Dans les heures qui suivirent l’assassinat du président Habyarimana, et à l’initiative du général Augustin Ndindiliyimana, chef d’état-major de la gendarmerie, de hauts gradés des FAR se réunirent à l’État-Major. Invité à cette réunion, le général Dallaire qui voulut leur imposer Agathe Uwilingiyimana pour succéder au président Habyarimana, se vit opposer un ferme refus, ce qui, pour lui, signifiait qu’il s’agissait d’un coup d’État militaire.
A. Des Forges reprit l’idée du général Dallaire en la développant. Pour elle, l’attentat contre le président Habyarimana permit de déclencher un coup d’État, prélude à un plan génocidaire élaboré depuis des mois, pour ne pas dire depuis des années1. Lors de son audition devant le TPIR dans l’affaire Ndindabahizi, elle résuma ainsi son postulat :
« (…) le colonel Bagosora, avec l’appui des autres officiers militaires, se débarrassait de l’autorité légitime et (en) créant ainsi un vide politique. Ce qui lui a permis de remplir ce vide et d’assumer les rênes du pouvoir.» (TPIR-2001-71-T, Des Forges, 24 septembre 2003, p. 10).
Cette même thèse fut à la base de l’acte d’accusation dressé par le procureur devant le TPIR :
(…) Dans la nuit du 6 au 7 avril (…) le colonel Théoneste Bagosora et d’autres officiers (…) ont manifesté leur volonté de prendre le pouvoir.» (TPIR, 96-7-I, « Le Procureur du Tribunal contre Théoneste Bagosora », 1999, op cité, p. 31-32).
La chronologie des évènements qui se déroulèrent durant la nuit du 6 au 7 avril 1994 permet de mesurer le décalage existant entre les faits attestés et vérifiés d’une part et la reconstruction artificielle sur laquelle repose l’histoire officielle du génocide du Rwanda d’autre part.
Nous avons déjà dit, mais il importe de le redire, que le 6 avril 1994 dans la soirée, après l’assassinat du président Habyarimana, le Rwanda se retrouva sans chef de l’État et sans chef d’État-Major car le général Déogratias Nzabimana avait lui aussi péri dans l’attentat. Quant au ministre de la Défense, Augustin Bizimana, au G2, le colonel Aloys Ntiwiragabo et au G3, le colonel Gratien Kabiligi, tous trois étaient en mission à l’étranger ainsi que le ministre de l’Intérieur, Faustin Munyazeya.
Constitutionnellement parlant, le pays était alors placé entre deux systèmes : celui de la Constitution de 1991 et celui prévu par les accords d’Arusha. Or, ce dernier n’était pas encore entré en vigueur tout en l’étant dans la théorie… Le vide politique était donc total et ceux qui avaient abattu l’avion du président Habyarimana avaient réussi à décapiter et à désorganiser l’État rwandais.
Dans les instants qui suivirent l’annonce de la mort du président Habyarimana, le général Augustin Ndindiliyimana, chef d’état-major de la gendarmerie, convoqua une réunion à l’état-major installé au camp Kigali (carte n° 6).
Vers 22 heures selon le major canadien Brent Beardsley, aide de camp du général Dallaire, le colonel Rwabalinda, officier de liaison entre la MINUAR et les FAR, demanda par téléphone au général Dallaire commandant du contingent de la MINUAR d’assister à cette réunion (TPIR-98-T- 41-T, Beardsley, 4 février 2004, p. 31).
LE TÉMOIGNAGE DU COLONEL MARCHAL
Vers 23 heures, le colonel Luc Marchal qui commandait le secteur de Kigali pour la MINUAR rejoignit la réunion en question :
« (…) quand, le 6 avril 1994, je me suis trouvé à l’état-major des FAR (Forces armées rwandaises) où se réunissait un comité de crise, à aucun moment je n’ai éprouvé le sentiment que nous nous trouvions dans un scénario de coup d’état. Je sais que je me suis trouvé en face d’hommes désemparés (…) J’inclus sans hésitation le colonel Bagosora (parmi ces hommes) ». (Marchal, 2001 : 303).
