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Reed passa de la lumière de l’après-midi à la pénombre et à la fraîcheur d’un bar situé non loin du Quai 39, un repaire d’indicateurs de police. Il tendit un billet de dix dollars au barman et appela Wyatt sur son téléavertisseur avec le téléphone de l’établissement. Quand le téléphone sonna, cinq minutes plus tard, le barman décrocha et lui passa la communication.

— J’ai reçu un message. Comme quoi je devais rappeler « Joe » à ce numéro.

— Ouais, Wyatt, c’est Reed.

— Bon sang, qu’est-ce que tu veux ?

— Faut que je te voie. J’ai de nouvelles infos.

— C’est vraiment pas le moment.

— Pourtant, tu devrais voir ce que j’ai découvert.

— C’est quoi ?

— Faut que je te montre.

— Reed…

— Soit tu viens voir ce que c’est maintenant, et tu pourras l’utiliser, soit tu le découvriras à la une du Star. Rappelle-moi, Ben.

— Va voir Sydowski.

— C’est en relation avec l’informatique.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ça pourrait devenir le moyen de coffrer notre type.

Reed allait rafraîchir la mémoire de Wyatt avec un « tu me dois un renvoi d’ascenseur », mais il s’en garda bien et ajouta :

— Allez, Ben…

— Retrouvons-nous à la grande bibliothèque municipale. Département fiction. Près des bouquins de Faulkner. Dans une heure.

Reed trouva Wyatt attablé, en train de feuilleter une édition à la couverture en sale état de Tandis que j’agonise.

— Je t’accorde une minute. Alors viens-en au fait.

Reed prit place en face de Wyatt et sortit une enveloppe brune dont il tira la copie du courriel trouvé dans le dossier de Carla Purcell à Las Vegas. Il expliqua ce dont il s’agissait. Wyatt lut le papier.

Chère CP,

J’ai juste besoin de savoir une chose : si tu trouvais l’homme idéal, pourrais-tu lui pardonner les péchés de son passé ?

— Très bien, et après ?

Reed raconta ce qui s’était passé quand Sebastian Tan, le technicien du Star, avait tenté de jouer les détectives informatiques, et il glissa à Wyatt les trois instantanés de Carla Purcell et de la Pietà.

Wyatt regarda de près les images macabres.

— Ces images sont apparues à l’écran ?

Reed acquiesça.

— Tan a beau être un as, quand il a frappé à la porte de notre homme, cela a déclenché une réaction qui a failli détruire tout notre système informatique. Puis, pendant la désintégration, il y a eu ce truc bizarre. Comme une espèce de vidéo amateur. J’ai eu le temps d’imprimer ces instantanés de l’écran avant que tout disparaisse.

— Qu’attends-tu de moi, Reed ? demanda Wyatt en étudiant à nouveau tous les documents.

— La confirmation des photos. Si moi j’appelle Las Vegas, on ne me dira rien. Mais toi tu pourrais apprendre le fin mot de l’histoire. Regarde. Les larmes de sang sous les yeux de la statue. Ce sont probablement des éléments qu’on n’a pas voulu divulguer.

— Je peux pas faire ça, Reed.

— Je suis quasiment certain que celui qui a tué Iris Wood est le même qui a assassiné Carla Purcell. C’est sa signature. Sydowski et le FBI se sont entretenus avec la police municipale de Vegas. Les deux femmes ont des profils identiques. Célibataires, timides, à la recherche d’amis sur Internet. Le magicien en informatique, c’est toi. Parles-en au FBI, parles-en à vos experts de Silicone Valley. Tu sais bien que j’ai raison. Ce type a exposé le corps de ses victimes. Les crimes portent sa signature ; il en a probablement commis d’autres ici et là et il y en aura de nouveaux.

— C’est compliqué, Tom.

— Je vais tout déballer au grand jour, Ben, lâcha Tom en se levant. Je t’ai apporté des preuves déterminantes. Je te demande juste un petit coup de main.

Reed prit congé. Quand il se retourna, il vit Wyatt qui étudiait les documents.

 

De retour à son bureau de la salle de rédaction, il écouta un message vocal que lui avait laissé Molly Wilson.

— Hé, Brader m’a encore appelée chez moi hier soir. Je lui ai raconté que j’étais au téléphone avec ma mère sur l’autre ligne. Il a rappelé et laissé un message. Tu avais malheureusement raison, Tom, ce type-là est tout simplement un sale con.

Reed remit le nez dans ses dossiers secrets sur les meurtres d’Iris Wood et de Carla Purcell. Tout en relisant ses notes, il laissa gambader ses idées afin de trouver grosso modo la façon de traiter l’article sur le tueur en série qui avait assassiné les deux jeunes femmes.

Son téléphone sonna.

— Tom, c’est Ellen Crenshaw, la docteure qui suit Zach. J’ai bien reçu votre message ce matin. Vos soupçons au sujet des souris sont fondés. Je viens d’avoir les résultats. Zach montre une réaction aux crottes de souris.

