CHAPITRE V

QUI ÉTAIENT LES « HUTU MODÉRÉS » ?

Le 7 avril, plusieurs responsables hutu opposés au président Habyarimana furent assassinés. Parmi eux, Joseph Kavaruganda, président de la Cour de cassation, Frédéric Nzamurambaho, ministre de l’Agriculture, Faustin Rucogoza, ministre de l’Information, Fidèle Ngango, vice-président du PSD et Agathe Uwilingiyimana, ancien Premier ministre. Tous appartenaient à l’opposition hutu alliée au FPR. Ils étaient ceux que les journalistes désignèrent sous le nom de « Hutu modérés », faisant ainsi l’impasse sur les fractures internes au monde politique hutu.

Ayant, pour le TPIR, rédigé deux rapports dans les affaires Jérôme-Clément Bicamumpaka (TPIR-99-50-T)1 et Édouard Karemera (TPIR-98-44-T)2, respectivement ancien ministre des Affaires étrangères et ancien ministre de l’Intérieur du Gouvernement intérimaire rwandais, j’ai longuement travaillé sur la question des partis politiques hutu et sur leurs divisions, ce qui me permet de dire que la « catégorie » ethno-politique des « Hutu modérés » n’a non seulement jamais existé, mais, de plus, ne veut rien dire.

LA NOTION DE « HUTU MODÉRÉ », CETTE SUPERCHERIE.

« Le FPR voulait monopoliser un génocide. Or les morts hutu ne peuvent être occultés. Pour cela on a inventé de toute pièce la formule « les Tutsi et… les Hutu modérés ». Mais qui sont ces « Hutu modérés ? » Sont-ils ceux qui avaient choisi de « collaborer » avec le FPR ? Et les centaines de milliers du Hutu massacrés dans les collines et les villes par le FPR, qu’ontils à voir avec cette notion de « Hutu modérés » ? Étaient-ils des Hutu « modérément hutu » ou pas vraiment Hutu ? Et les autres, seraient-ils les véritables Hutu, donc des génocidaires ? Ainsi a-t-on diabolisé tout un peuple, à l’exception de quelques rares « Hutu modérés » !… » (Desouter, 2007 : 10).

La conquête du pouvoir par les Hutu entre 1959 et 1961 masqua en réalité de profondes oppositions, de véritables fractures internes au monde hutu. À la cassure « raciale » Tutsi Hutu, se surajouta ainsi l’opposition géographique entre Hutu du Nord (les Bakiga) et Hutu du Sud (ou Banyenduga).

À la veille de l’indépendance, deux principaux partis rassemblaient les Hutu : l’Aprosoma (Association pour la promotion sociale de la masse) et le Parmehutu (Parti du mouvement de l’émancipation hutu). L’Aprosoma était une émanation de la région de Butare, dans le sud du Rwanda. Le Parmehutu était quant à lui clairement enraciné à Gitarama, au centre du pays, mais il avait néanmoins une représentation nationale, notamment dans le Nord.

De 1962 à 1972, la vie politique rwandaise fut totalement contrôlée par le Parmehutu. En 1972, le président Kayibanda, originaire de Gitarama, s’apprêta à briguer un quatrième mandat, ce qui indisposa les Hutu nordistes qui considéraient que les temps de l’alternance régionale étaient venus.

À la fin de l’année 1972 le régime de Grégoire Kayibanda qui se trouva dans une position intenable eut recours au bouc émissaire tutsi. Afin de tenter de reconstituer l’unité des Hutu autour du Parmehutu, les responsables rwandais lancèrent alors une véritable « chasse aux Tutsi » qui débuta durant la première semaine du mois de février 1973. L’on parla à l’époque de « déguerpissements ». Des listes d’employés, de fonctionnaires, de cadres tutsi furent placardées. Elles signifiaient le licenciement immédiat. Ces persécutions provoquèrent un nombre difficile à déterminer de morts, pas plus qu’il n’est possible de donner un chiffre sérieux du nombre d’exilés qui partirent rejoindre ceux des Tutsi qui avaient déjà pris les chemins de l’exil au moment des évènements liés à l’indépendance du Rwanda entre 1959 et 1961.