Deux ans plus tard, en 2003, le colonel Marchal accorda un entretien à l’hebdomadaire Africa International dans lequel il ne varia pas dans son analyse, la renforçant même :
« (…) je soumets à votre ré?exion (…) un épisode qui m’a fortement impressionné et qui a suivi de peu l’attentat (…) Le 6 avril 1994, après que l’avion présidentiel eut été abattu, je me suis trouvé en compagnie du général Dallaire à l’état-major de l’armée. Un comité de suivi composé des officiers supérieurs de l’armée et de la gendarmerie s’y était constitué, afin d’analyser la situation et de prendre les mesures d’urgence qui s’imposaient à la suite de la disparition du chef de l’État et du chef d’état-major de l’armée. À aucun moment, et j’insiste, à aucun moment, je n’ai éprouvé de sentiment que je me trouvais face à des gens qui avaient organisé un coup d’État. Malgré le temps qui passe, le souvenir que je garde de ce moment historique est toujours très précis dans ma mémoire et je sais que je me suis retrouvé en face d’hommes désemparés par ce qui venait d’arriver. Leur façon de se comporter, l’intonation de voix, un doute exprimé, l’expression des visages, une question qui laisse percevoir la peur, sont des signes qui ne trompent pas. Sans la moindre hésitation, j’inclus également dans cette appréciation le colonel Bagosora (…) J’ai la ferme conviction que si les organisateurs de l’attentat s’étaient trouvés en ce moment-là autour de la table, cette réunion se serait déroulée tout à fait autrement »2.
En 2006, le colonel Marchal fut appelé à témoigner devant le TPIR et à cette occasion, il confirma ses déclarations antérieures :
« Je suis formel (…) Je me suis trouvé en présence d’officiers qui étaient consternés si pas atterrés par ce qui venait de se passer. (…) Pour être plus compréhensible donc, je parle plutôt de consternation que d’être atterré, ce qui peut avoir une connotation un peu péjorative. Ce que j’ai vécu à l’époque et ce que j’ai pu constater, c’est la consternation, un ?ottement manifeste sur les actions à prendre et la volonté de ceux qui étaient présents (…) de pouvoir en commun avec la MINUAR de pouvoir gérer cette situation très délicate pour le pays ». (TPIR-98-41-T, Marchal, 30 novembre 2006, p. 28)3.
Entre 22 h 30 et 23 heures, le général Dallaire, le colonel Marchal et le major Beardsley arrivèrent à l’État-Major après avoir traversé une partie de la ville de Kigali sans avoir croisé la moindre patrouille et sans avoir rencontré la moindre barricade (Dallaire, 2003:290 et TPIR, 98-41-T, Dallaire, 19 janvier 2004, sans pagination). Devant le TPIR, le major Beardsley déclara:
« Nous n’avons pas vu de barrages (…) je ne me souviens pas avoir vu des personnes entre notre domicile et le quartier général des FAR ; il n’y avait pas de barrages routiers (…) c’était comme une ville fantôme ». (TPIR-98-41-T, Beardsley, 4 février 2004, p. 31)
Vers 22 h 30, 23 heures, Kigali n’était donc pas quadrillée par l’armée. À 23 h 50, le colonel Maurin, adjoint opérationnel de l’attaché de Défense français et conseiller du chef d’État-Major des FAR, quitta l’ambassade de France pour se rendre à l’État-Major des FAR afin d’y présenter ses condoléances aux cadres de l’armée. Kigali était alors calme et les barrages habituels étaient en place, tenus par des soldats certes un peu plus nerveux que d’habitude, mais rien de plus. (Entretien avec le colonel Maurin). Ces éléments ne viennent pas étayer la thèse d’un coup d’État militaire.
Et pourtant, le général Dallaire parle bien de coup d’État, reprenant clairement cette accusation dans son livre (2003 : 291-292), puis d’une manière plus mesurée en 2004 devant le TPIR, et cela sans élément de preuve autre que son intuition :
« (…) le simple fait que ce soit Bagosora qui préside cette réunion devenait explicite. Il semblait que peut-être (nous soulignons), en fait, ils étaient en train de faire un coup d’État.» (TPIR-98-41-T, Dallaire, 19 janvier 2004, sans pagination).
Le général se contredit d’ailleurs durant la même audience devant le TPIR quand il expliqua que le principal souci du colonel Bagosora était le maintien de l’ordre :
« (Le pays est) décapité (…) le FPR n’(a) pas encore réagi, mais (…) il fallait absolument maintenir le calme jusqu’à l’aube (…) il fallait donner les ordres nécessaires pour que le calme soit maintenu dans la capitale sinon c’est le reste du pays qui serait en danger (…) il voulait nous assurer qu’il ne s’agissait pas d’un coup d’état (…) le colonel Bagosora – et en cela il était soutenu par le chef d’état-major de la gendarmerie, Ndindiliyimana –, avait exprimé son souci de maintenir l’ordre dans la ville ». (TPIR-98-41-T, Dallaire, 19 janvier 2004, sans pagination).