— Aux crottes de souris ? Je vais appeler un exterminateur. Et on va changer Zach de chambre. On vient d’effectuer des rénovations. Ça a dû chambouler quelque chose dans la maison. Les souris sont juste au-dessus du lit de Zach.

— Il n’y a rien de grave concernant Zach. On peut lui prescrire quelque chose. Il va s’en remettre si vous faites ce que vous venez de me dire. Pourriez-vous venir avec Zach, disons, jeudi prochain à midi ?

— Jeudi prochain, midi. Je vais demander à Ann de vous appeler. Merci, Ellen.

Brader, l’air peu aimable, apparut près du bureau de Tom.

— Des souris ? Tu enquêtes sur des souris à présent ? s’étonna le rédacteur en chef en secouant la tête.

Quand Reed nota que son patron tenait à la main le dossier des dépenses de son déplacement à Las Vegas, il ressentit une crampe à l’estomac. Brader, de son index replié, invita Reed dans son bureau.

— Ferme la porte derrière toi, Tom.

Brader jeta le dossier sur sa table, desserra son nœud de cravate, mit les mains sur les hanches et, tournant le dos à Reed, demeura à regarder le mur garni de ses exploits personnels.

— Tom, ça me peine de te dire ça, mais j’ai appelé Folsom hier et vérifié deux ou trois choses au sujet de Donnie Ray Ball. J’ai moi aussi été journaliste, tu sais ça ? Il semblerait que Ball n’a pas de famille à Las Vegas, ni ailleurs au Nevada. Qu’es-tu allé faire à Las Vegas ? Pourquoi as-tu appelé Darlene Purcell avec ton cellulaire professionnel ? J’ai vérifié la liste de tes appels. Pourquoi as-tu appelé cette femme ?

— Parce qu’elle est liée à la victime d’un meurtre.

— À la victime d’un meurtre ?

— J’ai travaillé sur le crime d’Iris Wood. J’ai suivi une bonne piste, et aussi tes instructions pour trouver du sensationnel.

— Ça suffit, Tom. Tu m’as menti. Tu as dépensé inconsidérément l’argent du journal. J’ai vérifié auprès du service du personnel et, comme je m’y attendais, c’est une faute punissable de licenciement. À présent, en attendant que je ne fouille plus avant, pour savoir si tu as dépensé cet argent au jeu ou avec des putes, à moins que ce ne soit les deux…

Brader se retourna, planta son regard empli de méchanceté dans celui de Reed et ajouta :

— Je vais te mettre à pied pour une durée indéfinie et te conseiller vivement de commencer à chercher un autre boulot.

— As-tu bien réfléchi ? Tu ne me demandes pas ce que j’ai découvert à Las Vegas ?

— Non, Tom, répondit Brader en secouant la tête d’un air triste. J’espérais que dans un moment pareil tu ferais preuve d’un peu plus d’amour-propre. Je t’en prie, cesse tes balivernes. Pour toi, c’est terminé.

— Juste comme ça ?

Pendant une fraction de seconde, l’attention de Brader fut attirée par ce qui se passait de l’autre côté de la cloison vitrée du bureau : Molly regagnait son espace de travail. Brader en eut les narines qui frémirent et sans s’en rendre compte il tapota ses cheveux.

— Oui, Tom, juste comme ça.

Hagard, Reed regagna son bureau sans trop savoir quoi faire.

— Salut, Tom, le salua Molly. Qu’est-ce qui se passe ?

Le téléphone de Reed sonna. Tom resta debout à regarder l’appareil sonner.

Interloquée, Wilson lui demanda :

— Tu ne réponds pas, Tom ?

Tom décrocha.

— Reed, j’écoute.

— Tom, ça faisait une éternité.

Reed n’était pas d’humeur à discuter. Ce n’est qu’après quelques secondes d’une conversation sans queue ni tête que Tom réalisa qu’il avait au bout du fil l’un de ses indicateurs les plus précieux, qui travaillait au Trésor à Washington, D.C.

— Tom, je suis bien conscient que tu n’oublieras jamais que je te suis redevable de billets pour une rencontre des Forty-Niners.

— C’est vrai.

— Tu te souviens que tu m’as demandé de garder un œil ouvert au sujet de cette affaire dont nous avons parlé toi et moi ?

— Ouais. Ouais.

— Eh bien, sans avoir tous les détails, je pense que ça va t’intéresser. Il paraît que les douanes américaines ont reçu un message d’alerte au sujet d’un dangereux suspect recherché pour les meurtres de deux femmes. Un à Toronto, au Canada, et l’autre à San Francisco.

— Toronto ? Il n’y a rien concernant Las Vegas ?

— Non.

— As-tu un nom de suspect ?

— Non, rien. Il paraît que la tension monte du côté du FBI et de la GRC. Mais je ne peux rien te dire de plus. J’ai pas accès à l’affaire et je me garderai bien d’essayer de m’en mêler. J’ai entendu parler de ça par l’ami d’un ami.

— Ça remonte à quand ?

— À moins de quarante-huit heures. Bon, alors ? Toi et moi, on est quittes à présent ?

— Presque, répondit Reed avant de raccrocher et d’attraper sa veste.

