FORCES ET FAIBLESSES DU TPIR
Le TPIR a fonctionné selon la règle de la Common Law selon laquelle deux « camps » s’affrontent, l’Accusation et la Défense, tous deux, devant tenter de convaincre la Cour « au-delà de tout doute raisonnable ».
Dans ce système, il n’existe pas de juge d’instruction qui, en amont, instruit à charge et à décharge, l’« instruction » se faisant en quelque sorte durant l’audience. Ce fut d’ailleurs à cette occasion que l’histoire officielle fut totalement chamboulée et cela, au fur et à mesure de la publication de pièces nouvelles ou à la suite de témoignages.
Dans ce bras de fer permanent, l’Accusation eut un avantage considérable car elle disposait des dossiers que lui remettaient « discrètement » ou officiellement les autorités rwandaises. La Défense ne pouvait commencer véritablement à travailler qu’une fois que le procureur avait communiqué ses pièces. Or, quand il possédait un élément innocentant l’accusé, il ne le communiquait pas toujours. Le combat fut donc inégal, les moyens de l’Accusation étant illimités, notamment en enquêteurs et en matériel, quand ceux de la Défense étaient contingentés.
Devant le TPIR le procureur était totalement indépendant puisqu’il n’était pas soumis à l’autorité du Tribunal, mais à celle des Nations Unies et plus spécialement du Conseil de sécurité. Les États-Unis et la Grande-Bretagne s’opposant à toute enquête pouvant « gêner » le nouveau régime du Rwanda, alors leur indéfectible allié régional, voilà pourquoi aucune poursuite ne fut engagée contre Paul Kagamé et ses proches collaborateurs. Voilà également pourquoi le TPIR cessa d’enquêter sur l’attentat du 6 avril 1994 à partir du moment où les soupçons se portèrent sur le FPR.
Quant aux juges internationaux, ils n’avaient pas tous le même niveau. Certains étaient des juristes éminents et indépendants quand d’autres, issus de pays pauvres et qui gagnaient jusqu’à plus de 30 fois leur salaire en siégeant au TPIR, évitaient d’affronter la toute-puissance de l’Accusation… afin de durer…
Voilà qui explique en partie pourquoi les juges de l’Appel renversèrent plusieurs jugements de première instance, davantage rendus au nom du « politiquement correct » que de la « bonne justice ».
Si le fonctionnement du TPIR peut et doit même être sévèrement critiqué, et nous avons mis en évidence plusieurs de ses dérives dans ce livre, il n’en demeure pas moins que ce fut grâce à ses travaux et aux jugements rendus par ses diverses chambres de première instance et d’Appel que la véritable histoire du génocide du Rwanda a pu être écrite ; à travers la totale déconfiture de l’Accusation.
Créé le 8 novembre 1994 par la Résolution 955 du Conseil de sécurité des Nations unies avec compétence pour les évènements s’étant déroulés du 1er janvier au 31 décembre 1994, pour juger les présumés organisateurs du génocide rwandais de 1994, le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda) fut installé à Arusha, en Tanzanie.
Dès le début, quatre problèmes se posèrent :
1. Le TPIR refusa d’enquêter sur l’attentat du 6 avril 1994 qui fut pourtant l’élément déclencheur de ce génocide.
2. N’allaient être jugés que des Hutu, le TPIR ayant décidé de ne pas poursuivre de Tutsi, à commencer par les commanditaires et les exécutants connus de ces divers crimes et attentats commis depuis octobre 1990 et qui furent à l’origine de l’exacerbation de la haine ethnique.
3. L’Accusation dont le dossier était vide, choisit une approche à la fois globale et figée, le procureur refusant de prendre en compte l’évolution des connaissances, maintenant d’une manière butée, procès après procès, un acte d’accusation chaque jour davantage obsolète.