Quatre décisions furent prises lors de cette réunion :
1. La nomination du colonel Marcel Gatsinzi, commandant de l’ESO (École des sous-officiers) de Butare comme chef d’État-Major ad interim. Tombé en disgrâce à la fin des années 1980, il était pourtant considéré comme un adversaire du régime. Le général Habyarimana avait ainsi refusé trois propositions successives de promotion le concernant. C’est donc cet opposant qui rejoindra d’ailleurs le FPR pour devenir chef d’État-Major adjoint puis ministre de la Défense après la victoire du général Kagamé, qui fut nommé à la tête de l’armée rwandaise dans la nuit du 6 au 7 avril 1994. S’ils font un coup d’État, les « extrémistes hutu » se montrent donc pour le moins inconséquents…
2. La seconde décision prise lors de la réunion tenue à l’État-Major fut la convocation d’une assemblée militaire pour le lendemain matin 7 avril.
3. Les officiers présents décidèrent de rédiger un communiqué destiné à être lu à la radio nationale à l’ouverture de l’antenne le 7 avril au matin ; le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba fut chargé de le rédiger.
4. La quatrième décision est particulièrement intéressante car il s’agissait de la convocation par les militaires de tous les responsables des partis politiques, sauf naturellement le FPR, afin qu’ils puissent le plus rapidement possible former un gouvernement civil provisoire4.
Vers minuit, dans la nuit du 6 au 7 avril, le général Dallaire, accompagné du colonel Bagosora, se rendit chez le Représentant spécial du secrétaire général de l’ONU, M. Booh Booh pour consultation.
De retour à l’État-Major, le colonel Bagosora rendit compte aux officiers présents de l’entretien qu’il venait d’avoir avec M. Booh Booh. Selon le procès-verbal de cette réunion :
« Le Directeur de cabinet (le colonel Bagosora), le Comd de la MINUAR (le général Dallaire) et le LO (officier de liaison) auprès de la MINUAR (le colonel Rwabalinda) ont eu un entretien avec le Représentant spécial du secrétaire général de l’Onu (M. Booh Booh), qui leur a fait part de sa façon de voir le problème. Selon lui, il ne faut en aucun cas s’écarter de l’Accord de Paix d’Arusha (…) c’est pourquoi il propose une réunion avec les organes dirigeants du MRND ce 07 avr 94 pour voir les possibilités de désignation du successeur du président de la République. Signé Le Rapporteur lt-col JB Ruhorahoza » 5.
Dans la nuit, depuis l’État-Major, et en application des demandes de M. Booh Booh, le colonel Bagosora téléphona à Mathieu Ngirumpatse président du MRND(D) pour lui fixer rendez-vous au ministère de la Défense (Minadef), le lendemain matin à 7 heures. Ce dernier réagit rapidement :
« (…) J’ai avisé les autres membres du comité, j’ai téléphoné à Karemera6, j’ai téléphoné à Nzirorera7, j’ai téléphoné à Kabagema8 pour les informer de la demande du colonel Bagosora de se trouver au ministère de la Défense le lendemain matin ». (TPIR, 98-41-T, Ngirumpatse, 5 juillet 2005, p. 55).
Si nous voulons comprendre pourquoi les décisions prises par les militaires lors de la réunion du 6 avril à l’État-Major ne constituent pas un coup d’État, et pourquoi, constitutionnellement parlant, ils étaient fondés à refuser la nomination d’Agathe Uwilingiyimana comme successeur du président Habyarimana, il est nécessaire de nous pencher sur la situation constitution-nelle du Rwanda après l’assassinat de ce dernier.
Interrogé par le TPIR sur le fait de savoir si c’était la Constitution de 1991 ou les accords d’Arusha qui étaient alors en vigueur, le constitutionaliste belge F. Reyntjens, expert de l’Accusation, donna une première réponse théorique :
« En fait les deux étaient en vigueur, mais il est important d’ajouter que les Accords d’Arusha prédominaient en cas de contradiction entre la Constitution de 1991 et les Accords d’Arusha. En d’autres termes, les Accords de paix d’Arusha étaient une loi fondamentale et il fallait y rajouter les dispositions de 1991 qui n’étaient pas prises en compte ou « couverts » par les Accords de paix d’Arusha. Et (…) cette nouvelle loi fondamentale (…) devait être mise en application à partir du jour de la signature de l’Accord, c’est-à-dire le 4 août 1993.» (TPIR-98-41-T, Reyntjens, 15 septembre 2004, sans pagination.)
