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Depuis son bureau de la salle de rédaction du Star, Reed composa un numéro dans le Kentucky. À la quatrième sonnerie, une femme décrocha :

— Allô ?

— Je souhaiterais parler à Dolores Finch.

— C’est moi.

— Vous êtes la mère d’Amy Finch ?

La voix opta pour un ton prudent.

— Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Tom Reed. Je suis journaliste en Californie, au San Francisco Star.

— Et pourquoi m’appelez-vous ?

— Voilà, m’dame, en enquêtant sur des affaires non élucidées, je suis tombé sur les rapports concernant le meurtre d’Amy…

— Il y a du nouveau ? On a arrêté quelqu’un ?

— Non, rien de tout ça. Ici une jeune femme a été assassinée dans une boutique de robes de mariées. Vous en avez peut-être entendu parler ?

— Peut-être ai-je vu quelque chose là-dessus, je n’en sais rien. Pourquoi appelez-vous ?

— Voilà, j’ai entendu dire, mais ce ne sont que des spéculations, que notre affaire de San Francisco pourrait être liée à d’autres affaires similaires qui sont arrivées un peu partout au pays…

Reed laissa ses paroles en suspens tout en regardant les copies d’articles sur le meurtre d’Amy Finch parues dans l’Enquirer. UNE EMPLOYÉE DE BUREAU SAUVAGEMENT ASSASSINÉE affichait un gros titre. La photo d’identité en couleurs montrait une fille toute simple originaire d’une petite ville. Trente et un ans. Célibataire. Vivait seule. Travaillait dans une tour à bureaux du centre de Cincinnati. Saisissait des données pour une firme nationale de marketing. Sur une carte, un point montrait l’endroit où son cadavre avait été retrouvé dans une usine abandonnée de transformation de viande. Selon un informateur de Reed, dans les articles on ne disait pas qu’Amy Finch avait été poignardée avec une telle rage que la lame brisée du couteau à steak utilisé par le tueur avait été retrouvée enchâssée dans le cœur de la victime.

— Comment voulez-vous que je sache si le meurtre d’Amy est lié à d’autres affaires ? Comment voulez-vous que je sache une pareille chose ?

— Quelqu’un de l’escouade des Homicides de Cincinnati ou le FBI vous aurait-il récemment fait part de certaines hypothèses comme celle que le meurtre de votre fille pourrait être lié à d’autres cas semblables ?

— Absolument pas.

— Amy avait-elle des amis en Californie ?

— Non. Des amis, elle en avait pas beaucoup. Elle était… non.

— Les policiers vous ont-ils dit qu’ils suspectaient quelqu’un ?

— Non, répondit Dolores Finch tout en réfléchissant. Monsieur Reed, si vous êtes au courant de quelque chose au sujet de la mort de ma fille, je pense qu’il serait cruel de votre part de ne pas m’en informer. Ici, on s’efforce d’oublier.

— Je comprends. Mais je ne sais rien. C’est juste qu’en Californie il se murmure des choses autour de ressemblances entre notre affaire de meurtre et d’autres affaires du même type.

— Quel genre de ressemblances ?

— Eh bien, à en croire la presse, il semblerait qu’Amy et Iris Wood, la femme assassinée à San Francisco, étaient toutes deux des jeunes femmes très réservées, elles travaillaient dans de grandes villes, habitaient seules, allaient fréquemment sur des sites Internet, cette sorte de choses.

Dolores laissa passer un long moment avant de répondre. Reed l’entendit renifler.

— Parfois, répondit-elle, je l’incitais à sortir avec ses collègues de bureau et à rencontrer des gens. Mais Amy me répondait que sur Internet elle avait tous les amis dont elle avait besoin.

— A-t-elle cherché à en rencontrer certains ?

— Je crois qu’on va en rester là. La journée a été rude. Au revoir.

Reed entendit Dolores Finch raccrocher. Ce qu’il fit à son tour, pensif, puis il dessina un astérisque vis-à-vis la ligne de son calepin où était écrit Cincinnati – Amy Finch.

— Alors ? La pêche a été bonne ? lui demanda Molly depuis le cubicule voisin.

— Non, rien. Et toi, Molly, de ton côté ?

— Toujours bredouille. Je viens de rayer Boston de la liste, ils m’ont dit où je pouvais me la mettre, notre histoire. Je vais rappeler Détroit. La mère était incohérente. Tom, on ne travaille que sur des hypothèses.

— Je sais. Mais ça n’exclut pas l’existence d’un lien.

Reed descendit dans sa liste extraite des dossiers que Lou Del Grachi, du Daily News, lui avait envoyés par télécopie. Cette liste s’était étoffée d’autres noms que Reed et Wilson avaient tirés de nouvelles banques de données. On raya également de la liste le crime de Seattle. Il restait à Reed à appeler les parents de femmes assassinées à Charlotte, Phoenix et Atlanta. Les bracelets de Molly cliquetèrent quand elle se prépara à partir. Elle s’approcha du bureau de Tom en mettant son magnétophone et son calepin dans son sac.

