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Le téléphone sonna sur le bureau de Reed dans la salle de rédaction.

— Reed ? Lou Del Grachi, du Daily News.

— Lou ! Comment ça va dans la Grosse Pomme ?

— Ce serait trop long à raconter. Alors comme ça Molly travaille toujours au Star ?

— Elle est juste à côté de moi.

— Ah Ah ! Et on peut savoir ce qu’elle porte en ce moment ?

— Une bague de fiançailles, mentit Reed en souriant.

— Dis donc, mon ami, j’ai suivi votre affaire de meurtre dans la vitrine de la boutique de mariées. Bizarre comme histoire. Je suppose que tu travailles dessus ?

— Je ne fais que ça.

— Ce Sydowski, c’est bien lui qui dirige l’enquête ?

— Ouais.

— Il est bon ?

— C’est une légende vivante.

— Sais-tu s’il est près d’aboutir ?

Bon sang ! Del Grachi piétinait les plates-bandes de Reed.

— Non, j’ignore totalement s’ils sont sur le point de conclure l’enquête. Ils sont avares de détails, précisa Reed. Pourquoi demandes-tu ça ? T’as eu vent de quelque chose ?

— Non, mais cette affaire de mariée ressemble à d’anciennes affaires qui se sont produites sur la côte est et à des crimes demeurés irrésolus dans d’autres villes à travers le pays. J’ai constitué un dossier.

— Moi aussi j’ai commencé à farfouiller ici et là, dans des banques de données de journaux, et j’ai passé quelques coups de fil.

— Je partagerais bien ce que j’ai avec toi si tu acceptais la réciproque.

— Faut voir. Ça demande réflexion.

— Tu veux réfléchir à quoi, Reed ? Hein ? Aurais-tu oublié qui t’a tuyauté sur ce dealer de crack new-yorkais, le corrupteur des deux flics de San Francisco qui travaillaient incognito quand ils l’ont arrêté dans le Bronx ?

— Et qui t’a tuyauté sur l’arrestation d’Unabomber ?

— Toi et moi formons un couple efficace. Voici le marché que je te propose : Je t’envoie par télécopieur des articles sur ces affaires, accompagnés de notes sur des trucs fournis par mes indicateurs. Tu compares mes informations avec ce que tu sais, histoire de voir si ça colle et si tu peux y trouver ton bonheur. Et vice versa.

Reed réfléchit. Il ne pouvait pas courir la chance de se faire doubler et le crime prenait peu à peu une consistance d’ampleur nationale.

— Tom, ajouta Del Grachi, toi et moi sommes d’accord, ils cherchent bien un tueur en série ?

— Ouais.

— À moins que le soufflé ne retombe, pas besoin de t’expliquer l’ampleur que ça pourrait prendre.

— Non, non.

— Et tu sais aussi qu’à ce moment de l’enquête on ignore sur quelles vieilles affaires, susceptibles de porter la signature du tueur, ils planchent.

— Pourquoi crois-tu que je ne suis pas au courant de ces vieilles affaires ?

— Parce que si tu l’étais, ce serait dans le journal.

Del Grachi n’avait pas tort. Ce n’était pas pour rien qu’il avait été mis en nomination à trois reprises pour le Pulitzer. Il était excellent. Malgré cela, Reed hésitait. Si Del Grachi avait eu quelque chose à se mettre sous la dent, il en aurait fait quelque chose, il ne proposerait pas un échange d’infos.

— Dis-moi, Lou, pourquoi n’a-t-on pas abattu des forêts pour publier ton article ?

— Parce qu’il est encore à l’état embryonnaire. Je suis plongé jusqu’au cou dans ce procès d’un informateur de la pègre. Ça fait des mois que je travaille là-dessus et ça commence à prendre une nouvelle tournure. Je ne peux pas laisser tomber cette affaire.

— Pourquoi alors ne pas refiler ton dossier de meurtres à quelqu’un d’autre au journal ?

