CHAPITRE IV

LE GÉNOCIDE FUT-IL UNE CONSÉQUENCE
DE LA DÉMOCRATISATION
ET DES ACCORDS D’ARUSHA ?

Réalisée en plein conflit, la démocratisation affaiblit le président Habyarimana tout en exacerbant les clivages ethno-politiques. Quant aux accords d’Arusha, construction politique totalement européo-centrée et donc en décalage avec les réalités locales, ils exacerbèrent les tensions ethniques, les opposants hutu au général Habyarimana qui les avaient négociés étant accusés par la majorité des Hutu d’avoir bradé le pays aux Tutsi ayant attaqué le Rwanda depuis l’Ouganda.

Le drame rwandais se noua le 1er octobre 1990 quand plusieurs milliers de Tutsi, en partie déserteurs de l’armée ougandaise et se réclamant du FPR (Front patriotique rwandais), attaquèrent le Rwanda (carte n° 3).

Le FPR1 fut créé en Ouganda2 par des émigrés tutsi rwandais. C’est en plusieurs vagues datant de 1959-1961, de 1963-1964 et de 1973 que leurs pères s’étaient réfugiés au Burundi, au Congo-Zaïre et en Ouganda.

Au début de l’année 1981 Yoweri Museveni, apparenté aux Tutsi puisqu’il est Hima originaire de l’Ankole dans le sud-ouest de l’Ouganda et qui venait de fonder l’UPM (Uganda Patriotic Movement), commença sa guérilla contre le régime de Milton Obote. Il recruta alors au sein de sa propre ethnie, les Hima de l’Ankole, chez les Baganda et parmi les émigrés tutsi. Certains d’entre ces derniers firent même partie du premier noyau de combattants, les fameux « 26 originals » dont Fred Rwigema et Paul Kagamé.

Devenu NRA (National Resistance Army), le mouvement de Yoweri Museveni les attira de plus en plus. Vers 1984 les Rwandais en constituaient ainsi le troisième groupe numérique, juste après les combattants originaires de l’Ankole et les natifs du Buganda. En janvier 1986, au moment de la prise du pouvoir par Yoweri Museveni, 20 à 25 % des effectifs de la NRA étaient tutsi3.

Après la victoire, plusieurs hauts postes leur furent confiés. Fred Rwigema fut nommé général-major, puis chef d’État-Major adjoint et vice-ministre de la Défense nationale. Les majors Chris Bunyenyezi et Stephen Ndugute reçurent chacun le commandement de brigades tandis que Paul Kagamé devint directeur adjoint des services de renseignement4.

En 1988, les réfugiés tutsi exigèrent que Kigali reconnaisse leur droit au retour5, ce qui fut accepté deux ans plus tard par le président Habyarimana, le 31 juillet 1990, avec la signature à Kigali d’un accord bilatéral rwando-ougandais.

L’attaque du FPR-APR se fit le 1er octobre 1990, au moment donc où les principales revendications des exilés semblaient en voie de satisfaction.

Le 3 octobre, le ministre des Affaires étrangères du Rwanda, sollicita auprès de MM. Jean-Christophe Mitterrand (conseiller à la Présidence de la République française de 1986 à 1992) et Jacques Pelletier (ministre de la Coopération), l’appui de la France, affirmant que Kigali risquait de tomber aux mains des assaillants (Martres, ETR, 1998, op. cité, III/1, p. 118). Le président Mitterrand répondit favorablement.

Selon l’amiral Jacques Lanxade, à l’époque chef d’État-Major particulier du président de la République (1989-1991) :

« Le Président de la République a estimé qu’il convenait de donner un signal clair de la volonté française de maintenir la stabilité du Rwanda car il craignait une déstabilisation générale de l’ensemble de la région, qui risquait de toucher ensuite le Burundi. Il considérait que l’agression du FPR était une action déterminée contre une zone francophone à laquelle il convenait de s’opposer, sans pour autant s’engager directement dans le conflit ou dans les combats. L’exiguïté du pays commandait une réaction rapide qui s’est traduite par le déploiement de deux compagnies et la constitution du détachement Noroît (…) Le Président (a) insisté pour que le régime rwandais s’engage dans un processus de démocratisation et pour que notre présence militaire ait comme contrepartie cette évolution politique dans le sens de l’ouverture afin de permettre la réconciliation nationale.» (ETR, 1998, op. cité, III/1 : 229).