Un coup d’État eut lieu le 5 juillet 1973. Les putschistes étaient essentiellement des officiers nordistes dirigés par le général Juvénal Habyarimana.

Ce coup d’État fut généralement accueilli avec soulagement car le général Habyarimana parlait de restauration de l’unité nationale, de répudiation du régionalisme et de l’ethnisme, de retour à la morale publique, etc. Dans un premier temps il se présenta presque comme le successeur naturel des « pères fondateurs » de la Ire République, qualifiant même le coup d’État du 5 juillet 1973 d’« héritier du mouvement de 1959 ». Selon ses premières déclarations, son but était uniquement de restaurer l’esprit de la révolution voulue par les « grands ancêtres » du Parmehutu, mais en supprimant le régionalisme et le népotisme.

Au bout de quelques mois, son pouvoir étant assuré, il rompit avec la Ire République à l’occasion d’un procès devant une cour martiale qui jugea l’ancien président Kayibanda et les dignitaires de son régime. Huit peines de mort et des dizaines de peines de prison furent alors prononcées. Le régime de Gitarama était rayé de la carte politique, mais pas les haines qui, comme nous le verrons plus loin, allaient se réveiller à partir de 1991 lors de l’instauration du multipartisme.

Durant la période Habyarimana, les persécutions contre les Tutsi cessèrent. Selon James Gasana, ancien ministre de la Défense du général Habyarimana, les élites tutsi demeurées au Rwanda furent même favorisées aux dépens des Hutu sudistes puisque, par le jeu des quotas ethniques et régionaux, c’est sur le « contingent » de postes administratifs réservés au Sud que furent prélevés ceux qui leur furent attribués. Ainsi ils :

« (…) ont partagé la portion de l’espace social, économique, culturel et politique dont le Sud était privé (…) En matière d’allocations de postes administratifs, leurs quotas étaient à peu près respectés, et déduits des quotas revenant au Sud.» (Gasana, 2002 : 39).

En 1975 fut créé le MRND (Mouvement révolutionnaire national pour le développement), puis l’Assemblée nationale devint Conseil national pour le développement (CND).

Avec le coup d’État du général Habyarimana, une nouvelle faction régionale était donc arrivée au pouvoir. Elle était évidemment hutu, mais d’abord nordiste. Le centre de gravité du pouvoir avait basculé vers les régions de Ruhengeri et de Gisenyi, plus exactement vers les hautes terres du nord de la crête Congo-Nil, région d’origine du général Habyarimana.

Lors des élections présidentielles de 1983 et de 1988, le général Habyarimana obtint plus de 99 % des voix mais le climat politique se détériorait. Les premières purges avaient eu lieu en 1980 avec l’arrestation du major Théoneste Lizinde, le chef des redoutés services de sûreté. En 1981, le colonel Alexis Kanyarengwe originaire de Ruhengeri et jusque-là considéré comme le numéro 2 du régime, s’était enfui en Tanzanie avant de rejoindre ultérieurement le FPR.

Nous avons vu plus haut, que le 1er octobre 1990, le FPR lança une offensive militaire depuis l’Ouganda. Or, cette attaque fut directement à l’origine du complexe et drama-tique engrenage qui provoqua le génocide de 1994 car la plaie ethnique qui avait été cicatrisée durant une quinzaine d’années fut brutalement rouverte. Pour nombre de Hutu, les assaillants du 1er octobre étaient en effet considérés comme la branche armée de la diaspora tutsi. Dans le contexte d’exacerbation des haines ethniques qui réapparut alors, des représailles se produisirent contre les Tutsi de l’intérieur considérés comme une « cinquième colonne » du FPR. Des centaines d’entre eux furent alors massacrés.

La démocratisation du régime ayant été imposée par la France en échange de son aide militaire (comme nous l’avons vu plus haut), plusieurs partis politiques d’opposition apparurent.