— Molly, ajouta-t-il, je voudrais que tu m’accordes une énorme faveur et que ça reste entre nous.

— On dirait que m’sieur Tristounet va beaucoup mieux. Je suppose qu’il faut en attribuer le mérite à ce coup de fil, n’est-ce pas ?

— Garde ça sous le coude pour le moment, mais débrouille-toi pour qu’aux archives on recherche d’urgence dans les journaux de Toronto et les agences de presse tout ce qui se rapporte à des crimes récents de femmes qui ressembleraient à celui d’Iris Wood. Des femmes célibataires, dont le cadavre a été exposé ou retrouvé dans un endroit public. Tu vois bien ce que je veux dire. Appelle-moi sur mon cellulaire dès que tu as trouvé quelque chose.

— Et au sujet de mon problème avec qui-tu-sais, je fais quoi ?

— Tu as conservé son message ?

— Ouais, ça donne la chair de poule.

— Dis-lui de penser à sa famille et de calmer ses ardeurs, sinon tu vas adresser des copies de son appel à sa femme, au patron du journal et à ton avocat.

— Ne parle de ça à personne, Tom.

— Bien sûr que non. Je dois filer.

 

Tom reçut l’appel de Molly alors qu’il gravissait les marches du commissariat central.

— Belinda Holcomb. Employée de bureau. Retrouvée assassinée dans un cinéma de Toronto pendant la projection de Roméo et Juliette. C’est arrivé moins de deux semaines après le meurtre d’Iris Wood.

— Était-elle mariée ? Avait-elle des amoureux ?

— Attends. Les journaux locaux ont sorti de bons articles. Non. Elle était originaire d’une ferme près de la frontière avec le Minnesota. Son père, Wendell Holcomb, dit que sa fille était partie à Toronto il y a longtemps, que c’était quelqu’un de réservé qui avait toujours vécu seul.

— Que dit le dernier article sur cette affaire ?

— Pas d’arrestation. L’enquête continue.

— Merci Molly.

 

À l’étage de l’escouade des Homicides, on reçut Reed comme un chien dans un jeu de quilles et on lui conseilla d’attendre Sydowski à la cafétéria. Il y patienta presque une demi-heure avant l’arrivée de l’inspecteur, qui s’acheta une orange. Sydowski, gardant ses distances, alla retrouver Reed et commença à éplucher l’orange avec ses gros pouces.

— Alors, Reed, qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je suis au courant pour Belinda Holcomb dans la salle de cinéma et pour les douanes qui sont en alerte. J’en sais pas mal au sujet de Carla Purcell à Las Vegas, qu’on a retrouvée exposée sur une statue dans une église. Vous courez après un tueur en série.

— Ouah ! Tu m’en vois soulagé. Merci de bien vouloir partager tes infos. Salut.

— Walt, je vais publier un papier là-dessus.

L’inspecteur grinça des dents en arrachant un morceau de peau d’orange.

— Ah oui ? Tu comptes écrire là-dessus ?

— Je tiens mon article. Je suis au courant des meurtres de Toronto et du Nevada.

Une grosse veine jugulaire de Sydowski se mit à battre plus fort.

— T’es au courant de rien !

Alentour les conversations s’interrompirent. Les gens se tournèrent vers Sydowski et Reed.

L’inspecteur mordit dans un gros morceau d’orange à la manière dont un tigre déchire sa proie. Quand il eut fini de mâcher, il fixa Reed du regard.

— À cause de tout ce qu’on a enduré ensemble, je vais m’adresser à l’imbécile que j’ai en face de moi. Tu me suis ? Tu serais bien avisé… Écoute bien ce que je vais te dire… Tu serais fort bien avisé de retarder quelque peu la publication de ton article car, comme d’habitude, les faits dont tu parles sont un peu flous.

Reed joignit ses mains à la verticale.

— Je ne partage pas votre point de vue, Walt.

Sydowski se pencha vers Reed.

— Dès le départ, je t’ai conseillé de t’accrocher à cette histoire. Parce que c’est une sale histoire.

— Je confirme.

— Et moi, je te confirme que c’est pire que ce que je croyais, dit Sydowski en se levant pour prendre congé. Malheureusement, et rien que pour m’emmerder, il existe cette chiure de mouche qui s’appelle la liberté de la presse.

— N’est-ce pas une phrase de Nixon ?

Sydowski se pencha à nouveau vers Reed.

— Écoute bien ce que je vais te dire, fouille-merde. Si tu retardes la publication de ton papier, je continuerai à te donner un coup de main dans l’avenir. Si tu le sors maintenant, des gens vont peut-être mourir.

Reed garda le silence.

— Tu m’as bien compris, Reed ?

Sydowski s’éloigna. Il n’avait pas fait trois pas qu’il avait à la main un emballage de Tums et s’en jetait une dans la bouche avant de lancer un dernier regard au journaliste.

Une fois seul, Tom souffla lentement l’air contenu dans ses poumons. Sydowski lui avait paru sincèrement inquiet, et les propos du flic résonnaient encore à ses oreilles.

Je te confirme que c’est pire que ce que je croyais.