Jeudi 4 octobre, vers 18 h 50, l’aéroport de Kigali passa sous contrôle de la 4e compagnie du 2e REP commandée par le capitaine Streichenberger 6.

Le dimanche 7 octobre, un contingent zaïrois franchit la frontière à Gisenyi et prit la route de Byumba. Progressant ouest-est, pressant donc le flanc ouest de l’APR et menaçant ainsi de couper la colonne d’invasion de ses bases situées en Ouganda, le contingent zaïrois rendit un important service aux FAR (carte n° 3). À partir de ce moment la situation militaire se retourna en faveur de ces dernières et une partie des assaillants commencèrent à se disperser dans le Parc national de l’Akagera tandis que le gros des troupes de l’APR se repliait en Ouganda.

À la fin du mois d’octobre 1990 l’incursion de l’APR était donc repoussée. Militairement battu, le FPR remporta alors une importante victoire politique puisque la France demanda au président Habyarimana de négocier avec lui, l’imposant donc dans le jeu politique rwandais. La Belgique, la Grande Bretagne et les États-Unis exercèrent les mêmes pressions sur Kigali.

Paris utilisa ensuite la menace du FPR pour faire avancer le régime de Kigali sur la voie de la démocratisation. La France sapa ainsi le pouvoir du président Habyarimana qui fut contraint de lutter à la fois sur le front militaire tutsi, sur le front diplomatique français et occidental ainsi que sur le front interne ouvert par ses opposants hutu.

Pour les autorités gouvernementales rwandaises, cette politique imposée par l’étranger était une prime donnée à l’assaillant, d’autant plus que, victime d’une agression lancée depuis l’Ouganda, le Rwanda se vit interdire de recevoir ou même d’acheter des armes, donc de se défendre, alors que personne ne demanda jamais au FPR avec quels soutiens étrangers il faisait la guerre.

Faustin Twagiramungu, opposant au président Habyarimana et qui rejoindra le FPR pour devenir de juillet 1994 à août 1995, Premier ministre après la victoire militaire tutsi de juillet 1994, a bien posé le problème :

« (…) on a l’impression, lorsqu’on débat de cette question, qu’une seule partie n’avait pas le droit à l’assistance extérieure, c’està-dire, curieusement, l’agressé, le gouvernement légitime du Rwanda et ce pays lui-même, comme si l’autre partie au conflit avait mené la guerre pendant quatre ans avec des pierres et des bâtons (…) comme si le FPR (…) n’avait eu besoin ni de moyens, ni d’assistance pour prendre le pouvoir à Kigali. » (ETR, 1998, op. cité, III/1 : 254).

En réalité, dès ce moment, le FPR avait remporté la bataille médiatique grâce à ses relais de presse en Europe et en Amérique du Nord. Il entreprit ensuite une campagne de diabolisation du président Habyarimana et de ses partisans, se présentant comme le « bien » luttant contre le « mal » (voir chapitre VI).

Le diktat démocratique que le régime rwandais se vit imposer exacerba les tensions ethniques car les Tutsi, qui étaient moins de 15 % de la population, n’avaient aucune chance de parvenir au pouvoir par les urnes. Leur seul espoir résidait donc – nous l’avons déjà dit –, dans une victoire militaire.

Le 22 janvier 1991 le FPR porta un rude coup au régime du président Habyarimana en lançant et en réussissant un raid spec-taculaire sur la ville nordiste de Ruhengeri, faisant ainsi la preuve de l’incapacité des FAR à assurer la protection du cœur du pays hutu. La France envoya alors des troupes en soutien de Kigali, mais à une condition: que le président Habyarimana accélère le processus de démocratisation et de partage du pouvoir.

En dépit de la guerre qui lui avait été déclarée, le président Habyarimana accepta d’instaurer le multipartisme. Sortir d’une culture de parti unique en plein conflit et dans un climat politique incertain comportait cependant bien des risques. Le multipartisme fit ainsi apparaître au grand jour les fractures de la société rwandaise.

Au mois de juin 1991, le président admit officiellement l’instauration du pluralisme politique et au mois d’août les partis d’opposition furent officiellement reconnus. Le premier d’entre eux, le MDR (Mouvement démocratique républicain) était né au mois de mars 1991. Clairement héritier du Parmehutu, parti qui avait conduit le Rwanda à l’indépendance, il avait un lourd contentieux avec le général Habyarimana qui avait renversé son chef, l’ancien président Grégoire Kayibanda lors du coup d’État militaire de 1973 qui l’avait porté au pouvoir.