— Regarde, dit-elle, Brader s’amène par ici.

Reed resta concentré sur son ordinateur et demanda :

— Il n’a toujours pas la moindre idée de ce sur quoi nous travaillons, n’est-ce pas ?

— Non, non.

— Je vais m’arrêter au FBI, histoire de voir ce que je peux tirer de mes contacts là-bas ; après j’irai à la conférence de presse sur le démantèlement du trafic de drogue.

— J’ai adoré l’idée de la drogue passée d’Amérique du Sud dans des crucifix. Tu dois croire que tu bénéficies d’une immunité divine en te servant de Dieu comme mulet.

— Très drôle.

— Wilson, dit Brader en décochant un sourire. Assurez-vous que les typos disposent du temps et de la bonne place pour l’article sur le trafic de cocaïne dans des crucifix. On pense à le mettre en première page.

— C’est déjà fait, répondit Molly avant de prendre congé.

— Reed, qu’as-tu à me proposer aujourd’hui ?

— Je cherche des pistes sur l’affaire du crime de la boutique de robes de mariées.

— Quel genre ? demanda Brader en envahissant la bulle de confort de Reed.

Il posa une fesse sur le coin du bureau du journaliste et allongea ses longues jambes toutes maigres. Il croisa les bras. Sur une feuille jaune de son bloc-notes figurait la liste des journalistes avec une brève présentation de leurs articles. Reed aperçut :

Wilson – crucifix à la cocaïne avec photos à la une ??

Reed – Errements des flics – en rapport avec meurtre mariée

L’attention de Brader se concentrait sur le départ de Molly Wilson. Il caressait de la main ses cheveux parfaitement ordonnés et du regard le postérieur de la jeune femme. Ses narines s’évasèrent.

— Alors, Reed, quel genre de piste cherches-tu ?

— J’essaie de trouver ce qui lierait notre crime de la boutique de mariées à d’autres commis à travers le pays.

— Ah oui ? s’étonna Brader en retournant vers Reed. T’as entendu parler de quelque chose ?

— Simplement d’hypothèses croisées avec des rumeurs. Je tiens à les vérifier. Il me faut un peu de temps. Je crois que ça vaut la peine de creuser le sujet.

Brader porta un poing à sa bouche, se rongea un bout d’ongle du pouce et examina le résultat.

— Je pense que pour aujourd’hui tu peux étayer ton article avec le témoignage du gars qui a vu le flic dans une voiture banalisée arrêter Iris Wood.

— Le témoin qui prétend avoir vu un flic, rectifia Reed. Souviens-toi que, à la suite à mon article, le service de police de San Francisco, après avoir vérifié les allées et venues des véhicules de tous les services de police de la baie, a émis un communiqué qui rejetait l’hypothèse qu’il puisse s’agir d’un flic.

— Malgré tout, mon petit doigt me dit qu’il ne faut pas négliger cet aspect de la question, précisa Brader. Je veux que tu m’écrives un article sur les errements de la police. Renseigne-toi auprès des experts en psychologie, ce genre de chose, penche-toi sur les affaires récentes qui ont défrayé la chronique, tu peux peut-être interroger ce flic d’East Bay qui est en prison pour avoir attaqué des banques. Rends ça contextuel. Relie l’ensemble au meurtre de la mariée.

— En un mot, tout faire comme c’est écrit dans la petite note que tu as là.

Brader recracha un morceau d’ongle de son pouce.

— As-tu un problème avec cet ordre, Reed ?

— Absolument pas. Mais cette histoire de faux flic ne mènera nulle part.

— Dans ton article, tu as affirmé que ton témoin a dit avoir vu un flic.

— Mon article précisait aussi qu’il pouvait s’agir de quelqu’un qui se faisait passer pour un flic. Selon moi, c’est prématuré de traiter l’affaire sous l’angle que tu proposes.

Prématuré, répéta Brader dont les traits se durcirent.

— Accorde-moi du temps pour creuser les pistes en cours. J’ai une sérieuse intuition qui me dit que ça peut déboucher sur quelque chose d’énorme.

— Tu as une sérieuse intuition ?

Le téléphone de Reed sonna.

— Reed, contente-toi de rédiger l’article que je t’ai commandé, ordonna Brader qui se prépara à partir.

Le téléphone de Reed continuait à sonner.

— Mais ça rime à rien ça, Clyde.

Brader s’arrêta et se retourna.

— Qu’est-ce que t’as dit ?

Reed tendit la main pour décrocher, mais celle de Brader se posa dessus en l’empêchant de répondre.

— Hé !