L’interprétation de Reyntjens est difficilement recevable car les accords d’Arusha ne contiennent aucune équivoque à ce sujet :
« article 3 : Les deux parties acceptent que la Constitution du 10 juin 1991 et (nous soulignons) l’Accord de Paix d’Arusha constituent indissolublement (nous soulignons) la loi fondamen-tale qui régit le pays durant la période de transition (…) ».
Le texte est limpide : c’est l’addition de la Constitution de 1991 et des principes d’Arusha qui forment, ensemble et indissolublement, la loi fondamentale, et non les seuls principes d’Arusha comme le pense Reyntjens. La différence est essentielle. Devant le TPIR, Mathieu Ngirumpatse, ancien secrétaire général du MRND(D), a bien expliqué que :
« (…) les Accords d’Arusha n’ont pas abrogé la Constitution (de 1991). Les Accords d’Arusha et la Constitution de 1991 constituaient tous les deux la loi fondamentale ; la Constitution ne pouvait ne pas être appliquée que si elle était contraire aux Accords d’Arusha ». (TPIR- 98-41- T, Ngirumpatse, 5 juillet 2005, p. 64).
Le 6 avril 1994, jour de la mort du président Habyarimana, les accords d’Arusha n’étaient entrés que partiellement en application puisque seule l’investiture du président de la République avait eu lieu. Or, comme ce dernier avait été assassiné, le processus était de fait interrompu pour ne pas dire mort-né. Reyntjens le reconnaît d’ailleurs car :
« (…) il était impossible de suivre, tout au moins d’appliquer intégralement la procédure prévue par l’Accord d’Arusha parce qu’aucune des institutions qui devaient mettre en œuvre ces dispositions n’était en place (…) la Cour suprême (…) n’était pas en place et en fait (…) l’intérim devait être assuré par le président de l’Assemblée nationale de transition (…) qui n’était pas en place ». (TPIR, 98-41-T, Reyntjens, 16 septembre 2004, sans pagination).
Partant de ce constat en forme d’évidence et auquel nous souscrivons, Reyntjens fait ensuite une lecture très personnelle des accords d’Arusha puisque, selon lui, c’est le Premier ministre (Agathe Uwilingiyimana) :
« (…) qui était au pouvoir du point de vue constitutionnel. (…) Après le président Habyarimana, c’est elle qui s’occupait des affaires courantes de l’État. (…) Les militaires qui étaient présents au cours de cette réunion dans la nuit du 6 au 7 avril (…) ont, de façon explicite, renoncé à prendre le pouvoir (…) alors le pouvoir doit rester entre les mains (du) (…) gouvernement avec à sa tête Uwilingiyimana ». (TPIR, 98-41-T, Reyntjens, 16 septembre 2004, sans pagination).
Or, contrairement à ce qu’affirme Reyntjens, et cela dans aucun des deux cas envisageables, Agathe Uwilingiyimana ne pouvait succéder ou se substituer au président Habyarimana, ni même assurer un quelconque « intérim ». Nous sommes en effet dans le cas d’un régime présidentiel dont la clé de voûte est précisément le président de la République. Deux options constitutionnelles étaient donc envisageables :
1- Premier cas : si nous nous plaçons dans le cadre des accords d’Arusha, comment la succession du président de la République aurait-elle dû être organisée ?
Les accords d’Arusha sont très clairs à ce sujet puisque la question de la succession du président de la République a été réglée le 9 janvier 1993 au Chapitre VII, Section 1 :
« Dispositions relatives au Pouvoir Exécutif, Sous-section 1 : Du remplacement du président de la République durant la Transition.
Article 48 : En cas de démission, de décès, d’incapacité ou d’empêchement définitifs du président de la République :
1° la vacance du poste est constatée par la Cour Suprême sur saisine du Gouvernement de Transition à Base élargie (GTBE). Or le GTBE n’est pas installé (notre note).
2° l’intérim est assuré par le président de l’Assemblée Nationale de Transition (ANT). Or il n’est pas été élu (notre note).