Le premier d’entre eux, le MDR (Mouvement démocratique républicain) fut fondé en 1991 pour en finir avec « le régime dictatorial » et pour établir la démocratie. Lors du premier Congrès national au mois de septembre 1992, Faustin Twagiramungu fut élu à la Présidence du MDR. Lui qui n’avait jamais caché qu’il était partisan d’une alliance avec le FPR pour renverser le président Habyarimana3, fut élu à la tête d’un parti qui ne voulait pas d’une telle option puisque, sur les 33 membres du Comité national, seuls trois avaient soutenu cette ligne4.

À Butare, au mois d’avril 1991, un autre parti d’opposition naquit, le PSD (Parti social démocrate), qui attira enseignants, intellectuels et membres des professions libérales. Les fondateurs du PSD cherchaient à se démarquer de l’héritage Aprosoma en répudiant les références ethniques5.

Au mois d’avril 1991 également, un troisième parti d’opposition, mais sans base territoriale, à la différence des deux précédents, fut fondé sous le nom de Parti libéral (PL) par des hommes d’affaires et des intellectuels, souvent tutsi ou métis de Tutsi et de Hutu. Les statuts du Parti libéral (PL) refusaient toute référence ethnique, prônaient l’unité de la société rwandaise, la « libre entreprise » et l’« initiative privée » (JO du 15 août 1991, p. 1082-1101). Mais, dès le début, le parti apparut comme bicéphale, tant au point de vue ethnique que politique, ses deux principaux dirigeants étant en effet Landoald Ndasingwa, Tutsi, et Justin Mugenzi, Hutu.

Un quatrième parti naquit au même moment, le Parti démocrate chrétien (PDC) qui ne parvint pas à trouver un espace politique autonome et qui végéta après avoir été un temps « satellisé » par le président Habyarimana.

Quant au MRND, le parti présidentiel, il se réforma afin de s’adapter au multipartisme. À la fin du mois d’avril 1991, il tint ainsi un congrès extraordinaire dans lequel il modifia ses statuts. Le 5 juillet il changea de nom, devenant le MRND(D) (Mouvement révolutionnaire national pour le développement et la démocratie).

Au mois de mars 1992 naquit la CDR (Coalition pour la défense de la République), mouvement hutu dirigé par Jean-Bosco Barayagwiza et par Martin Bucyana. Son but était de dépasser le régionalisme au profit d’un véritable nationalisme hutu. Pour les fondateurs de la CDR, le MRND apparaissait en effet associé à la préfecture de Gisenyi et dans une moindre mesure à celle de Ruhengeri, tandis que l’opposition hutu l’était à celles du Sud.

Le 31 juillet 1991, les quatre principaux partis d’opposition à savoir le MDR, le PSD, le PDC et le PL constituèrent un « comité de concertation des partis politiques démocratiques (CCPPD) ». Le 13 septembre, le CCPPD exigea la constitution d’un gouvernement d’union nationale respectant l’équilibre entre les partis politiques et dont le Premier ministre serait nommé par lui.

Le président Habyarimana accepta les exigences du CCPPD et un gouvernement de coalition fut constitué le 2 avril 1992. Le 3 avril, le président Habyarimana nomma Dismas Nsengiyaremye Premier ministre désigné par le MDR. La composition de ce gouvernement était paritaire, puisqu’il était composé pour moitié de ministres MRND(D) et pour moitié de ministres issus des quatre grands partis d’opposition. Outre le poste de Premier ministre, le MDR obtint trois maroquins. Le MRND(D) se vit attribuer neuf ministères dont ceux de la Défense et de l’Intérieur, le PSD et le PL trois chacun et le PDC un. Ne reposant pas sur des élections, ce gouvernement était donc de désignation et sa représentativité était par conséquent sujette à caution ainsi d’ailleurs que ses rapports de force internes, ce qui provoqua des frictions expliquant les évènements ultérieurs.

