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L’insupportable chuintement matinal de la bouilloire ordonna à Belinda Holcomb de rejoindre sa cuisine.

Les cheveux retenus en arrière par une pince, enveloppée dans sa robe de chambre rose en ratine, elle quitta sa chambre encore mal réveillée, d’un pas hésitant et les pieds nus.

— J’arrive, dit-elle en ne s’adressant à personne.

On était samedi. Elle prit tout son temps pour préparer son thé du matin. Elle sortit sur son balcon pour profiter de la vue du centre-ville de Toronto depuis son appartement du vingt-cinquième étage situé dans l’ouest de la ville, près de High Park.

Le temps était dégagé. Du haut de ses cinq cent cinquante mètres, la tour du CN dominait les gratte-ciel de la ville. Tout en sirotant son thé, Belinda s’intéressa aux plus hauts, notamment au Commerce Court West, où elle travaillait.

Cinq jours par semaine, il lui fallait se lever, se poser la sempiternelle question de ce qu’elle allait bien pouvoir mettre, foncer au métro, jouer des coudes pour trouver une place assise dans la rame où chacun se cachait derrière un journal, un livre ou le masque de l’indifférence. Elle éprouvait parfois de la lassitude en se disant que demain ressemblerait à hier comme deux gouttes d’eau. Au moment de son installation en ville, la routine était le cadet de ses soucis. Elle avait choisi de vivre seule après sa rupture avec le seul homme qu’elle avait jamais aimé, et qui l’avait laissée tomber. Mais, les années passant, le manque de compagnie masculine avait commencé à se faire sentir. Il y avait quelques mois, elle avait choisi de donner un nouveau cap à sa vie.

Aujourd’hui elle s’apprêtait à vivre le premier test.

Son premier rendez-vous depuis quatre ans.

En quelque sorte, cela ressemblait à une blind date. Il s’appelait Mark. Elle devait le retrouver un peu plus tard dans la matinée pour prendre un café. Suis-je capable de faire un truc pareil ? Elle fixa le fond de sa tasse de thé, puis l’immense pelouse verte de High Park. Le rendez-vous devait avoir lieu à onze heures dans un café de Bloor, pas très loin de chez elle. Tu sais que tu pourrais annuler si tu voulais. Non, ça ne se fait pas. Et si c’était lui qui avait annulé ?

Elle rentra, s’assit devant l’ordinateur, se connecta au site de discussions où elle avait rencontré Mark, tapa son nom d’utilisatrice : citygirl89, et vérifia ses courriels. Pas de nouvelles de Mark. Il était donc vraisemblablement en route vers le rendez-vous.

Ils étaient devenus des amis virtuels quelques mois plus tôt, Mark étant son préféré. Elle se sentait bien avec lui, comme si elle l’avait toujours connu. Comme une ado amoureuse qui se replonge dans d’anciennes lettres d’amour, elle relut des extraits de leurs premiers échanges.

Quelle est la première qualité que tu recherches chez un homme ? lui avait-il demandé.

La pureté de l’âme.

À partir de là, ils avaient eu le sentiment de bien s’entendre, tout particulièrement quand ils discutaient de sincérité, de fidélité et de pardon.

J’ai la conviction que nous partageons quelque chose d’extraordinaire.

Elle avait piqué un fard et répondu :

— Moi aussi.

— Mon vrai nom est Mark.

— Salut, Mark, moi c’est Belinda.

— Accepterais-tu qu’on se rencontre, Belinda ?

— Bien sûr.

Voilà comment les choses s’étaient déroulées. Jusqu’à ces derniers jours.

 

Belinda regarda la pendule. L’heure du rendez-vous approchait. Avant de quitter le site Internet, elle revint consulter le dernier message envoyé à Mark. Un soir, au cours des jours précédant la rencontre, se sentant quelque peu fébrile et désirant lever toute ambiguïté, elle lui avait écrit une note. Où il y avait cet extrait, ah oui, c’était ici…

Hé, Mark, j’apprécie que tu aimes mon côté romantique qui veut que les feux de l’amour permettent de TOUT pardonner à un homme ! Mais il faut demeurer raisonnable. Éteindre les bougies et allumer les lumières. Ce que je veux dire, c’est que certains hommes commettent des actes qui sont au-delà de ce qui est pardonnable, crois-moi, je sais de quoi je parle ! (Sourire).