3° le remplacement du président de la République se fait de la manière suivante :
a) Le Parti de l’ancien président de la république9 présente deux candidats au Bureau de l’Assemblée Nationale de Transition (…)
b) (…) l’élection du président de la République se fait en session conjointe du GTBE et de l’ANT (…) au scrutin secret (…) ». Or aucun des deux n’est installé (notre note).
Sur les quatre points prévus par les accords d’Arusha, trois étaient donc inapplicables. Un seul était applicable et il s’agit du 3° a- qui réserve la présidence de la République au MRND(D), ce qui, de faite interdisait donc au Premier ministre Agathe Uwilingiyimana puisqu’elle était membre du MDR.
En cas de décès du président de la République, la Cour suprême, sur saisine du GTBE, devait donc constater la vacance du pouvoir. Or, dans le cas présent, le GTBE ne pouvait pas saisir la Cour suprême puisqu’il n’existait pas. Il était donc impossible d’organiser une nouvelle élection à laquelle auraient dû être conviés le GTBE et l’Assemblée nationale de transition (ANT) laquelle n’avait pas non plus été installée…
Le 6 avril à partir de 20 h 30, avec la mort du président Habyarimana, le processus d’Arusha, en plus d’être inapplicable était donc, de fait, totalement interrompu et l’on en revenait juridiquement à la situation antérieure, c’est-à-dire à la Constitution de 1991.
C’est donc tout naturellement et nous pourrions même dire de la manière la plus légale, que les responsables militaires en revinrent donc à la situation antérieure, à savoir aux clauses de succession prévues par la Constitution de 1991. L’Accusation qui s’obstinaitàyvoirun coup d’État faisait donc un contresens.
En conclusion, la Transition étant interrompue, le retour à la Constitution de 1991 était la seule solution légale permettant de sortir de l’impasse. Néanmoins, contre toute évidence, et à supposer que la logique des accords d’Arusha ait tout de même prévalu, la seule « légitimité » potentielle après la mort du président Habyarimana n’était pas Agathe Uwilingiyimana, mais Faustin Twagiramungu, Premier ministre désigné pour prendre la tête du GTBE (Gouvernement transitoire à base élargie), d’autant plus qu’il était immédiatement joignable et disponible puisqu’il était réfugié dans un local de l’ONU et sous protection des Casques bleus.
2. Deuxième cas : si nous nous plaçons dans le cadre de la Constitution de 1991 la succession ou l’« intérim » du président de la République devait être assuré, non par le Premier ministre, mais par le président du parlement, le CND.
C’est donc une fois encore très naturellement que Théodore Sindikubwabo fut désigné comme président de la République par « intérim » puisqu’il avait été le dernier président du CND avant la signature des accords d’Arusha. De plus, ce ne furent ni les militaires, ni le colonel Bagosora qui le désignèrent, mais le MRND(D) en application à la fois du point 3° a- des accords d’Arusha et de la Constitution de 1991.
En dépit de son apparente complexité, la situation constitutionnelle était donc claire :
1. jusqu’à 20 h 30, heure de sa mort, le président Habyarimana était la seule autorité légitime10 investie dans le cadre des accords d’Arusha.
2. Agathe Uwilingiyimana était totalement exclue de sa succession et cela tant à la Présidence qu’à la Primature. En effet, le protocole d’Arusha sur le partage du pouvoir qui avait été négocié en deux temps, en octobre 1992 et en janvier 199311 prévoyait qu’en cas de mort du président :
– le MRND(D) conserve la Présidence; or Agathe Uwilingiyimana n’était pas membre du MRND(D), mais du MDR.
– le Premier ministre soit issu du MDR ; or ce dernier parti avait désigné Faustin Twagiramungu et non Agathe Uwilingiyimana.
Il n’y avait donc que deux solutions constitutionnelles envisageables :
– Soit une application partielle, restrictive et particulièrement alambiquée des principes d’Arusha et dans ce cas c’était à Faustin Twagiramungu d’assurer l’« intérim » en tant que Premier ministre, mais certainement pas à Agathe Uwilingiyimana.
– Soit le retour aux principes de succession définis par la Constitution de 1991 et l’« intérim » devait alors être confié à Théodore Sindikubwabo, ce que choisirent de faire les responsables du MRND(D) après avoir été réunis par les militaires.
Les spécialistes de droit constitutionnel peuvent discuter à l’infini au sujet de la réunion qui s’est tenue à l’État-Major dans la nuit du 6 avril 1994, mais l’essentiel est de voir que la position des militaires et du colonel Bagosora, était fondée, tant au point de vue constitutionnel que politique.
