Pendant qu’on enterrait Belinda Holcomb dans un minuscule cimetière situé à deux pas de la frontière du Manitoba avec le Minnesota, à Toronto les détectives de l’escouade des Homicides redoublaient d’efforts pour traquer le tueur.
Reesor et Winslow rassemblèrent tous les éléments dont ils disposaient sur le crime de la jeune femme afin d’alimenter un puissant programme informatique destiné à traquer les tueurs en série sévissant dans diverses juridictions.
Le pendant canadien du VICAP du FBI a pour nom le ViCLAS, le Système d’analyse des liens entre les crimes violents. Administré localement dans des centres régionaux, il l’est sur tout le territoire par la Gendarmerie royale du Canada. À l’instar de certains États américains, la loi en vigueur dans la province canadienne de l’Ontario veut que les policiers enquêtant sur des crimes violents et majeurs soumettent leurs affaires au ViCLAS.
Bien que friand des bases de données, comme la plupart des policiers Reesor renâclait à l’idée de les solliciter chaque fois qu’il héritait d’un nouveau crime avec un suspect déjà incarcéré, un tueur occasionnel, dont il savait qu’il ne recommencerait pas, un de ces J’avais pas l’intention de le tuer, sans lien avec une autre affaire ou une autre personne que la malheureuse victime.
La GRC a adapté le concept du VICAP du FBI et l’a renforcé en exigeant des détectives qu’ils répondent aux deux cent soixante-deux questions des dossiers d’agressions sexuelles et d’homicides et de consigner le moindre détail de la scène de crime, y compris les preuves gardées sous le coude.
Pour Reesor, comme pour la plupart des flics, c’était là que le bât blessait. Il voyait d’un mauvais œil cette obligation légale de communiquer ses preuves secrètes. Souvent, il se disait que la preuve secrète était plus que cruciale dans une enquête, elle était l’enquête.
Et c’était sans parler du problème de sécurité. À travers tout le pays, seule une poignée de spécialistes avaient accès au système. Placés sous des lois particulières, les renseignements qu’ils analysaient étaient classés confidentiels. Leur diffusion était interdite. Un seul spécialiste, travaillant en collaboration avec les gens chargés de l’enquête, pouvait connaître les preuves secrètes classées X dans le système. Le réseau informatique autonome était doté de ses propres dispositifs de sécurité qui suivaient à la trace et enregistraient tous ceux qui compulsaient un dossier.
Malgré cela, des enquêteurs craignaient les fuites et renâclaient à soumettre les affaires.
Pour Reesor, le système représentait un surplus de paperasserie qu’on ajoutait au fardeau existant de bureaucratie, alors que la tâche d’un policier consiste à chercher des pistes sur le terrain et à appréhender des suspects. Winslow et lui suaient souvent sang et eau pour trouver une preuve-clé dans une affaire. Reesor en était malade de devoir partager leur trouvaille avec des collègues fainéants et je-m’en-foutistes d’autres juridictions. S’il arrivait qu’on oubliât de remplir le ViCLAS, il se trouvait toujours un superviseur pour rappeler aux détectives de le faire avant la date légale.
— Je te jure, Jackie, avec ce truc-là j’ai des fois l’impression de passer un examen, confia Reesor à sa collègue après deux heures passées à remplir le questionnaire.
— Je partage ton sentiment, mon chou, mais on sait que ça fonctionne. Voilà l’autopsie.
Tels étaient le ViCLAS, le VICAP et d’autres systèmes du même tonneau. Les années passant, le nombre d’affaires soumises par les forces de police augmentant, tout comme le recours aux systèmes, un nombre croissant de success stories émergèrent. Dans l’une d’elles, un crime vieux de vingt ans trouva sa résolution quand une escouade chargée des affaires classées soumit le dossier au FBI à Quantico. En moins d’une heure, grâce à une étude graphologique de l’écriture du tueur retrouvée sur les deux scènes de crime, on avait établi le lien avec un nouvel homicide commis à Orlando, en Floride. Dans un autre dossier, le ViCLAS avait relié les meurtres de sept prostituées, cinq à Détroit et deux à Windsor, de l’autre bord de la rivière, et un chauffeur routier. Les irréductibles de la trempe de Reesor commençaient gentiment à y voir clair.
Reesor étudia le rapport de Fydor concernant le lambeau d’étiquette codée d’aéroport, ainsi que la liste des aéroports susceptibles de l’avoir émise : Buffalo, Burbank, Baltimore, Abilene, West Palm Beach, Billings, etc.