Un gouvernement de coalition fut constitué le 2 avril 1992 et le président Habyarimana nomma un de ses opposants, Dismas Nsengiyaremye, Premier ministre désigné par le MDR. Ce gouvernement entra en fonction le 16 avril et il fut composé pour moitié de ministres MRND(D) et pour moitié de ministres issus des quatre grands partis hutu d’opposition. Or, ce furent des ministres issus de la seule opposition qui menèrent les négociations d’Arusha avec le FPR, ce qui fut très mal ressenti par le camp présidentiel.

Le 24 mai, à Kampala, un premier contact fut établi entre le gouvernement de coalition et le FPR. Puis, du 29 mai au 3 juin 1992, à Bruxelles, les partis d’opposition participant au gouvernement de coalition rencontrèrent une délégation du FPR. À l’issue des discussions, un communiqué conjoint fut publié.

Le 5 juin 1992, moins de 48 heures après la signature du communiqué conjoint de Bruxelles entre le FPR et les leaders de l’opposition hutu, l’APR déclencha une violente attaque dans la région de Byumba, ce qui provoqua l’exode de centaines de milliers de paysans. Les FAR furent dépassées et certaines unités se mutinèrent. L’APR qui réussit à s’enfoncer sur une vingtaine de kilomètres de profondeur fit de cette région une « zone libérée » (carte n° 4).

Face à la gravité de la situation, Paris envoya un renfort fourni par le 8e RPIMa (régiment de parachutistes de l’infanterie de marine) qui arriva sur zone dans la nuit du 5 au 6 juin.

Pendant que l’APR attaquait à Byumba, sa branche politique, le FPR, négociait à Paris. Paul Kagamé qui avait ainsi « deux fers au feu » était donc bien le maître du jeu. Du 6 au 8 juin 1992, au Centre Kléber, se réunirent ainsi des délégations du gouvernement rwandais et du FPR7. La France menait donc toujours la même politique définie et suivie depuis le début de la crise rwandaise : choix d’une solution politique négociée et parallèlement, soutien militaire mesuré aux FAR afin de simplement leur éviter un effondrement se traduisant par une totale victoire du FPR.

Après avoir usé de la force, le FPR qui avait marqué des points considérables se montra subitement souple et conciliant et en signe de bonne volonté, il annonça un cessez-le-feu.

Le 12 juillet fut ensuite signé l’Accord d’Arusha I, suivi le 13 juillet d’un cessez-le-feu officiellement conclu le 14 juillet 1992. Le 31 juillet 1992 un cessez-le-feu « réel » fut paraphé, accompagné de la mise en place d’un Groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN). Le président François Mitterrand exprima alors le souhait de retirer les troupes françaises constituant dispositif Noroît le plus rapidement possible.

Quelques mois plus tard, le 8 février 1993, soit un mois à peine après la signature à Arusha du protocole d’accord sur le partage du pouvoir, le FPR rompit le cessez-le-feu en vigueur depuis le mois de juillet 1992, et il lança une offensive militaire dans les régions de Byumba, Ruhengeri, Tumba et Gatsibo. L’attaque fut couronnée de succès et les lignes de défense des FAR enfoncées. Les assaillants s’emparèrent de l’essentiel de leur équipement, occupèrent la plus grande partie des préfectures de Ruhengeri, de Byumba, et le 20 février ils atteignirent Rulindo, à 30 kilomètres au nord de Kigali (carte n° 5).

Afin d’éviter la débâcle des FAR qui aurait donné un rôle politique exorbitant à un FPR militairement victorieux, l’armée française lança alors l’opération « Chimère-Birunga » qui débuta le 22 février. Il allait s’agir pour les 69 hommes la composant et qui furent placés sous le commandement du colonel Didier Tauzin, de reprendre en main les FAR afin de tenter de garantir la survie du processus de paix qui passait par le partage du pouvoir (Lugan, 2007).