— Reed, dans mon bureau. Immédiatement.

Brader s’éloigna d’un pas martial. Reed fit pivoter sa chaise et se passa une main sur le visage. Son téléphone en arrivait au milieu de la troisième sonnerie, à deux doigts de déclencher le répondeur, quand Tom décrocha.

— Tom Reed.

— C’est Glen Spivey.

Glen appelait d’un cellulaire. En fond sonore on entendait le vacarme d’une scie circulaire et des martèlements.

— Vous m’avez laissé un message ce matin pour obtenir la liste des matériaux qu’on a utilisés chez vous.

La ligne craquait, il y avait des parasites.

— Oui, Glen, c’est exact. La ligne est mauvaise.

Reed farfouilla à toute vitesse dans le tas de papiers, dossiers, articles de presse qui encombraient son bureau pour mettre la main sur les rapports médicaux de Zach contenant les questions particulières à poser aux entrepreneurs.

— Reed ! appela Brader depuis le pas de la porte de son bureau.

— Je vous demandais, monsieur Reed, s’il y a un problème avec les travaux qu’on a effectués ?

— Non, Glen, ça n’a rien à voir avec les travaux. Mon fils souffre peut-être d’une allergie et j’ai besoin que vous m’aidiez à… Allô ? Allô ? Glen ?

Plus rien.

Reed raccrocha violemment le combiné. Il avait perdu la ligne, et aussi patience. Fuck ! Chacun de ses pas en direction du bureau de Brader alimentait sa colère ; il s’en voulait d’avoir blessé Ann et Zach en étant obnubilé par l’affaire Iris Wood, il s’en voulait de ressentir ce besoin irrépressible de traquer le monstre qui avait exposé la jeune femme dans la vitrine de robes de mariées. Il s’en voulait d’avoir trahi sa famille pour continuer son article et bien d’autres auparavant. Il souffrait de cette obligation de tout sacrifier tout en devant composer avec des gens comme Brader. Regarde-le dans son bureau, qui desserre sa cravate, qui met les mains sur les hanches. Reed ne put réprimer un ricanement en repensant à leurs jeunes années, quand ils travaillaient à l’AP, quand il respectait Brader et éprouvait même de l’affection pour le bonhomme. Regarde ce qu’il est devenu. Un directeur entre deux âges, de moyenne envergure, qui fait des avances aux femmes et abuse de son eau de toilette dont son bureau empeste.

— Ferme la porte, s’il te plaît, Tom.

Reed se souvint que, la semaine d’avant, dans les toilettes, Al Booth, un rédacteur de permanence de nuit, qui travaillait au journal depuis longtemps, avait raconté avec moquerie comment Brader, après quelques bières dans un bar, avait dit qu’il se donnait « moins de trois mois pour baiser Wilson ». Regardant la petite photo encadrée de l’épouse et des filles de son supérieur, Reed se sentit peiné pour elles, puis la honte prit le dessus, car si Brader convoitait d’autres femmes que la sienne, Tom de son côté était insatiable sur le plan professionnel.

— Tu sais ce que c’est, ton problème, Tom ?

— Il est droit devant moi, le problème.

— Tu es incapable d’obéir aux ordres.

— As-tu une idée du nombre de rédacteurs qui m’ont déjà dit ça avant que tu ne débarques ici, Clyde ?

Brader tint ses pouce et index à quelques millimètres l’un de l’autre et répliqua :

— T’es à ça d’être foutu à la porte.

— Tu sais ce que c’est, ton problème ? C’est que tu te prends encore pour un journaliste.

— Admets donc, Reed, que tu enrages parce je sais comment tu fonctionnes. Professionnellement, tu n’es pas si bon que ça.

— La vérité, c’est que tu ne me pardonneras jamais d’avoir figuré sur la liste des finalistes du Pulitzer. Avec moi, tu peux pas t’empêcher de rivaliser pour pouvoir dire que tu as gagné, d’une manière ou d’une autre. Mais c’est pas important, Clyde, parce que tu n’es pas journaliste. Ta carrière s’est arrêtée le jour où tu as quitté la rue. Ta job, c’est de calculer les budgets, d’organiser les congés, de noircir ton petit bloc-notes avec des titres d’articles et de te persuader que tu fais toujours partie de l’équipe de journalistes.

Brader s’assit en regardant Reed avec insistance.

— Clyde, tu te désespères de prouver que tu m’as battu d’une manière ou d’une autre, mais c’est faux. Si tu veux lutter avec moi, faut retourner travailler dans la rue.

L’œil gauche du rédacteur en chef eut un petit mouvement convulsif alors que Brader mettait ses mains en tour Eiffel.

— Refuses-tu l’ordre que je t’ai donné ?

— Non.

— Alors, mets-toi au boulot. Je te laisse deux jours.