Son message était resté sans réponse.

Belinda se déconnecta d’Internet, passa un jean et un chandail et décida de faire quelques courses en attendant le grand moment.

En poussant son chariot au supermarché du coin, elle s’étonna que Mark n’ait pas répondu à son dernier courriel. D’habitude, il réagissait rapidement.

Il lui avait écrit qu’il habitait Cleveland, travaillait dans le commerce de logiciels, voyageait sans arrêt et passait sa vie à son ordinateur. À l’exception des moments où les compagnies aériennes lui interdisaient de se connecter, il l’était en permanence, avait-il précisé. Qu’il n’ait pas répondu à son dernier courriel était donc étrange. Elle essaya de ne plus y penser. Sur le chemin du retour, elle trouva bien inspiré d’acheter une bouteille de vin.

Elle déballa son épicerie, empila les journaux sur la table à café comme elle avait l’habitude de le faire. Elle adorait les lire au cours de la fin de semaine. Aujourd’hui, apparemment, à la une des journaux, il n’y en avait que pour la rencontre de baseball de la veille au soir au SkyDome.

Sous la douche, elle se demanda comment elle allait s’habiller. Un pantalon brun décontracté avec un haut mauve qui lui allait bien et mettait sa ligne en valeur. Un peu de maquillage, mais pas trop. Un soupçon de Chanel, sans en abuser. De minuscules perles en guise de boucles d’oreilles, une fine chaîne de cou. C’était l’heure d’y aller. Elle prit son sac à main.

Le café se trouvait à vingt minutes de marche, sur le côté nord de Bloor, face à High Park.

Belinda marchait avec une légère claudication, séquelle d’une malformation génétique de naissance. L’été, elle avait horreur de porter des souliers orthopédiques qui lui évitaient une gêne supportable dans le dos, car elle adorait la marche. Elle avait parlé de cette légère infirmité à Mark. Il était si compréhensif. Quand tu sauras ce qui m’est arrivé…

Belinda ne se voyait pas comme quelqu’un de laid, mais savait qu’elle était plus proche de la fille quelconque que de la beauté. Tout en marchant en direction du café, de sa manière un tantinet laborieuse, elle éprouva du soulagement à l’idée que Mark et elle avaient échangé des photos. Elle gardait la sienne dans son sac. Comme elle, il avait trente-trois ans, c’est ce qu’il lui avait dit. Elle le trouvait attirant. Joli sourire, menton volontaire. Sur la photo professionnelle prise pour le journal interne de sa compagnie, avait-il précisé.

Ils avaient convenu de se voir de onze heures à midi. De manière à ce qu’il puisse la reconnaître sans problème, Belinda avait dit qu’elle serait en train de lire Les Grandes Espérances en format de poche. Arrivée à onze heures six, serrant son livre d’une main, elle balaya du regard le café et les tables abritées sous des parasols de la terrasse. Parmi des familles, des étudiants et des professionnels du centre-ville dont les discussions se mêlaient au cliquetis des ustensiles, elle ne repéra personne qui ressemblait à Mark. La serveuse guida Belinda vers une table de la terrasse qui faisait face au parc, à Bloor Street et à son trafic.

Il fallait oser.

Belinda, dans l’ensemble, était une femme peu sûre d’elle, qui avait grandi sur une ferme au sud de Winnipeg, près de la frontière avec le Minnesota. Elle avait été heureuse de suivre l’exemple de sa mère, c’est-à-dire d’épouser un fermier et d’avoir des enfants. Elle avait connu Remmy au secondaire et il était devenu son chum. Ils s’étaient fiancés et fréquentés pendant des années. Belinda avait trouvé un emploi à la banque du village et lui travaillait sur la ferme de son père. Elle s’était promise à Remmy et ils avaient économisé en prévision du mariage. Trois mois avant la noce, au cours d’un bal, elle avait surpris Remmy dans son pick-up en train de faire l’amour avec une femme mariée, une Américaine de Minneapolis plus âgée que lui. Voir cela l’avait anéantie et avait virtuellement ruiné tout ce en quoi elle croyait.

Quelques mois plus tard, sur l’insistance de Belinda, le directeur de la banque lui avait déniché un emploi à Toronto. Alors que le bus quittait la ville, Belinda avait vu le camion de Remmy avant qu’il ne disparaisse. Avec sa vie d’avant.