Le 22 février, quand débuta l’opération, l’on se battait sur un front long d’environ 250 kilomètres et la situation des FAR était désastreuse : si elles résistaient à Ruhengeri, elles continuaient en revanche à céder du terrain au nord de Kigali, notamment dans le secteur de Rulindo où elles ne parvenaient pas à établir une ligne de résistance. Plus au nord, Byumba, quasiment encerclée, était sur le point de tomber. La débandade était quasi générale. À l’exception du bataillon Para, le moral était au plus bas et l’État-Major, incapable de coordonner la moindre manœuvre8.

La présence française entraîna une reprise de confiance quasi immédiate de la part des FAR qui retrouvèrent leur mordant. Le 9 mars, à Dar es-Salaam, craignant un engagement plus direct de la France, le FPR signa un accord de cessez-le-feu, acceptant de se retirer sur les positions qu’il occupait avant le 8 février et donc d’abandonner ses gains territoriaux qui allaient constituer la « zone démilitarisée ». L’ambassadeur de France au Rwanda écrivit à ce propos :

« L’effet dissuasif de notre détermination a été majeur et le Premier ministre (Dismas Nsengiyaremye) en est très conscient. La délégation rwandaise à Dar es-Salaam n’aurait rien obtenu si elle n’avait eu cette carte dans son jeu.» (Martres, 9 mars 1993, ETR, op. cité, 1998, t. II, p. 172).

Cet accord prévoyait par ailleurs le retrait du Rwanda, et cela à partir du 17 mars 1993, des troupes françaises arrivées en renfort après le 8 février. Quant à la zone démilitarisée prévue par l’accord du 9 mars 1993, elle ne fut jamais respectée par l’APR/FPR. Au lieu de reculer de 20 km, ses forces campèrent au contraire très largement sur leurs positions, n’abandonnant qu’une petite partie de leurs conquêtes du mois de février 1993. En réalité, cette zone tampon ne vit jamais le jour.

Les négociations qui reprirent le 16 mars à Arusha auraient dû aboutir à un accord de paix avant le 10 avril, mais les engagements de retrait du FPR n’étant pas respectés, le gouvernement rwandais de coalition ne demanda pas le départ des troupes françaises. Or, le FPR faisait du retrait français une question de principe.

La France retira finalement ses troupes et à la fin de l’année 1993, seuls 24 coopérants militaires demeurèrent au Rwanda, effectif identique à une ou deux unités près, à celui de 1990, donc à la veille de l’attaque du FPR.

LES ACCORDS D’ARUSHA

Les « accords d’Arusha » dont le protocole final fut signé le 3 août 1993 bouleversèrent la situation politique rwandaise. Ils sont composés d’une série de protocoles signés entre le 29 mars 1991 et le 3 août 1993 par le FPR et le président Habyarimana et ils furent élaborés à partir d’accords de cessez-le-feu signés au Zaïre le 29 mars et le 16 septembre 1991, puis à Arusha le 12 juillet 1992.

Ils comportent tout d’abord un protocole relatif à la définition de l’État de droit (Arusha le 18 août 1992). Deux protocoles concernent le partage du pouvoir dans le cadre d’un Gouvernement de transition à base élargie (GTBE). (Arusha, le 30 octobre 1992 et le 9 janvier 1993).

Ils prévoyaient que le futur président de la République serait membre du MRND(D) tandis que le futur Premier ministre appartiendrait au MDR ; Faustin Twagiramungu s’auto-désigna et fut nommé. Un poste de vice-Premier ministre réservé au FPR fut créé.

Le GTBE serait composé de cinq ministères MRND(D) dont ceux de la Défense et de la Fonction publique, de cinq ministères FPR dont celui de l’Intérieur, de quatre ministères MDR, de trois PSD, de trois PL et d’un PDC. Le chef de l’État perdait l’essentiel de ses attributions, ce qui constituait une véritable révolution politique.

Les accords d’Arusha donnaient également naissance à une Assemblée nationale de transition (ANT), composée de soixante-dix députés à raison de onze pour les cinq principaux partis (MRND(D), MDR, FPR, PSD et PL), quatre pour le PDC et un siège pour chacun des onze « petits partis ».

Les nouvelles institutions devaient se mettre en place le 10 septembre 1993 au plus tard. Quant à la durée de la période de transition, elle devait être de 22 mois et s’achever par des élections au suffrage universel sous supervision de l’ONU.