Nous avons vu plus haut que le 24 mai, à Kampala, un premier contact fut établi entre le gouvernement de coalition et le FPR. Puis, du 29 mai au 3 juin 1992, à Bruxelles, les partis d’opposition participant au gouvernement de coalition rencontrèrent une délégation du FPR. À l’issue des discussions un communiqué conjoint fut publié. Selon James Gasana, le processus qui allait conduire à la « catastrophe de 1994 » débuta alors car des politiciens hutu des partis d’opposition avaient décidé d’utiliser le FPR contre le président Habyarimana :

« Certains sont convaincus qu’ils ont déjà gagné au plan politique, mais qu’ils avaient besoin d’une action militaire du FPR pour atteindre l’étape de formalisation de la victoire. Comme ils n’ont pas d’armée propre, ils ont besoin d’un dopage par le Front, pensant que lors de la victoire, celui-ci n’ayant pas de base politique propre, n’aura de choix que l’utilisation de leurs res-sources politiques.» (Gasana, 2002 : 112).

Faustin Twagiramungu fut largement responsable de cette manœuvre qui donna une accélération au processus de décom-position politique.

Revenons en effet sur la rencontre de Bruxelles. Il est clair que Faustin Twagiramungu y outrepassa le mandat que le MDR avait donné à sa délégation. Cette réunion organisée à l’initiative de personnalités belges avait en effet uniquement pour but de créer les conditions minimales nécessaires à l’ouverture de futures négociations de paix. Le Bureau politique du MDR y délégua deux membres de son Comité directeur provisoire, à savoir Faustin Twagiramungu et Thaddée Bagaragaza. Le PSD était représenté par Théoneste Gafaranga et Thomas Kabeja, le Parti libéral par Justin Mugenzi et Vénantie Kabageni. Quant au FPR, sa délégation était composée de cinq responsables, deux Hutu à savoir Alexis Kanyarengwe et Pasteur Bizimungu, et trois Tutsi, Jacques Bihozagara, Patrick Mazimpaka et Tito Rutaremara.

Le Bureau politique du MDR avait fait quatre recommandations à ses délégués :

– Se contenter de tracer des ouvertures avec le FPR de manière à faciliter les négociations qui allaient suivre avec le gouvernement rwandais.

– Demander au FPR de respecter scrupuleusement l’accord de cessez-le-feu signé antérieurement.

– Indiquer au FPR que la démocratisation n’était pas négociable

– Ne rien signer de commun à la fin de cette rencontre car, une telle signature devait être réservée au gouvernement rwandais qui allait entamer des négociations directes avec le FPR.

Or, la délégation MDR outrepassa ces recommandations en s’associant avec le PL et le PSD pour signer un communiqué conjoint dans lequel les signataires prirent des engagements de nature politique qui ne regardaient que le gouvernement rwandais auquel le MDR, le PSD et le PL participaient. Les délégués de ces trois partis tombèrent donc dans le piège tendu par le FPR, lequel cherchait à diviser l’opposition hutu en attirant à lui une partie de sa composante.

Le 5 juin, soit deux jours à peine après la signature du « Communiqué conjoint entre les Forces démocratiques pour le changement (MDR, PSD, PL) et le Front patriotique rwandais », ne respectant aucun engagement et violant sa parole, ce dernier décida de radicaliser la situation en lançant une puissante offensive militaire avant même que les délégués des trois partis signataires du « Communiqué conjoint » n’aient quitté Bruxelles pour rentrer au Rwanda !

En lançant deux offensives, l’une au mois de juin 1992 et l’autre au mois de février 1993, le FPR mit tout son poids dans la balance afin de changer la donne du processus démocratique.

Le séisme provoqué par ces opérations militaires fut immense et le MRND(D) ainsi que la CDR eurent alors beau jeu de dénoncer l’opposition qui avait « trahi » lors de la rencontre de Bruxelles et de l’accuser d’être complice du FPR. Le MRND(D) parla alors de la nécessaire unité des Hutu face à l’« invasion tutsi », le FPR ayant jeté le masque, montrant qu’il n’était pas un parti démocratique demandant le retour des exilés et une participation au pouvoir, mais un mouvement armé qui voulait conquérir militairement le Rwanda.

