je refusais de coopérer.
— Qu’as-tu fait ?
— Je leur ai dit la vérité, ce que je t’avais déjà expliqué, que j’ai vu un flic arrêter la bagnole de la fille.
— Et qu’ont-ils répliqué ?
— Ils m’ont demandé des détails, de décrire le flic, la bagnole, la fille, ce qui s’était passé. Ils ont pas cessé de revenir encore et encore sur ce que j’avais vu très exactement.
— Est-ce qu’ils ont essayé de te mettre le meurtre sur le dos ou de dire que tu avais été vu à la boutique de mariées ou quelque chose du genre ?
— Non.
— D’où appelles-tu ?
— De la cabine à côté de mon travail. Ils m’ont relâché et ont raconté à mon patron et à mon officier de probation que je leur donnais un coup de main dans le cadre d’une grosse affaire, et que tout allait bien.
— Ben alors ? C’est une bonne chose, se réjouit Reed, qui ajouta : Je ne t’ai jamais laissé tomber.
— As-tu une idée de qui les a mis au courant ?
— Ils t’ont probablement vu rapporter les bijoux volés. Ils ont vraisemblablement surveillé les lieux et passé au peigne fin le quartier où on a retrouvé la voiture. Ils ont sûrement effectué une vérification de routine de tous les cambriolages qui ont eu lieu dans le quartier. L’essentiel, c’est que tu ailles bien.
— Comment ça ?
— Ils ont expliqué à ton patron que tu leur donnais un coup de main dans une grosse affaire. Ils t’ont relâché. Tu n’es donc pas un suspect. T’es un héros.
— Un héros bientôt mort.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— Le fait que j’ai vu le tueur et qu’il court toujours.
— Il est temps qu’on publie quelque chose là-dessus. Après, tu deviendras intouchable.
— Va donc raconter ça à Lee Harvey Oswald… se moqua Slim. Je suis qu’un minable junkie.
— Il faut que j’écrive sur toi.
Slim ne répondit pas.
— Je ne t’ai pas laissé tomber.
Slim réfléchissait.
— Ton patron et ton officier de probation sont déjà au courant que tu collabores avec la police. Un article dans le journal sera ta meilleure protection, et c’est bien pour ça que tu es venu me voir au début, n’est-ce pas ?
— Reed, je veux pas que mon nom et ma photo apparaissent, et je veux aucune allusion au cambriolage. Je suis rien qu’un témoin qui se trouvait là cette nuit-là.
— Marché conclu.
Slim raccrocha.
Reed se retourna pour voir Brader, à cinquante centimètres de lui, la cravate desserrée, les manches relevées, les mains sur les hanches. Il avait entendu la conversation.
— Dis-moi, le roi du stylo, ça t’embêterait de m’expliquer quelle sorte de marché tu viens de conclure ?
Reed avala sa salive, réfléchit à toute vitesse, alors que le manque de caféine avait déclenché une migraine.
— Oh, ça ? C’était rien qu’un hurluberlu. Il prétend que derrière le crime de la boutique de mariées se cachent la CIA et diverses milices.
Visiblement, Brader, toujours immobile, n’en crut pas un traître mot.
— Sérieux ? Ça doit être drôle, non ?
— À pisser de rire.
— Peux-tu me faire écouter la bande ?
— La bande ? s’étonna Reed en prenant son magnétophone. Oui, bien sûr.
Il pesa sur la touche EJECT, puis l’appareil lui échappa des mains.
— Fuck ! Une seconde.
Il se pencha et passa à toute vitesse un doigt sous le ruban de la bande magnétique.
— C’est pas possible d’être aussi maladroit !
Cinquante bons centimètres de bande se déroulèrent, s’emmêlèrent, et le ruban se brisa.
— Ah, comme journaliste, je ne vaux vraiment pas un clou.
Brader s’éloigna d’un pas lourd en lançant un ordre par-dessus son épaule :
— Reed, je t’ai fait venir aujourd’hui pour que tu nous sortes un scoop sur l’affaire de la boutique de mariées. Si tu rends une copie blanche, je te préviens que tu passeras le week-end à couvrir l’exposition canine !
Reed quitta le journal pour se rendre au commissariat central.
Sydowski sortait de l’escouade des Homicides.
— Allons boire un café, Tom.
Ils se retrouvèrent seuls dans l’ascenseur.
— Je vais écrire un papier qui va révéler qu’un témoin a informé les policiers de l’enquête sur le crime d’Iris Wood qu’il a vu un véhicule de police arrêter la victime, puis disparaître avec elle à son bord.