La nouvelle armée nationale serait forte de 19 000 hommes dont 6 000 gendarmes. Les FAR fourniraient 60 % des effectifs et l’APR 40 %. Le chef d’État-Major de l’armée serait issu des FAR, celui de la gendarmerie de l’APR et les postes de commandement seraient attribués à parts égales (50 %-50 %) aux deux parties. Une importante démobilisation était donc à prévoir car les FAR ayant un effectif de 40 000 hommes, 40 % d’entre eux allaient devoir être renvoyés dans leurs foyers. Pour les officiers, la démobilisation devait atteindre les 50 %.

Pour nombre de membres des FAR, ces accords étaient scan-daleusement favorables au FPR puisque l’armée nationale se voyait mise sur le même pied que celle des agresseurs, qu’ils allaient devoir changer d’uniforme, abandonner leurs insignes régimentaires et leur système de grades afin de procéder à la fusion entre les deux armées.

En dépit de tout cela, le 9 juin 1993, le protocole d’accord relatif à l’intégration de l’armée gouvernementale (Forces armées rwandaises ou FAR) et des forces rebelles (Armée patriotique rwandaise) fut signé à Arusha, puis le protocole d’accord réglant les questions diverses et les dispositions finales le fut le 3 août 1993.

Au lieu de pacifier le pays, les accords d’Arusha cristallisèrent les haines. Comme ils étaient très favorables au FPR, les négociateurs de Kigali furent en effet accusés par les partisans du président Habyarimana de s’être comportés comme s’ils n’avaient été qu’une délégation de l’opposition à ce dernier, et non les représentants de toutes les composantes politiques du pays.

Le monde politique rwandais était en effet composé de trois grandes familles, à savoir la « mouvance présidentielle », l’opposition hutu et le FPR. Or, les négociations d’Arusha ne se firent en réalité qu’entre deux de ces forces, le FPR et l’opposition hutu. Depuis le mois d’avril 1992, c’était en effet l’opposition hutu qui était à la tête du gouvernement de coalition puisque le Premier ministre était MDR ainsi que le ministre des Affaires étrangères Boniface Ngulinzira, qui dirigea la délégation rwandaise à Arusha. De facto la mouvance présidentielle fut écartée de la négociation puisque, et cela quasiment à aucun moment, les options du MRND(D) qui composait l’aile présidentielle du gouvernement de coalition ne furent prises en compte.

Présent à Arusha du 2 décembre au 26 décembre 1992, du 16 mars au 25 juin 1993 et du 1er juillet au 25 juillet 1993 en tant « qu’expert militaire à la disposition du chef de la délégation gouvernementale pour négocier le protocole sur l’intégration des forces armées des deux parties », le colonel Bagosora a, devant le TPIR, bien mis en évidence ce point en ce qui concerne l’aspect militaire de la négociation :

« (…) à Arusha, que s’est-il passé ? Le gouvernement avait donné à la délégation une marge de manœuvre et qu’ils ne devaient pas dépasser 33 % dans le cadre des proportions à accorder au FPR. En ce moment-là, le chef de la délégation, Monsieur Boniface Ngulinzira (MDR), il a pris l’initiative de dépasser les limites de négociations que le gouvernement avait fixées – les 33 % –, et c’est à partir de ce moment-là » (qu’a été dénoncé) « le chef de la délégation gouvernementale (accusé) d’avoir outrepassé les limites fixées par le gouvernement ». (Ce qui nous a) « révoltés » (c’est que) « notre chef de délégation a proposé au FPR des proportions que même le FPR n’avait pas encore demandées (…) Et nous avons pensé qu’(il) était et agissait en complicité avec l’autre partie ». (TPIR-98-41-T, Bagosora, 1er novembre 2005, p. 9-11).

Durant tout le mois d’août 1993 la tension ne cessa ensuite de croître avec une reprise des assassinats d’opposants hutu et de Tutsi. Le 21 octobre 1993, le président hutu du Burundi fut assassiné par des militaires tutsi et le pays replongea dans l’horreur et les massacres. Au Rwanda, les évènements du Burundi accentuèrent encore davantage la radicalisation d’une partie de la classe politique hutu. Après l’offensive militaire du FPR du mois de février précédent et la signature du protocole d’intégration-fusion des FAR et de l’APR, ce qui se passait au Burundi constitua un troisième traumatisme. Ceux des Hutu qui voulaient sincèrement partager le pouvoir avec le FPR furent alors sommés d’ouvrir les yeux. S’ils ne le faisaient pas, c’est qu’ils étaient « vendus » aux Tutsi et qu’ils étaient donc des « traîtres ».