Comme durant cette même réunion, les officiers constitués en comité de crise confièrent au colonel Bagosora la mission de faciliter au plus vite la création d’un gouvernement civil, l’Accusation et ses experts n’étaient donc pas fondés à prétendre qu’il y avait eu « coup d’État ». D’autant plus que l’ONU elle-même valida cette option de règlement de la crise. Nous disposons en effet d’un télex envoyé par M. Ralph Zancle, Director and Deputy to the Under-Secretary-General Office of the Legal Counsel à M. Iqbal Riza, Assistant Secretary-General for Peace-Keeping Operations, en date du 25 mai 1994, dans lequel il répondit à une question posée par ce dernier, à savoir :
“Is the « interim Government » (…) a successor Government to the legitimate Government of Rwanda ?”
La réponse de M. Iqbal Riza fut on ne peut plus claire :
« Le processus d’Arusha est entré en application dès sa signature et le président Habyarimana a été en conséquence investi comme président, l’Assemblée de Transition et les autres organes du Gouvernement de transition n’ayant toutefois pas été installés. Par conséquent, le gouvernement du Rwanda, qui cessa d’exister à la mort du président le 6 avril 1994, n’était pas le gouvernement de transition (GTBE). En conséquence, le processus d’Arusha, incluant ses principes de succession, n’était pas applicable. Cette question devait par conséquent être réglée par la Constitution du Rwanda (celle de 1991) » (notre traduction). (TPIR-98-41-T, DNT 193).
L’ONU reconnaissait donc clairement la validité du processus politique mis en route le 7 avril et qui aboutit à la création du GIR (Gouvernement intérimaire rwandais) le 9 avril.
Les militaires hutu dits « extrémistes » n’ont donc pas fait un coup d’État dans la nuit du 6 au 7 avril 1994. Ils ont au contraire tout fait pour sauvegarder la légalité constitutionnelle et ont, de plus, permis, dès le 9 avril, et alors que le chaos s’était emparé du pays, la constitution d’un gouvernement civil qui fut mis en place dès le 10 avril. Il s’agit là d’un cas unique en Afrique.
Cette obsession légaliste eut d’ailleurs de funestes conséquences. N’eût-il en effet pas mieux valu que, face au vide politique et à la situation de chaos provoqués par l’assassinat du président Habyarimana, les militaires prissent provisoirement le pouvoir afin de rétablir l’ordre ? Ils jugèrent que la continuité de la légalité institutionnelle passait avant le rétablissement de l’ordre. Peut-être eurent-ils tort, mais le comble est de les accuser d’avoir voulu faire un coup d’État.
1. Des Forges (1999). Voir également ses diverses interventions devant le TPIR, qu’il s’agisse de ses rapports écrits ou des procès-verbaux de ses interrogatoires et contre-interrogatoires, notamment les dossiers suivants : TPIR-2001-71 T ;TPIR-96-7-I ;TPIR-01-71 T et TPIR-98-41-T.
2. « Ce qu’a vu et entendu le colonel Luc Marchal », Africa International, 365-366, mai-juin 2003, p. 34.
3. M. James Gasana, ancien ministre de la Défense, a fait à ce sujet une remarque de bon sens : « (…) la succession des événements a permis de constater que personne n’était prêt à saisir le pouvoir ; ce qui écarte l’hypothèse selon laquelle une faction (hutu) aurait agi de façon criminelle pour s’emparer du pouvoir.» (Enquête sur la tragédie rwandaise, op. cité, 1998, T. III/2, p. 52).
4. Le 9 avril fut ainsi annoncé la création du GIR (Gouvernement intérimaire rwandais).
5. Deux pages dactylographiées référencées TPIR, Compte-rendu de la réunion directeur de cabinet-chef EM GDN-OFFR cabinet minadef- EM AR et EM GDN, nuit du 06 au 07 avril 1994.
6. Édouard Karemera était le premier vice-président du MRND(D).
7. Joseph Nzororera était le secrétaire général du MRND(D).
8. Ferdinand Kabagema était le deuxième vice-président du MRND(D).
9. Dans le cas présent le MRND(D).
10. Sa légitimité était d’ailleurs double : il avait été élu au suffrage universel en 1983 et en 1988, puis, en 1994, il avait été investi après avoir prêté serment dans le cadre des accords d’Arusha. 11. L’Article 47 de l’accord sur l’État de droit prévoyait que le MRND soumette deux noms à l’ANT pour qu’elle élise le nouveau président de la République.