Laquelle nous mènera à l’assassin ?
Puis Reesor soumit l’intégralité des détails concernant l’empreinte de chaussure, certain qu’on trouverait les réponses à cette affaire en dehors de Toronto.
— C’est parti, Jackie ! s’exclama Reesor en refermant son manuel du ViCLAS, où son enquête extrêmement détaillée allait atterrir.
Son superviseur signa la soumission. Le dossier fut adressé à l’escouade chargée des agressions sexuelles, qui assurait la coordination de toutes les soumissions torontoises avant de les transmettre au centre provincial du ViCLAS.
Ce centre hébergé au quartier général de la police de la province de l’Ontario, à Orillia, se trouvait à une heure de voiture au nord de Toronto. Là, dans un bâtiment neuf et postmoderne, à l’intérieur de la section des sciences du comportement, une spécialiste du ViCLAS entra le dossier dans le système informatique. Elle commença par chercher les liens potentiels avec des crimes similaires commis dans la province et tout le pays. Elle n’obtint pas de réponses immédiates. Des analyses plus poussées, comme la consultation des banques de données des libérés sur parole, celle des dossiers informatiques de la police ou encore des discussions à propos de l’affaire avec d’autres enquêteurs, demanderaient du temps.
Les visages réjouis de son fils et de sa fille, assis sur les genoux d’un père Noël de centre commercial, lui renvoyèrent son sourire depuis une photo encadrée alors qu’elle étudiait les clichés de la scène de crime de Belinda Holcomb, assassinée d’une multitude de coups de couteau en plein cœur alors qu’elle assistait à une projection de Roméo & Juliette dans un cinéma de Toronto. La spécialiste entra ses codes pour avoir accès à la preuve secrète de Reesor. Elle but une gorgée de thé de sa tasse marquée La maman la plus géniale du monde entier et examina chaque détail à trois reprises.
Bon sang, voilà une donnée que nous devrions communiquer.
Elle décrocha son téléphone et poussa une touche de numérotation abrégée.
On répondit dès la première sonnerie.
— Lardner.
— Art, c’est Sadie. As-tu beaucoup de boulot en ce moment ?
— Je suis à la veille de partir en vacances et j’ai des dossiers par-dessus la tête, pourquoi ?
— Parce que j’en ai un pour toi que tu devrais soumettre au VICAP, à Quantico. Le suspect semble se déplacer beaucoup. Tu devrais traiter ce dossier en urgence.
— Pas de problème, gamine.
La base des Moyens opérationnels, techniques et de protection de la GRC se trouve à une centaine de kilomètres au nord de la frontière entre le Canada et l’État de New York. À l’est d’Ottawa, entre autoroutes et banlieues en expansion, presque dissimulée au sommet d’une colline boisée, surplombant des champs de fraises, des vergers de pommiers et des troupeaux de vaches laitières dont la survie en ces lieux est menacée. Les clôtures de grillage qui entourent les installations sont surmontées de chevaux de frise à lames de rasoir. Le bâtiment est protégé par un portail noir, une guérite de gardien et des caméras de sécurité ainsi que des panneaux en indiquant l’accès restreint. Tel un spectre, une tête de bison, emblème de la GRC, domine l’arche de pierres gris clair de l’entrée. Le chant des oiseaux, le claquement des drapeaux ou le ronron de la circulation n’indiquent pas que derrière les fenêtres vert foncé on travaille extrêmement sérieusement.
À l’intérieur de la bâtisse, dans ses quartiers secrets, le sergent Arthur Lardner de la GRC, un spécialiste expérimenté du ViCLAS, doté du niveau maximum d’autorisation, étudiait le tout nouveau dossier de Toronto. Lardner s’était lui-même entretenu au téléphone à diverses reprises avec Reesor et Winslow au sujet des détails cruciaux.
— Soyez prudent avec notre dossier, Lardner, avait recommandé Reesor.
Quand il jugea qu’il en savait assez, Lardner appela le coordinateur du VICAP du FBI à Quantico, qui traitait les dossiers de la GRC. Le gendarme informa son collègue du FBI de cette nouvelle enquête.
— On devrait entrer ça dans notre programme sans traîner, conseilla le spécialiste américain. Envoie-moi ça par télécopieur codé. Tu as le numéro.