— Ça devrait être intéressant.
S’attendant à une réaction épidermique de la part de Sydowski, Reed fut décontenancé.
— Pour nous, c’était pas un flic. Crois-moi, on a beaucoup enquêté mais on n’a pas pu vérifier exactement ce qu’a vu le témoin.
— Vous admettez que le témoin était sur place ?
— Oui, mais on ne peut pas vérifier ce qu’il prétend avoir vu.
— Vous penchez pour quelqu’un qui se serait fait passer pour un flic ?
— Ça s’est déjà vu, mais je te le répète, on n’a rien.
Ils prirent la direction de la cafétéria.
— Allez-vous continuer à enquêter sur son témoignage ?
— Bien sûr.
— Allez-vous révéler son nom ?
— Absolument pas.
Sydowski régla les deux cafés et ils s’isolèrent à une table. Reed versa du sucre et de la crème dans sa tasse.
— Je suppose que, maintenant que vous avez interrogé Slim, mon article ne va pas handicaper votre enquête ?
— Ça dépend de ce que tu vas écrire.
— Comment avez-vous mis la main sur Slim ?
— Es-tu capable de garder ça pour toi ? demanda Sydowski en sirotant une gorgée.
— Bien sûr.
— À cause de ses problèmes de drogue, il n’a pas pris les précautions nécessaires lors de ses cambriolages près de Stern et de St. Francis Wood. Il en a commis bien davantage que ce qu’il t’a raconté. Il a laissé des empreintes dans la maison tout près de l’endroit où Iris Wood a été arrêtée. On n’a eu aucune difficulté à mettre le grappin dessus. On a récupéré la plus grosse partie du butin. On va en toucher deux mots au procureur, parce que son témoignage constitue une piste. On ne va pas lui décerner une médaille, mais on va lui arranger ses affaires.
— Il est mort de trouille, persuadé que c’est un flic qu’il a vu.
— N’oublie pas que c’est un junkie doublé d’un cambrioleur, lâcha Sydowski avant de terminer son reste de café. Allez, j’ai à faire.
En rentrant au journal, Reed fit le point sur ce qu’il savait concernant l’enquête. Le crime rituel d’une employée de bureau célibataire qui peine à exister en dehors de son petit monde ; un junkie cambrioleur qui prétend avoir vu un flic enlever la victime au cours des heures qui ont précédé sa mort.
Un flic ?
Dans l’ascenseur qui l’emmenait à la salle de rédaction, Reed trouva que la réaction de Sydowski vis-à-vis de l’hypothèse du flic ne collait pas. S’ils pensaient vraiment qu’il s’agissait d’un des leurs, Walt n’aurait pas été à prendre avec des pincettes. Alors, était-ce quelqu’un qui s’était fait passer pour un flic ? Reed hocha la tête. Ça changeait quoi ? Un assassin reste un assassin. Pour Reed, et il en était convaincu, le crime avait bénéficié d’une telle chorégraphie qu’il était impossible qu’Iris Wood fût la première victime du tueur.
Et si on ne mettait pas le grappin dessus, ce ne serait pas la dernière.
En sortant de l’ascenseur, Reed faillit buter dans sa femme.
— Ann ?
— Salut. J’avais un rendez-vous d’affaires autour d’un café à deux pas d’ici, alors j’ai eu l’idée de passer à ton bureau. Je peux t’inviter à dîner ?
Reed nota l’heure à la pendule de la réception, puis il détailla sa femme, qui se tenait devant lui, serrant contre elle un mince porte-documents. Elle avait tiré ses courts cheveux noisette en un séduisant chignon. Elle portait un ensemble sur mesure couleur lilas, avec une jupe plissée sur le devant et un collier de perles qui s’agençait parfaitement avec la veste à col en V. Elle n’avait pas forcé sur le maquillage. Elle n’en avait pas besoin. Ses lèvres ourlées et ses superbes pommettes mettaient ses yeux marron en valeur. Reed se dit que récemment Ann et lui n’avaient pas eu l’occasion de passer beaucoup de temps ensemble, et qu’ils se faisaient du souci au sujet de la maladie de Zach, Ann plus particulièrement, car sa sœur souffrait de nombreuses allergies. De la voir si belle devant lui, et de se dire qu’elle était trop bien pour lui, le décida à oublier son affaire d’homicide pour une heure.
— Allons-y.
Ann lui répondit par un sourire.
Ils allèrent dans un petit restaurant à la mode, très achalandé, à quelques rues du journal. Ann commanda une salade. Et Tom ce qui passait pour un hamburger.
