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Quand Vryke entendit le mugissement de la sirène et vit les éclairs de lumière rouge dans le rétroviseur, ses doigts se crispèrent sur le volant.

Son pied droit se contracta sur la pédale d’accélérateur. L’instinct poussait Vryke à prendre la fuite. Mais après réflexion il se gara sur le bas-côté. La voiture de police banalisée se rangea juste derrière lui. Les crachotements de sa radio de bord déchirèrent la quiétude de ce coin de montagne. Vryke eut de la peine à déglutir. Garde les mains sur le haut du volant. Reste calme. Le coin était joli. Le soleil déclinait. Vryke jeta un œil dans le rétroviseur. Un jeune flic dans son véhicule de patrouille. Qui parle dans sa radio. Énumère le numéro de plaque de la voiture de location de Vryke.

Reste calme. T’énerve pas.

Le flic écoutait, attendait que sa radio lui réponde. Vryke avait quitté son hôtel de Banff un peu plus tôt dans la journée, décidé à filer vers l’est par l’autoroute 22 avant d’emprunter le tronçon parallèle aux Rocheuses de l’Alberta. Puis il avait pris vers l’ouest, par le col de Crownsnest, qui devient l’autoroute 3, cette voie d’une beauté à couper le souffle qui traverse les montagnes de Colombie-Britannique en longeant la frontière avec les États-Unis. Eugene Vryke venait juste d’entrer en Colombie-Britannique quand la voiture de ce flic avait surgi de nulle part. Tiens, voilà qu’il met pied à terre, ajuste sa casquette et s’en vient.

— Bonsoir, m’sieur.

L’officier approchait de la trentaine. Un bon mètre quatre-vingts. Le genre sportif. Il portait un pantalon bleu marine avec une large bande jaune verticale sur les côtés et une chemise kaki sous un gilet pare-balles bleu en kevlar. Son nom s’étalait sur une plaque de cuivre : CONSTABLE ALLAN KRELL. Vryke remarqua l’arme rangée dans un holster suspendu au ceinturon de cuir. Il vit un écusson avec RCMP GRC cousu sur l’épaule. La visière de la casquette abritait un regard vif et intelligent qui croisa celui de Vryke. Le flic n’émit pas la moindre réaction en découvrant les cicatrices d’Eugene.

— Bonsoir, constable.

— Pourriez-vous couper le moteur, je vous prie ?

Vryke obéit.

— Où allez-vous ?

— À Vancouver. Ai-je fait quelque chose qu’il ne fallait pas ?

— Vous arrivez de l’Alberta ?

En acquiesçant, Vryke remarqua l’alliance en or du jeune flic.

— La vitesse maximale autorisée en Colombie-Britannique est différente de celle de l’Alberta.

— Ah ? Je suis américain. Je l’ignorais.

— Le passage des milles aux kilomètres peut induire en erreur, expliqua le flic en décochant un beau sourire. Je vais avoir besoin de votre permis de conduire et des papiers du véhicule.

Permis de conduire. Le pouls de Vryke s’accéléra. Il n’avait que son véritable permis, celui du Maryland. Les divers faux documents dont il se servait dans le cadre de sa mission se trouvaient dans le coffre, cachés dans la doublure d’une valise.

— Monsieur ? Permis de conduire et papiers du véhicule je vous prie.

— Pardonnez-moi. J’ai eu une rude journée. C’est un véhicule de location.

— Alors l’enregistrement devrait se trouver dans la boîte à gants ou glissé dans le pare-soleil. Je voudrais aussi jeter un œil au contrat de location.

C’est en trouvant les documents de location que Vryke se rappela qu’il avait loué le véhicule sous un autre faux nom. Pourquoi n’avait-il pas anticipé ce qui lui arrivait ? Il tendit au policier l’enregistrement de la voiture et son véritable permis de conduire.

Le gendarme déplia le document, considéra le permis de Vryke et demanda :

— Qui a loué le véhicule ?

— Un ami.

— Le contrat stipule qu’il n’y a qu’un seul chauffeur d’assuré. Je ne vois pas votre ami, où est-il ?

— Il a dû me devancer en prenant l’avion. Je vais le retrouver à Vancouver.

Prudence. Ne te perds pas dans les détails. Ceux qui mentent en fournissent toujours trop.

Le gendarme réfléchit un instant avant de demander :

— Vous avez le droit de refuser, monsieur, mais j’aimerais que vous m’ouvriez le coffre.

Vryke sentit sa gorge s’assécher. Ouvrir le coffre ? N’hésite pas. Coopère.

— Pas de problème, répondit-il en tirant sur la manette.

Le policier gagna l’arrière de la voiture et jeta un œil aux valises et aux sacs d’ordinateurs. Nom de Dieu ! Les étiquettes sur les bagages ! Est-ce qu’elles correspondaient aux noms qui figuraient sur le permis et sur le contrat de location ? Vryke réfléchit à cent à l’heure.

V’lan ! Le flic venait de refermer le coffre.

— J’en ai pour une minute, monsieur, lança le policier qui regagna sa voiture de patrouille.

Vryke le regarda du coin de l’œil dans le rétro, étudiant la moindre mimique, la moindre réaction sur le visage du policier. Le flic énonça les coordonnées de Vryke dans sa radio, coordonnées que le répartiteur, qui en fait était une femme, passa au crible du Centre d’information de la police canadienne, un organisme qui fournit des données sur les crimes, les criminels et les alertes. Ne te retourne pas. Il a peut-être une caméra en train de te filmer. La voix dans la radio, qui troubla la quiétude du crépuscule, était bien celle d’une femme. Vryke vit le policier sourire quand il partagea une blague avec sa collègue. Puis il le vit écrire quelque chose sur sa planchette. Devait-il prendre la fuite ? Eugene entendit distinctement la voix de la radio : « … Aucun signalement, Al. »

Le flic réapparut à la portière et rendit les documents à Vryke.

— Pour cette fois je vais juste vous mettre en garde et vous demander de respecter la vitesse autorisée et ce qu’indique votre compteur qui marque les milles et les kilomètres.

— Vous ne me donnez pas de contravention ?

— Je la garde pour la prochaine fois, répondit le gendarme en souriant.

Il regagna son véhicule, éteignit le gyrophare et démarra en trombe.

Vryke demeura assis quelques minutes à son volant avant de se remettre en route et de repartir pour quelques heures.

 

À l’écart d’un hameau, il prit une chambre dans un motel à demi caché par la forêt de pins. Il appela Vancouver pour confirmer les détails qui lui permettraient de passer la frontière. Il n’y en a plus pour très longtemps, se dit-il sous la douche dont l’eau chaude le détendit et lui fit oublier qu’il l’avait échappé belle lors de son interpellation sur la route.

Puis il trouva quelque réconfort dans ses ordinateurs, avec le rappel de ses visions et cette femme qui l’attendait. Eugene se dit qu’en sa compagnie l’éternité s’annonçait magnifique et il goûta ce qu’elle lui avait écrit : La pureté de l’amour peut vaincre toutes les ténèbres.