Cette radicalisation fit que tous les partis devant composer le GTBE, sauf le PSD éclatèrent entre une tendance farouchement opposée, non à la participation des Tutsi au pouvoir, mais au partage du pouvoir avec eux à des conditions jugées exorbitantes, et une autre qui lui était favorable.

Après le MDR en juillet (voir page 93 et suivantes), le PL (Parti libéral), éclata à son tour le 13 novembre 1993. Seul parti véritablement pluriethnique, le clivage y était encore plus net qu’au MDR. Les Tutsi conduits par Landoald Ndasingwa avaient réussi à y prendre le contrôle de l’appareil du parti en plaçant quatre d’entre eux au comité exécutif et en en faisant désigner un cinquième pour le poste de vice-président de l’Assemblée nationale de transition qui, selon les accords d’Arusha devait revenir au PL. Selon Justin Mugenzi, co-président hutu du parti, le PL éclata parce que le FPR voulut en prendre le contrôle afin de pouvoir en désigner les membres au sein des institutions de transition9.

Les accords d’Arusha ne purent donc être appliqués car le problème fut alors de savoir quelles fractions des partis MDR et PL allaient désigner les députés à l’ANT et les ministres au GTBE.

Cette question entraîna d’incessantes querelles et de multiples reports du processus de transition. Comme chaque tendance voulait imposer ses candidats, il fut en effet impossible de désigner les ministres du GTBE puisqu’il n’y avait aucun moyen de savoir quelles étaient les fractions dépositaires de la « légitimité » de chaque parti. Ainsi, aux termes des accords d’Arusha, le MDR devait désigner le Premier ministre, mais le courant majoritaire du parti refusait que ce poste soit occupé par Faustin Twagiramungu qui appartenait au courant minoritaire pro-FPR (voir pages 94 et suivantes), et ils exigèrent que le futur Premier ministre soit choisi parmi eux. L’impasse fut donc totale.

La fragilité, pour ne pas dire le caractère totalement artificiel des accords d’Arusha apparut alors au grand jour, le plus grave étant que les protagonistes se trouvaient prisonniers d’eux alors qu’ils étaient totalement décalés par rapport à la réalité rwandaise.

La mise en place du GTBE (Gouvernement de transition à base élargie) fut donc bloquée et le vide institutionnel total car, depuis la signature des accords d’Arusha, le gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana qui avait succédé à celui de Dismas Nsengiraremye le 17 juillet 1993 n’était plus en fonction10.

Le 5 janvier 1994 au matin, le président Habyarimana prêta serment comme chef de l’État devant la Cour constitutionnelle. Il fut d’ailleurs la seule autorité investie en application des accords d’Arusha.

Le 21 février, Félicien Gatabazi, secrétaire exécutif du PSD fut assassiné et ce meurtre fut immédiatement attribué aux « escadrons de la mort » réputés avoir été créés par les « extrémistes hutu » aux « ordres » du président Habyarimana. Aujourd’hui, nous savons qu’il fut assassiné par le FPR (Guichaona, 2005 : 104-107). L’explosion fut immédiate dans le Sud, à Butare, d’où Gatabazi était originaire; et le 22 février, Martin Bucyana président d’un mouvement hutu ultra, qui se trouvait par hasard dans la ville, y fut lynché à mort avec son chauffeur.

Le 23 février fut la nouvelle date retenue pour l’installation du GTBE et de l’ANT, mais ce jour-là (ainsi que le 24 février), Kigali connut de véritables combats de rue. Le bilan fut lourd : 35 morts et plusieurs centaines de blessés. Le système de transition se trouvait donc totalement paralysé.

Lors d’une conférence de presse tenue le même jour, le président Habyarimana résuma d’une phrase l’impasse constitutionnelle et politique dans laquelle se trouvait son pays :

« Nous avons deux Premiers ministres, un pour un gouvernement qui ne fonctionne plus (Agathe Uwilingiyimana, notre note) et l’autre pour un gouvernement qui n’a pas encore réussi à se former (Faustin Twagiramungu du GTBE, notre note) ».