— C’est mon bébé, ce dossier. Je ne veux pas l’abandonner. Le problème, c’est que je suis coincé avec cette histoire de pègre. Le crime de San Francisco est tout récent. Tu connais l’affaire mieux que moi, tu connais les flics mieux que moi. T’as de la documentation, j’en ai aussi. Je pense qu’on est sur la bonne piste. Allez, Reed, as-tu oublié la fine équipe qu’on formait, toi et moi, au Colorado et en Caroline du Sud ?

— Et quelle certitude ai-je que tu n’as pas conclu le même deal avec le Chronicle ?

— Parce que je te jure sur la tombe de ma grand-mère adorée Rosa Del Grachi que je ne vais travailler qu’avec toi. À moins que tu ne déclines ma proposition. Refuses-tu ma collaboration, Reed ?

— Non, marché conclu.

— J’ai ta parole ?

— Tu l’as.

— Super. À présent, donne-moi un numéro de télécopieur.

 

Reed se tenait près d’un télécopieur rarement utilisé du service des sports du journal lorsque la machine se mit à vomir la quarantaine de pages de données en provenance de New York. Tom glissa les documents dans un dossier, qu’il rangea dans sa mallette de cuir souple avant de gagner un petit bar situé sur le trottoir d’en face, à une rue du journal. Il trouva une alcôve de coin et commanda un ginger-ale et une assiette de nachos avant de parcourir entièrement le dossier envoyé par Grachi. C’était très intéressant. Reed commença par lire les détails les plus horribles de l’assassinat d’une employée de bureau de Manhattan.

— Qu’est-ce que tu mijotes, Tom ? demanda Molly Wilson, dont les bracelets tintèrent lorsqu’elle remit de l’ordre dans sa chevelure, ôta son sac de son épaule et se glissa aux côtés de son collègue.

— Tu m’espionnes encore, Molly ?

— T’aimerais bien, n’est-ce pas ? le nargua-t-elle en se frottant les yeux. Alors ? Tu lis le petit cadeau que t’a envoyé Lou ? Tu sais, quand tu étais au téléphone, j’ai entendu la fin de votre conversation. Vous avez conclu un petit marché ?

La commande de Reed arriva, Wilson se pressa de commander une Heineken. Elle croqua dans un gros nacho dégoulinant de fromage.

— Au cas où tu l’aurais oublié, Tommy, je travaille aussi sur cette affaire.

Reed fit glisser le dossier vers Molly et commença à manger.

Mea culpa, s’excusa-t-il. Lou veut faire équipe. Il croit que notre affaire a des ramifications à New York. D’après ses sources au sein de la police, notre crime de mariée ressemblerait à d’autres crimes irrésolus commis à travers tout le pays. On aurait affaire à un tueur en série itinérant. Mais Lou ne dispose d’aucun lien ni d’aucun témoignage. Je crois qu’il s’agit purement et simplement d’une théorie de policiers qui trouve son origine dans le crime de la boutique de mariées.

Les bracelets de Molly tintèrent quand elle leva la main, puis elle s’immergea dans la lecture des documents.

— Tu m’accordes une minute ?

— Je vais aux toilettes. N’en profite pas pour manger tous mes nachos.

Quand Reed revint, Wilson avait lu en diagonale le dossier. Elle feuilletait son calepin et comparait des détails entre les affaires.

— Hé ! Mais t’as mangé mes nachos !

— J’en ai commandé d’autres. J’ai l’impression qu’il y a des points communs.

Elle avala une gorgée de bière avant de se glisser sur la banquette pour être côte à côte avec Tom. Elle tapota le dossier d’un ongle verni là où elle avait trouvé des points communs entre les homicides. Tom reconnut Obsession, la marque du parfum de Molly.

— T’as vu, Tom ? Toutes les victimes sont des femmes blanches célibataires, de la vingtaine à la quarantaine. Vivant dans de grands centres urbains et toutes très attachées à leur emploi de bureau.

— C’est vrai, mais n’oublie pas que ce ne sont que des généralités.