— C’est trop tôt pour faire un article.

— Reed…

Le téléphone de Brader sonna. Il prit l’appel :

— Brader. Bonjour. Non. Je n’ai pas oublié.

En voyant Brader consulter sa montre, Reed se dit que c’était sûrement sa femme qui l’appelait. Sur la petite photo encadrée, la femme et les filles de Brader regardaient les deux hommes. Reed se rappela la phrase de Brader rapportée par Al Booth, dans laquelle il se vantait « de baiser Wilson dans moins de trois mois ». Il remarqua le parfum de Brader, sa veste de costume soigneusement pendue sur un cintre de bois, ses cheveux parfaitement peignés et son sourire éclatant. Tom secoua la tête quand Brader posa une main sur le combiné.

— Je te laisse quarante-huit heures, Reed, sinon je te jure que tu seras muté à la rubrique Art de vivre.

Reed se dirigea vers les distributeurs automatiques de la salle de rédaction, marcher devrait le calmer, il acheta une boisson gazeuse et un sac de croustilles. Quand il retourna à son bureau, le voyant rouge du répondeur clignotait sur son téléphone. Le premier message provenait de Glen Spivey, l’entrepreneur. Reed le rappela, tout en se mettant à nouveau à chercher le dossier de Zach dans le fatras qui traînait sur son bureau. Il ne le trouva pas. Il obtint la boîte vocale de Spivey. Bon sang !

Le message suivant provenait de Roland Snell, qui lui téléphonait depuis Phoenix. Reed le rappela immédiatement.

— Monsieur Snell ?

— Oui, répondit une voix grave de baryton.

— Tom Reed, San Francisco Star.

— J’ai bien reçu votre message.

Snell avait l’air de quelqu’un d’amical et d’intelligent. Cependant, quelque chose dans sa voix chagrina Reed. Un peu comme si Snell s’attendait à ce qu’il appelle.

Elinor, la fille de Snell, trente-trois ans, secrétaire au ministère du Revenu de l’Arizona, avait été assassinée quelques mois plus tôt. On avait retrouvé sa Sunfire dans un coin éloigné d’un stationnement de centre commercial du quartier de Cactus Park. Son cadavre se trouvait dans le coffre. Elinor était célibataire et vivait seule. Elle fréquentait l’église chaque dimanche. Elle avait postulé pour devenir bénévole dans un centre accueillant des sans-abris. On avait pensé qu’un vagabond l’avait suivie un soir jusqu’à sa voiture, mais cette hypothèse avait été battue en brèche car, à en croire les articles du Republic, la victime n’avait pas été agressée sexuellement et on avait retrouvé dans son sac à main son argent, ses cartes de crédit et les clés de son appartement.

— En effet, j’ai entendu parler de l’affaire de la boutique de mariées de San Francisco, poursuivit Snell après que Tom lui eut expliqué la raison de son appel. Ce jour-là, je pense que j’étais à Sacramento où je livrais un chargement de bois. J’arrivais de Spokane.

Snell était chauffeur-routier. Dans un des premiers articles concernant la mort de sa fille, il avait raconté au Republic que, lorsque Elinor était enfant, il lui était arrivé de l’emmener avec lui en voyage. « Ma petite fille a découvert l’Amérique sur le siège passager d’un Freightliner ; la façon dont elle est morte m’a anéanti. »

Snell fit remarquer à Reed qu’il appelait à point nommé.

— Pourquoi ?

— Eh bien, j’étais en ville pour affaires et je viens de rentrer à la maison. Comme j’avais rendez-vous avec un avocat au sujet des affaires d’Elinor, j’ai profité que j’étais à Phoenix pour rendre visite à l’escouade des Homicides, au cas où Bill Sample serait dans le coin.

— Qui est Bill Sample ?

— C’est le détective qui a enquêté sur le meurtre d’Elinor. Je suis passé voir s’il y avait du nouveau. Je suppose que c’est pour ça que vous appelez de San Francisco, à cause de la nouvelle piste ?

La nouvelle piste ? s’étonna Reed en réfléchissant à cent à l’heure. De quelle nouvelle piste parle-t-il ? Bluffe, fais comme si tu étais au courant.

— Vous en pensez quoi, monsieur Snell, de la nouvelle piste ?

— Ça me redonne espoir. Bill m’a dit qu’il n’était pas censé m’en informer, mais depuis la mort de ma fille on en a vu de toutes les couleurs, et cette piste lui a pas mal redonné confiance.

— Vous m’en direz tant.

— Il va se soi qu’il ne m’a pas soûlé de détails, il m’a simplement rapporté ce que le FBI lui avait dit, comme quoi cette affaire de San Francisco pourrait bien avoir un lien avec celle d’Elinor. Et avec toutes les autres.

Toutes les autres.

Reed déglutit. Bon sang de bon sang !