Belinda s’était fondue dans la ville avec succès, travaillant dans une grosse firme de comptabilité, où elle secondait l’assistant du directeur adjoint des approvisionnements. Chez elle, elle se consacrait à ses puzzles, à la peinture sur pots en céramique, elle fabriquait des bibelots en acier poli, lisait et regardait de vieux films. Quelque temps auparavant, elle s’était acheté un ordinateur pour surfer sur Internet, visiter les sites de discussions, rencontrer des gens, sans prendre cela au sérieux tout en restant convaincue que ça l’aidait à vaincre sa solitude. Puis elle avait fait la connaissance de Mark par Internet.

Nous partageons quelque chose d’extraordinaire.

Voilà, j’y suis. Belinda consulta sa montre. Si la confidentialité et l’anonymat des rencontres en ligne la rassuraient, elle était cependant inquiète. C’était leur premier face-à-face, et elle avait pris ses précautions. Elle n’avait jamais fourni d’informations personnelles. Et elle avait accepté cette rencontre dans un endroit public, le matin, et pour une courte durée. En fait, c’était son premier rendez-vous avec un homme depuis sa rupture avec Remmy.

Qu’est-ce que c’était ? Quelque chose de l’autre côté de la rue. Le reflet d’une paire de jumelles ? Belinda scruta la forêt sombre du parc. C’est comme si on avait braqué quelque chose sur elle pendant une seconde. C’est idiot. Elle haussa les épaules. Le parc était grand et animé. Beaucoup d’amateurs d’ornithologie le fréquentaient. Elle regarda à nouveau et ne remarqua rien d’anormal.

À midi et quart, toujours aucun signe de Mark. La serveuse demanda à la jeune femme si elle comptait dîner. Belinda secoua la tête, paya ses consommations et s’en alla.

Marchant dans High Park, elle s’en voulut qu’on lui ait fait faux bond. Il est vraisemblablement venu, m’a regardée, s’est dit que j’étais « trop moche » et a passé son chemin.

Le parc, l’ombre fraîche d’un érable géant, les forêts de chênes couvrant les allées qui serpentaient dans les collines, les vallées et les massifs, tout cela lui fit du bien. Tu vas t’en remettre. Ce n’était qu’une blague. Elle poursuivit son chemin par les allées qu’elle préférait. Jusqu’à la fin des années 1880, le parc avait été une ferme aux dimensions tentaculaires. L’architecte qui en était propriétaire s’était arrangé pour en faire don à la ville de Toronto, l’un de ses vœux étant que son épouse et lui-même puissent y être enterrés. Quel romantisme ! Belinda contempla les cygnes sur la mare Grenadier. Symboles de la pureté de l’amour.

Mark, tu n’es qu’un sale con. Belinda cligna des yeux à toute vitesse, assise sur un banc, en regardant fixement ses mains vides. Les hommes sont tous des cons. Elle se leva pour s’en aller, se retourna brusquement et s’intéressa à un étrange individu qui se trouvait seul sur un banc à quelque distance. Il détourna la tête, mais Belinda sentit qu’il l’observait. Elle regarda alentour. Un jeune couple poussait son bébé dans sa poussette pendant qu’un autre bambin faisait ses premiers pas à côté, un homme à lunettes de soleil avec une caméra vidéo grosse comme la main filmait les cygnes glissant sur l’eau, un adolescent et une fille assis dans l’herbe à rigoler et roucouler. Faut mettre ça sur le compte de mon imagination.

Belinda rentra chez elle en claudiquant.

 

Dans l’ascenseur, elle commença à avoir faim et se souvint qu’il lui restait une boîte de crème glacée dans le congélateur. Au caramel écossais. Elle passa un t-shirt et un jean, prit la crème et se dirigea vers le balcon. Ça vaut bien un lunch. Elle savoura cuillerée après cuillerée tout en essayant de ne plus penser à ce qui venait de lui arriver. Où pouvait-il être ? Que s’était-il passé ? Avait-il une quelconque idée du mal qu’il lui avait causé ? à quel point il l’avait blessée ? Sale con. Elle vérifia ses courriels, des fois qu’il lui aurait écrit.

Rien.

C’est quoi, ce bruissement ? Et ce bruit sourd ?