Le MDR, fut à partir de ce moment parcouru par des courants contradictoires dans lesquels Alison Des Forges vit une « scission » (TPIR-99-50-T, mercredi 1er juin, p. 53).

En réalité, le MDR fut traversé par trois courants :

1. Le premier rassemblait ceux qui, par patriotisme, commençaient à se rapprocher du président Habyarimana, même s’ils le détestaient, et auquel, nécessité faisant loi, ils s’allieront au besoin au nom de la défense de la nation.

2. Le second était incarné par Faustin Twagiramungu et Agathe Uwilingiyimana qui avaient choisi l’alliance avec le FPR pour détruire le régime Habyarimana.

3. Une troisième tendance, représentée celle-là par Emmanuel Gapyisi6, refusait toute alliance avec le MRND(D) ou le FPR. En mars 1993 ce leader hutu originaire de Gikongoro fonda à Kigali le Forum paix et démocratie, dont le but était de sortir des querelles internes à l’opposition pour aller vers la réconciliation nationale, ce qui passait par « la fin d’un régime et la fin d’une guerre » (Paix et Démocratie, n° 1, mars 1993). Emmanuel Gapyisi, qui considérait que son parti pouvait exister sans s’allier au FPR ou au MRND(D), fut l’objet de violentes attaques lancées par le FPR pour lequel il fallait choisir entre le président Habyarimana et lui, et qui l’accusa de mener un double jeu. Le Forum paix et démocratie fut ainsi désigné comme un allié du régime Habyarimana par la presse pro-FPR qui déclencha une campagne d’une grande virulence contre lui7. Emmanuel Gapyisi fut assassiné le 18 mai 1993 par le FPR.

Le 16 avril 1993, le gouvernement de coalition dirigé par Dismas Nsengiyaremye étant arrivé au terme des 12 mois prévus par son mandat, les partis au pouvoir décidèrent d’un commun accord de signer un protocole additionnel lui permettant de rester en place pour trois mois supplémentaires afin que les discussions d’Arusha puissent être achevées.

Le 16 juin 1993, au terme de ce délai additionnel, le bureau politique du MDR proposa que ce gouvernement soit une nouvelle fois reconduit.

Le 14 juillet 1993, le président Habyarimana convoqua les responsables des partis gouvernementaux (MRND, MDR, PSD, PL, PDC). Le MDR fut représenté à cette réunion par les quatre membres de son comité directeur, à savoir : Faustin Twagiramungu président, Dismas Nsengiyaremye premier vice-président, Froduald Karamira deuxième vice-président et Donat Murego secrétaire exécutif. Le président de la République voulut que le MDR désigne un autre Premier ministre. Les membres du MDR, n’étant pas mandatés pour ce sujet, demandèrent un report de la réunion afin de pouvoir consulter les instances dirigeantes de leur parti. Ils obtinrent gain de cause et la réunion fut renvoyée au 16 juillet.

Le 15 juillet le bureau politique du MDR décida la reconduction de Dismas Nsengiyaremye à la tête du gouvernement de coalition et cela jusqu’à la signature des accords de paix d’Arusha.

Le 16 juillet eut donc lieu une nouvelle réunion des partis gouvernementaux durant laquelle la décision du MDR de maintenir Dismas Nsengiyaremye à la tête du gouvernement de transition fut refusée par le président Habyarimana. Faustin Twagiramungu se désolidarisa alors de son parti, le MDR, en proposant unilatéralement Agathe Uwilingiyimana, ministre de l’Éducation nationale du gouvernement de coalition et membre du bureau politique du MDR comme nouveau Premier ministre en remplacement de Dismas Nsengiyaremye.

Le 17 juillet, le Bureau politique du MDR suspendit Faustin Twagiramungu de la présidence du parti, annonça que le MDR ne participera pas au gouvernement Uwilingiyimana et que tout membre du parti qui y entrerait serait exclu8.