— Jette un œil aux détails de leurs biographies. Il semble qu’elles menaient toutes des petites vies tranquilles, toutes seules, et n’avaient pratiquement pas de vie sociale. Le genre un-jour-mon-prince-viendra. Je veux bien croire que ce ne sont que des généralités, mais nous n’avons pas affaire à des reines de bals des finissants, à de fortes personnalités, à des professionnelles gagnant très bien leur vie et disposant d’un important réseau relationnel. Du moins à en croire ces données.

— C’est vrai. Nous disposons donc d’un type de victime. Disons… vulnérable, peu sûre d’elle-même, solitaire.

— Une proie facile, ajouta Molly qui but une gorgée de bière. Regarde, à Boston, à Cleveland, à Charlotte, à Seattle, à Détroit et à Atlanta, les enquêteurs ont saisi des ordinateurs. Ça me fait penser à des cœurs solitaires en mal de rendez-vous en ligne. Je viens juste d’écrire un papier là-dessus.

— Ouais, je l’ai lu, répondit Reed, pensif.

— Tom, nous savons qu’Iris Wood avait un ordinateur chez elle, mais personne n’en a beaucoup parlé, tu es d’accord ? Turgeon m’a dit que c’est la procédure habituelle de la police que de tout vérifier. Elle a laissé entendre que ce n’était guère important. En sais-tu davantage sur le sujet, Tom ?

— J’ai l’impression qu’ils se concentrent sur la scène de crime, sur les choses concrètes. Je pense qu’ils ont trouvé quelque chose et effectuent des comparaisons.

— C’est possible, on ne sait rien des trucs qu’ils gardent sous le coude, alors… fit remarquer Wilson en haussant les épaules et en terminant sa bière.

Reed consulta sa montre.

— Oh là, je dois y aller.

 

En arrivant chez lui, Reed ne vit pas la voiture de sa femme. La maison était vide, plongée dans le noir. Dans une vaine tentative pour se souvenir de quelque chose, une idée lui revint en mémoire. Après avoir raflé une pomme dans la cuisine, enfilé un short et un t-shirt, gagné son petit bureau, allumé la lampe sur pied posée près de son fauteuil rembourré, il se plongea dans le dossier de Del Grachi.

Notamment sur le cas de cette employée de bureau de Manhattan, Liandra Morrel. Trente-cinq ans. Vivant seule dans un petit studio. Pas de famille, à peine quelques vrais amis. Amatrice de romans à l’eau de rose, elle participait à des groupes de discussion de clubs de lecteurs sur Internet. Onze mois plus tôt, son corps avait été retrouvé dans un entrepôt du front de mer où les gens du monde de la mode se débarrassaient de leurs mannequins. Découverte par deux itinérants. La note de Del Grachi précisait : Ils l’ont trouvée gisant au milieu des mannequins, le visage déchiqueté, le cœur presque extirpé du corps. Absence d’agression sexuelle. Elle était exposée, ligotée à une tige métallique, avec les mêmes vêtements qu’elle portait à son travail de secrétaire pour une compagnie new-yorkaise de Wall Street. D’après les flics, elle a peut-être été piégée ou suivie par…

Une main toucha l’épaule de Reed. Il faillit tomber de sa chaise.

— Tom ?

La lumière emplit la pièce plongée dans la pénombre. Ann et Zach étaient face à lui.

— Je vous ai pas entendus rentrer. Vous avez vu l’heure ? Où étiez-vous passés ?

— C’est toi qui demandes où nous étions ? s’étonna Ann en se tournant vers Zach pour lui dire : Va te préparer pour aller au lit. J’arrive, je vais te donner tes médicaments.

— Mais maman…

— Allez, Zach, file au lit.

Zach obéit. Ann referma la porte derrière son fils.

— Tu demandes où nous étions ? Tu devais nous retrouver chez le médecin ce soir avec le dossier de Zach, dit Ann qui nota l’air ahuri de son mari. On en avait parlé ce matin, Tom. Je t’ai appelé, tu m’as effectivement parlé de ce rendez-vous hyper serré que tu avais à sept heures. Tu devais apporter le dossier avec la liste des matériaux qu’a employés l’entrepreneur.