— Tom, je m’inquiète au sujet de Zach, dit Ann qui sortit un petit dossier de son porte-documents. Je me suis à nouveau entretenue avec l’allergologiste. Ce matin elle m’a envoyé des formulaires et des questionnaires.
— D’après elle, qu’est-ce qu’il a ?
— Elle n’en sait rien. Il réagit à quelque chose, dit-elle en ouvrant le dossier avant de l’étudier tout en tortillant ses bagues de mariée. Il n’a pas changé de régime. Elle dit qu’il peut faire une allergie à n’importe quoi, mais penche pour quelque chose de lié à l’environnement.
— On a rénové la maison, y compris sa chambre.
— Je le lui ai dit. Elle a répondu que ça pourrait être quelque chose contenu dans les matériaux.
— Comme quoi ?
— Elle n’en sait rien. Elle dit que c’est à nous de trouver ce qui est neuf dans la maison. Tom, comment s’y prend-on pour savoir ça ?
Elle lui tendit le dossier.
— Heu… on appelle l’entrepreneur pour obtenir une liste de tout ce qu’il a utilisé, depuis le bois jusqu’à la peinture en passant par les matériaux de construction, sans rien oublier. On décompose le tout et on envoie ça au médecin. C’est peut-être l’essence de bois, la peinture ou un truc dans le revêtement de sol.
Un cellulaire sonna gentiment dans le porte-documents d’Ann, qui chercha l’appareil.
— Désolée, s’excusa-t-elle en clignant des yeux. Oui, c’est Ann.
Tom parcourut le dossier médical. Qu’est-ce qui pouvait bien rendre Zach malade ? Il remarqua que le serveur sortait de la cuisine avec sa commande.
— Non, non, c’est beaucoup trop, dit Ann dans le téléphone puis, après avoir écouté, elle répondit : Ils veulent faire ça ?
La serveuse posa leurs commandes sur la table.
— J’arrive, dit Ann pour clore sa conversation. Je suis désolée, lança-t-elle à la jeune femme qui les servait. Vous pouvez me faire un doggy bag avec la salade ?
— Aucun problème.
Tom tenta d’aplatir les tranches de pain de deux pouces d’épaisseur qui protégeaient son burger. Ann se leva et lui déposa un baiser sur la joue en tapotant le dossier.
— Je suis navrée, mais je dois filer. Problème avec un fournisseur qui essaie de multiplier une commande par deux. Tom, peux-tu garder le dossier, appeler les entrepreneurs et obtenir la liste des matériaux ? S’il te plaît.
Il hocha la tête tout en attaquant son hamburger.
À son retour à la salle de rédaction, il posa le dossier de Zach et écouta le doux cliquetis des bracelets de Molly Wilson qui tapait dans le cubicule voisin.
— Salut, cow-boy. Brader t’a cherché.
— On dirait que pour exister il peut plus s’empêcher de me mener la vie dure.
Reed ressentit de la lassitude en ôtant son veston.
— Il voudrait s’assurer que tu disposes d’une bonne histoire sur le musée des horreurs des robes de mariées.
— J’en ai une. Et toi, sur quoi travailles-tu ?
— Sur une espèce de suite à ton gros scoop sur Iris Wood. Sur ses rencontres en ligne, ce genre de truc. Ce que nous apprennent sa vie solitaire et quelques récentes études au sujet de l’amour en ligne. C’est un peu en marge du sujet mais pas trop. Et toi ?
— Un témoin a déclaré à l’escouade des Homicides avoir vu un flic dans un véhicule banalisé arrêter Iris Wood près de Stern Grove, là où on a retrouvé sa Ford abandonnée.
— J’aime ça ! C’est du costaud. C’est une exclusivité du journal ?
— On est les seuls à le savoir.
— Brader va être aux anges.
— Il est jamais satisfait. C’est un malade.
— Ah, j’allais oublier. Te souviens-tu de Del Grachi, qui travaille au Daily News à New York ?
— Oui, j’ai travaillé quelques fois avec lui. Il avait l’air de connaître son boulot. Qu’est-ce qui lui arrive ?
— Oh, il va très bien. Il a appelé aujourd’hui. Il voulait te parler. Alors rappelle-le.
Wilson fit cliqueter ses bracelets en feuilletant son calepin, dont elle arracha une page.
— Tiens, c’est sa ligne directe, précisa-t-elle en consultant sa montre. Il devrait être encore joignable.
Reed jeta un œil au numéro et demanda :
— A-t-il dit de quoi il s’agissait ?
— Il pourrait y avoir un lien entre New York et la victime de la boutique de mariées.