Le Bureau politique du MDR ne pouvait pas ne pas réagir aux actes d’indiscipline de son président. Aussi, le 17 juillet 1993 condamna-t-il solennellement Faustin Twagiramungu avant de le suspendre de la présidence du parti. Quant à Agathe Uwilingiyimana, elle fut suspendue de ses fonctions de présidente du MDR en préfecture de Butare. Durant la même réunion, un congrès extraordinaire fut convoqué pour les 23 et 24 juillet.

AGATHE UWILINGIYIMANA ET FAUSTIN TWAGIRAMUNGU FONT LE JEU DU FPR

Le 18 juillet, le gouvernement Agathe Uwilingiyimana entra en fonctions et il parvint en moins d’une semaine à régler tous les problèmes en suspens avec le FPR, ce qui permit d’aboutir à la signature des accords d’Arusha. Cette négociation qui fit la part belle aux demandes du FPR fut menée, du côté du gouvernement rwandais par Anastase Gasana9 du MDR mais membre clandestin du FPR.

Le 21 juillet, Faustin Twagiramungu qui venait pourtant d’être suspendu de la présidence du MDR s’auto-proclama futur Premier ministre du GTBE10 et le 23 juillet, lors de la dernière phase des négociations, avec l’appui du FPR, son nom fut inscrit dans le texte même des accords d’Arusha, rendant ainsi irréversible sa nomination…

Avec ce tour de passe-passe le FPR et ses alliés allaient donc pouvoir prendre la direction du GTBE afin d’évincer le président Habyarimana et pour préparer « au mieux » les élections qui devaient mettre un terme au processus de transition.

Afin de permettre au FPR de disposer d’un maximum de sièges à l’ANT, le Premier ministre Agathe Uwilingiyimana prit ensuite le parti de la tendance Ndasingwa du Parti libéral, donc du FPR.

Pour mémoire, chaque parti politique devant transmettre la liste de ses députés désignés à l’ANT, chacun des deux PL lui fit parvenir une liste de onze députés. Elle transmit bien les deux listes au président Habyarimana, mais le 27 décembre, lors de la réunion des partis politiques dirigée par ce dernier, il fut décidé que seule était habilitée à donner une liste, la direction reconnue des partis. Agathe Uwilingiyimana décida alors que la liste officielle du PL était la liste Ndasingwa ; en conséquence de quoi, elle envoya alors au président de la Cour constitutionnelle, Joseph Kavaruganda, adversaire du président Habyarimana, cette seule liste qui reçut le sceau officiel de la Cour constitutionnelle. Agathe Uwilingiyimana affirma alors que la Cour constitutionnelle avait avalisé cette liste. Le FPR avait ainsi gagné 11 sièges de députés….

Ce congrès qui se tint à Kabusunzu dans la banlieue de Kigali n’eut « à l’ordre du jour :

« (qu’) un seul point : prendre des mesures fermes contre ceux dont le Bureau politique du parti MDR a découvert la trahison11 ». (Compte rendu du Congrès de Kabusunzu, TPIR-99-50-T pièce 61 (f) KO 271397-KO 271422, folio KO 271403).

Ce Congrès national était composé de 298 membres et le 23 juillet ils furent 215 à siéger. Faustin Twagiramungu fut « définitivement révoqué » du parti MDR par 201 voix sur 215, 93 % des congressistes ayant donc exclu leur propre président ce qui indique bien la représentativité de sa propre tendance. Faustin Rucogoza12, Jean Marie Vianney Mponimpa13 et Anastase Gasana qui avaient enfreint les consignes du parti en entrant dans le gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana 14 furent exclus avec les mêmes pourcentages. Nous ne sommes donc pas en présence d’une scission, mais d’une claire exclusion.

Agathe Uwilingiyimana eut alors une attitude singulière. Ayant assisté au congrès, à la différence de Faustin Twagiramungu, elle démissionna officiellement de la Primature, se rangeant donc à la discipline du parti.