— Ann, j’étais en route quand…

— Je suis trop crevée pour parler de ça maintenant, le coupa-t-elle en levant la main. Donne-moi le dossier, je me débrouillerai.

Tom regarda le dossier qui renfermait les données de Del Grachi. Qu’avait-il encore fabriqué ? Il s’était servi du dossier médical de leur fils qu’Ann lui avait remis. Tom se souvint d’avoir vu ce dossier sur sa table de travail au journal.

— Non, va te coucher, Ann. Je m’en occuperai demain matin.

— Donne-moi ce dossier, insista Ann qui lui prit le document des mains, l’ouvrit, le parcourut et dit : C’est quoi, ça ? Qu’est-ce que ça fait dans le dossier de Zach ? Où est le dossier de Zach ?

— Au journal. J’ai encore quelques coups de fil à passer pour… Mais qu’est-ce que tu fabriques ?

Ann reniflait le dossier.

— Ce dossier empeste le parfum de Molly Wilson. Tom, tu n’as quand même pas fait ça ? Ne me dis pas que tu es allé dans un bar avec elle pour travailler là-dessus et que tu nous as totalement oubliés…

En plein dans le mille.

— Non, Ann, je…

Le dossier lui arriva dessus par la voie des airs, la porte claqua, et il se retrouva seul dans son bureau. Quelques instants plus tard la porte se rouvrit, son oreiller et une couverture volèrent à travers la pièce. Dans son bureau Tom disposait d’un canapé-lit. Le message était on ne peut plus clair. Tom se laissa choir sur le canapé et resta un long moment à attendre que la pression retombe. Puis il quitta le bureau, passa devant la chambre des maîtres dont la porte était fermée et alla voir son fils dans sa chambre pour lui souhaiter bonne nuit.

Il trouva Zach au lit en train de lire une bande dessinée de Spiderman à la lueur d’une torche électrique. Le père et le fils discutèrent en murmurant.

— Désolé d’avoir manqué ton rendez-vous, j’ai été coincé au boulot.

— C’est pas grave, pa, je sais que tu travailles sur cette grosse affaire de meurtre.

— Qu’a dit le docteur ?

— Que j’ai une allergie ou que je fais une réaction à quelque chose qu’il y a dans la maison.

Reed inventoria la chambre de Zach tout en se demandant ce qui pouvait rendre son fils malade.

— Hé, pa, ça te dirait d’aller à une partie de baseball un de ces jours ?

— Bien sûr, dès que je vais y voir plus clair dans mon boulot. Allez, dors.

Reed déposa un baiser sur le front de Zach.

De retour à son bureau, Reed ramassa les notes de Grachi qui jonchaient le sol. Il déplia le lit, se déshabilla et, sur l’étagère près de l’ordinateur, aperçut le manuscrit d’un pouce d’épaisseur de son roman policier inachevé. Il cligna des yeux. Il savait qu’Ann voulait qu’il renonce à son métier de journaliste de faits divers criminels et reste à la maison pour achever son bouquin. La chose méritait réflexion. Une sérieuse réflexion, se dit-il en s’allongeant avec le dossier qui sentait le parfum de Molly Wilson.

Il feuilleta d’autres cas exposés dans le dossier. Tous se ressemblaient plus ou moins. Le lien qui les unissait pouvait être si évident. Reed bâilla et repensa à sa rencontre avec Ben Wyatt au cimetière. Wyatt travaillait sur l’affaire. Le même Wyatt qu’on avait privé de tout travail sur le terrain depuis que son partenaire avait été victime d’une fusillade. Wyatt était de retour. Qu’avait-il fait au cours de sa longue absence ? Travaillait-il sur la cybercriminalité ? sur les ordinateurs ? Internet ?

Reed se laissait gagner par le sommeil.

Mais il perçut… du bruit… sous lui… ça grattait… ça grattait le sol… il y avait du bruit.

Il y avait quelque chose de vivant sous le lit, sous le plancher.

Quelque chose grattait sous le plancher, quelque chose qui se déplaçait vers la chambre de Zach.

Non, Tom devait rêver.

Il sombra dans un profond sommeil.