En effet, le gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana avait comme nous l’avons dit, cessé d’exister du jour de la signature des accords d’Arusha lesquels ouvraient immédiatement la période de transition. Quant au nouveau gouvernement dont le Premier ministre était Faustin Twagiramungu, lui aussi membre du MDR, il n’était qu’en partie constitué puisque seuls les membres du MRND(D) et du PSD avaient été nommés, le MDR et le PL se débattant dans d’insolubles scissions.

De son côté, le FPR avait perdu l’initiative car il n’avait plus le contrôle du processus de transition devant mener aux élections au suffrage universel qu’il était certain de perdre. Il ne disposait en effet plus de bases politiques au sein de la population rwandaise, à l’exception de la fraction tutsi du PL et de l’aile très minoritaire d’Agathe Uwilingiyimana-Faustin Twagiramungu du MDR.

Sa seule force était alors militaire, mais il lui fallait cependant un prétexte sérieux pour reprendre les hostilités. L’assassinat du président Habyarimana le lui fournit après qu’une campagne intense de diabolisation lui eut permis de mettre ce dernier en accusation sur la scène internationale (voir le chapitre suivant). À partir de ce moment, le FPR justifia la reprise de la guerre en mettant en avant les arguments suivants :

1. Les « extrémistes hutu » ont assassiné le président Habyarimana parce qu’il a signé les accords d’Arusha qu’ils jugeaient trop favorables au FPR.

2. Ces mêmes « extrémistes hutu » ont fait un coup d’État dans la nuit du 6 au 7 avril afin de constituer le Gouvernement intérimaire rwandais, outil leur permettant de réaliser le génocide des Tutsi qu’ils préparaient depuis des mois.

3. Dans ces conditions, et compte tenu de la passivité de la MINUAR, les forces du FPR furent contraintes de reprendre les hostilités afin de protéger la population et débarrasser le pays des génocidaires.

1. Pour tout ce qui concerne le FPR, on se reportera à Prunier (1992 et 1993).

2. Au sud de l’Ouganda, le Bufumbira est historiquement une province rwandaise qui fut rattachée à l’Ouganda par les accords de Bruxelles signés au mois de mai 1910 par l’Allemagne et la Grande-Bretagne (carte n° 1).

3. Selon Prunier ils étaient alors 3 000 sur les 14 000 combattants de la NRA, soit 20 % des effectifs.

4. Au sujet des Rwandais occupant des postes de responsabilité dans la NRA ougandaise, on se reportera à Ruzibiza (2005, p. 95 et suivantes). À la fin de l’année 1989, Fred Rwigema et Paul Kagamé abandonnèrent leurs fonctions officielles au sein de l’appareil d’État ougandais.

5. Leur nombre était approximativement évalué entre 600 000 et 700 000 (Prunier, 1997 : 83). Selon le HCR de 1959 à 1962 il y aurait eu entre 130 000 et 150 000 réfugiés dont 60 000 au Nord-Kivu, 35 000 en Ouganda, entre 35 000 et 42 000 au Burundi.

6. Pour tous les détails concernant les opérations militaires françaises au Rwanda, on se reportera à Lugan (2005) et (2007).

7. Les représentants de la France et des États-Unis participèrent aux séances d’ouverture et de clôture. Le 8 juin, un texte commun fut signé par M. Boniface Ngulinzira, ministre des Affaires étrangères et de la Coopération du gouvernement rwandais (membre du MDR, donc de l’opposition au président Habyarimana), et par M. Pasteur Bizimungu pour le FPR.

8. La guerre était de plus une grande dévoreuse d’hommes. Du mois d’octobre 1990 au 3 avril 1993, date du cessez-le-feu d’Arusha, les pertes des FAR furent ainsi de 10 000 hommes (Rusatira, 2005 : 144).

9. Lettre de Justin Mugenzi à Bernard Lugan, 20 novembre 2006.

10. Le 15 avril 1993, le Gouvernement de coalition de Dismas Nsengiyaremye étant arrivé à son terme, les partis au pouvoir décidèrent d’un commun accord qu’il resterait en place pour trois mois supplémentaires afin que les discussions d’Arusha puissent être achevées. À ce nouveau terme, le bureau politique du MDR proposa que ce gouvernement soit une nouvelle fois reconduit. Mais le 17 juillet 1993, sur proposition de Faustin Twagiramungu, le président Habyarimana nomma un nouveau Premier ministre en la personne d’Agathe Uwilingiyimana (MDR), ministre de l’Education nationale dans le précédent gouvernement.