Belinda retint son souffle. Qu’est-ce que ça pouvait être ? Cela venait de la chambre. De sa chambre. Elle attendit. Comme si quelque chose était tombé. OK. Allons voir. La porte de la chambre était ouverte. Elle jeta un œil dans la pièce. Aux tableaux suspendus aux murs. Au lit qui était fait. Rien n’était dérangé. Elle était allée dans la pièce quelques minutes plus tôt pour se changer. La penderie ? Elle regarda la grande porte coulissante. Quelque chose serait tombé à l’intérieur ? Les vêtements qu’elle venait de pendre ? Belinda posa la main sur la poignée de la penderie, qu’elle fit coulisser, accrochant quelque chose, de haut, qui s’écroula sur elle. « Ah merde ! » Tout devint flou, des magazines lui tombèrent sur la tête, les épaules, le visage depuis une étagère du haut. « Aïe ! » Mais comment ç’a pu se produire ?

Elle se mit à ramasser les magazines. J’ai dû les entasser après m’être changée. Belinda soupira, secoua la tête. Quelle journée ! Tout en empilant à nouveau les magazines, elle décida d’appeler sa mère. À quoi bon attendre dimanche soir pour prendre des nouvelles ? Après, peut-être pourrait-elle aller au cinéma, à une séance de l’après-midi. Elle se souvint d’avoir vu une affiche pour un classique qui passait à l’ancien théâtre à quelques rues à l’ouest de Bloor.

Le téléphone de sa mère sonna longtemps. Belinda se dit qu’on était samedi, que sa mère avait dû aller magasiner. Le répondeur se mit en route.

— Salut, maman. C’est moi. Je me suis dit que je pouvais t’appeler plus tôt aujourd’hui. Je rappellerai demain. Je t’aime.

Elle se souvint du titre du film : Roméo et Juliette, et se tourna vers les journaux pour connaître les heures des séances. Elle prit le premier d’entre eux et se figea.

Mais qu’est-ce que c’est que ça ?

Le Star était par-dessus le Sun. La dernière fois qu’elle avait regardé les journaux, ils n’étaient pas dans cet ordre. Serait-ce… ? La perplexité la gagna. Serait-ce ? Allez, redescends sur terre, c’est tout simplement idiot. Oublie ça et vérifie donc les horaires des séances. Et c’est ce qu’elle fit.

La première séance était à six heures moins le quart, c’était parfait. Il n’y aurait pas grand monde, juste quelques couples. Ça lui laissait le temps de faire du ménage, une brassée de linge, de renouer avec la routine de ses fins de semaines.

Dans la salle de lavage, l’odeur d’assouplissant et de savon à lessive et les machines qui ronronnaient comme un chœur ancien, Belinda essaya de toutes ses forces de refouler son sentiment d’humiliation, refusant l’idée d’avoir été manipulée et tout parallèle avec ce qu’avait fait Remmy tant d’années auparavant.

Quand ce fut l’heure de partir pour le cinéma, Belinda passa un ensemble de laine. Elle se rendit au cinéma à pied, s’inquiéta de sa claudication et projeta de prendre un taxi pour rentrer. Allez, encore un rendez-vous avec moi-même. Elle acheta son billet, du popcorn et une boisson. La salle était petite. Elle regarda autour d’elle. À première vue, elle était la seule spectatrice. Elle s’assit sur la droite, près du mur.

Il s’agissait de la version de 1968 de Franco Zeffirelli, avec des acteurs encore adolescents. Belinda adorait cette version, elle la jugeait pleine de poésie. L’intensité sentimentale pinça ses cordes sensibles jusqu’à lui tirer les larmes. Pendant qu’elles coulaient, Belinda comprit que son chagrin n’avait rien à voir avec le film, mais qu’elle pleurait sur son propre sort. Elle était venue s’asseoir dans une salle obscure pour s’apitoyer sur sa solitude.

Belinda ne sentit pas qu’on l’observait.

Elle ne sut jamais qu’en appelant sa mère au téléphone elle lui avait parlé pour la dernière fois.

Elle ne sut jamais que les dernières images qu’elle vit de manière consciente furent celles de Juliette en train de s’ôter la vie avec la dague de Roméo.

Car la lumière de l’écran baignait la face larmoyante de Belinda et illuminait le visage constellé de cicatrices d’Eugene Vryke. Assis dans la rangée de sièges derrière celle de la jeune femme, tel un serpent lové sur lui-même, il se tenait prêt à mordre.