Cependant, la nuit même, c’est-à-dire dans la nuit du 23 au 24 juillet 1993, Faustin Twagiramungu, Justin Mugenzi15 et plusieurs membres de divers partis de la coalition gouvernementale se retrouvèrent à son domicile et ils réussirent à lui faire changer d’avis. Elle revint alors sur sa démission et le 24 juillet au matin, dans un communiqué radiodiffusé, elle déclara, contre toute vraisemblance, qu’elle avait été séquestrée au congrès MDR et contrainte de signer sa lettre de démission.

Ce revirement rocambolesque et mensonger fit que, toujours le 24 juillet, deuxième jour du congrès, elle fut à son tour exclue du MDR. Là encore, il n’y eut pas scission mais bien exclusion16. Cet insolite comportement explique largement pourquoi, dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, les militaires repoussèrent la demande du général Dallaire de voir Agathe Uwilingiyimana succéder au président Habyarimana (voir chapitre VII).

Cela voulait-il dire que les cinq exclus étaient des « modérés » et que l’immense majorité du parti était composée d’« extrémistes » qui auraient rejoint le MRND ou le courant dit « power » pour préparer le génocide ? C’est ce que pense Alison Des Forges. Dans son rapport intitulé Le génocide dans Kigali-ville, rédigé pour le compte de l’Accusation dans l’affaire Renzaho (TPIR-97-31-I) et remis le 1er juin 2001, elle décrit ainsi les évènements qui secouèrent le MDR :

« La majorité des membres du MDR se sont regroupés dans ce qui fut appelé le MDR-Power, tandis que d’autres restaient dans le cadre de la structure initiale du parti, loyaux à son président Faustin Twagiramungu » (TPIR- 97-31-I, Le génocide dans Kigali-ville, A. Des Forges, op. cité, p 8, folio KO379833).

Ainsi donc, pour Alison Des Forges, point de Congrès de Kabusunzu ni d’expulsion de Faustin Twagiramungu par plus de 90 % des congressistes… Pas davantage de décision de justice qui donna raison à la direction du MDR contre son ancien président…17

En définitive, les Hutu « modérés » étaient donc les Hutu qui s’étaient alliés au FPR, à l’image de ceux des Hutu nordistes originaires de Ruhengeri, pourtant fief présidentiel, qui suivirent le colonel Alexis Kanyarengwe. Pour les médias le ralliement purement opportuniste de ce dernier le transforma donc, ou plutôt le « transmuta » d’intransigeant dénonciateur des Tutsi qu’il avait été jusque-là, en « Hutu modéré »…

Ou encore à l’image de ceux qui, ayant bien compris qu’ils n’avaient pas les moyens militaires de l’emporter sur le président Habyarimana, s’allièrent au FPR après avoir fait un simple calcul : une fois le clan présidentiel éliminé, l’ethno-mathématique allait leur permettre de remporter les élections qui devaient clôturer la transition prévue par les accords d’Arusha. Ainsi donc, ils auraient « tiré les marrons du feu » que le FPR aurait allumé…

Or, ce calcul se retourna contre eux car l’immense majorité des Hutu considérait qu’ils étaient des traîtres et c’est pourquoi ils furent systématiquement assassinés après l’attentat du 6 avril 1994, et cela avant même que le génocide des Tutsi eut commencé. De plus, comme le FPR n’était pas dupe, après la prise de pouvoir par le général Kagamé, ils furent mis à l’écart, certains étant même épurés et emprisonnés pour « complicité de génocide ». Quelques-uns, totalement instrumentalisés jouèrent le rôle de « Hutu utiles », à l’image de Pasteur Bizimungu, nommé président du Rwanda par le général Kagamé, avant d’être démissionné en 2000, puis condamné en 2004 à 15 ans de prison pour « divisionnisme ethnique ». Quant à Faustin Twagiramungu, après avoir été nommé Premier ministre par Paul Kagamé, fonction qu’il exerça de juillet 1994 à août 1995, date de sa démission, il s’exila en Belgique.

1. Le 30 septembre 2011, après douze années de détention et huit ans après le début de son procès, il fut acquitté par le TPIR et immédiatement remis en liberté. Il était notamment accusé « d’entente en vue de commettre le génocide ».

2. Ancien vice-président du MRND, le 21 décembre 2011, il fut condamné à la prison à vie pour « n’avoir ni prévenu, ni condamné les exactions commises par des jeunes du MRND, les interahamwe, alors qu’il avait autorité sur eux ». Quant à l’entente en vue de commettre le génocide, la Cour l’a établie, mais pour la période débutant au mois de mai 1994, soit un mois après le 6 avril 1994, date du début du génocide, ce qui revient donc à dire une fois de plus, qu’avant cette date le génocide n’avait pas été programmé.

3. Faustin Twagiramungu nourrissait une véritable haine envers le président Habyarimana auquel il reprochait d’avoir fait assassiner son beau-père, le président Grégoire Kayibanda, et de l’avoir lui-même fait emprisonner à la fin des années 1980.

4. Ce qui favorisa son élection fut que son principal challenger, Emmanuel Gapyisi, lui aussi gendre de Grégoire Kayibanda, qui sortait d’un grave accident de voiture dont il n’était pas encore remis retira sa candidature le premier jour du congrès.

5. Le PSD avait des membres tutsi.

6. Emmanuel Gapyisi, né en 1952, était l’époux de Bernadette Mukamana, fille de Grégoire Kayibanda, président de la République de 1961 à 1973.

7. « Hommage à Emmanuel Gapyisi », Paix et Démocratie, n° 001, mai 1993, p. 3-4.

8. Décisions du Bureau politique du MDR suite à la nomination du nouveau Premier ministre en la personne de Madame Agathe Uwilingiyimana. Signé par Donat Murego, secrétaire exécutif, Kigali, 17 juillet 1993, deux feuillets dactylographiés.

9. Anastase Gasana, professeur au campus universitaire de Nyakinama était un militant du MRND. Vers le mois d’avril 1992, il quitta le MRND pour rejoindre le MDR tout en adhérant secrètement au FPR, parti duquel son épouse tutsi était membre.

10. MDR, Cabinet du président, Kigali, le 21 juillet 1993, N : 004/IF/93.

11. Dans le compte-rendu, le mot « trahison » revient plusieurs fois.

12. Membre du secrétariat du MDR de la préfecture de Byumba, secrétaire de la commission Études et Programmes présidée par J. Bicamumpaka, il n’appartenait à aucun organe dirigeant du parti.

13. Jean-Marie Vianney Mbonimpa, directeur au ministère du Plan, avait été placé sur proposition de Faustin Twagiramungu comme directeur de cabinet de Dismas Nsengiyaremye.

14. Lors de ce congrès, le MDR désigna Jean Kambanda comme Premier ministre du GTBE.

15. Justin Mugenzi fut appelé au téléphone par Faustin Twagiramungu qui lui demanda de venir le rejoindre au domicile d’Agathe Uwilingiyimana (TPIR-99-50-T, mardi 8 novembre 2005, p. 68).

16. À la différence du MDR, le PL a connu une véritable scission car deux hommes, deux ethnies et deux politiques s’opposèrent à l’intérieur du parti. Le Hutu Justin Mugenzi et le Tutsi Landoald Ndasingwa, ce dernier manoeuvrant pour prendre le contrôle de l’appareil du parti afin d’aligner ce dernier sur le FPR.

17. Faustin Twagiramungu se tourna vers la justice en déposant deux plaintes contre les décisions prises contre lui par le Bureau politique en date du 17 juillet 1993 qui le suspendait à titre provisoire de toutes ses fonctions et contre celles prises par le Congrès national extraordinaire en date du 23 juillet 1993 et pour lesquelles il demandait l’annulation. Par jugement du Tribunal de première instance de Kigali en date du 29 octobre 1993 il fut débouté. Le MDR avait donc eu gain de cause, l’exclusion ayant été confirmée par la justice.