4. Le TPIR aurait également normalement dû commencer ses travaux par le procès du colonel Bagosora puisque le procureur présentait ce dernier comme le « cerveau du génocide ». Or, notamment parce que son dossier était vide, l’Accusation prit du retard. Sous la pression du Rwanda et des États-Unis, il fut donc décidé de juger les « responsables » de niveau inférieur dans la hiérarchie postulée de la « chaîne génocidaire ». Or, comme dans aucun de ces procès, le procureur ne fut capable de prouver la préméditation du génocide, sa stratégie fut de renvoyer la preuve de ce qu’il avançait au procès Bagosora à venir… Plusieurs accusés furent ainsi condamnés, le plus souvent à la prison à perpétuité, non en raison de preuves de leurs crimes supposés, mais au nom du postulat de la préméditation du génocide dont il était annoncé qu’elle serait établie à l’issue du procès Bagosora.
Or, in fine, plusieurs années plus tard, il fut jugé que le colonel Bagosora n’avait pas prémédité le génocide (voir chapitre II), mais entretemps, des accusés avaient été condamnés parce que le procureur avait assuré aux juges que le procès Bagosora allait démontrer qu’il y avait eu préméditation. Ils ne furent pas rejugés…
Procès après procès, le procureur a manipulé les faits. Le procès du capitaine Innocent Sagahutu en est un exemple criant.
Le capitaine Innocent Sagahutu, qui commandait l’escadron A du bataillon de reconnaissance (Recce) de l’ancienne armée rwandaise (FAR), fut arrêté au mois de février 2000 et jugé par le TPIR en raison d’une incroyable manipulation du procureur.
Dans son acte d’accusation en date du 20 janvier 2000, ce dernier écrit en effet que le capitaine Sagahutu était le « commandant en second » du bataillon de reconnaissance (Recce), que de ce fait il avait autorité sur tout le bataillon et qu’il était donc responsable des crimes qui auraient pu être commis par n’importe lequel des membres de cette unité.
L’invraisemblance d’une telle accusation n’ayant pas échappé à la Cour, cette dernière avait :
« (…) invité le procureur à vérifier le poste officiel qu’il (le capitaine Sagahutu) occupait dans le Bataillon de reconnaissance de l’Armée rwandaise à l’époque des faits et le cas échéant de corriger les renseignements fournis dans l’accusation » (TPIR Décision du 25 septembre 2002, paragraphe 30).
Or, dans son acte d’accusation modifié en date du 23 août 2004, soit près de trois ans plus tard (!), le procureur ne suivit pas les demandes de la Cour, osant même écrire que :
« Lors des évènements visés dans le présent acte d’accusation, Innocent Sagahutu avait les attributions de commandant en second du bataillon de reconnaissance (RECCE) de l’Armée rwandaise et était responsable de la Compagnie A dudit bataillon. Il avait le grade de capitaine. En sa qualité de commandant en second du bataillon de Reconnaissance ou de faisant fonction, Innocent Sagahutu était investi d’une autorité sur l’ensemble des unités de ce bataillon ». (TPIR-00-56-I, Acte d’Accusation modifié, 23 août 2004, paragraphes 11 et 12).
N’ayant pas vérifié si le capitaine Sagahutu était, ou n’était pas, « le commandant en second » du bataillon de reconnaissance dit Recce, le procureur maintenait donc ses affirmations, rajoutant même péremptoirement la mention « ou faisant fonction ». Or, ce dernier ajout, aussi totalement et intrinsèquement fantaisiste que la fonction de « commandant en second » attribuée au capitaine Sagahutu, n’était qu’une mention de circonstance destinée à tenter de sauver un acte d’accusation en perdition car en total décalage avec les faits.
En effet, en plus de quatre années de construction de la preuve, le procureur ne prit pas la peine de vérifier le bien-fondé de ses accusations alors qu’il avait en sa possession les documents officiels innocentant l’accusé, en l’occurrence le tableau de situation des officiers de l’armée rwandaise au 01.01.1993 et au 01.03.1994, document qui ne lui était pas inconnu puisqu’il est référencé par le TPIR sous la cote K0078420-K0078512. Or, selon ce document, le « commandant en second » n’existait pas au sein des FAR, pas plus d’ailleurs que les « officiers faisant fonction », sauf exceptions dûment précisées, ce qui ne l’était pas dans le cas présent.
Le procureur a donc non seulement caché la preuve qui innocentait l’accusé, mais plus encore, il a inventé et soutenu le contraire en toute connaissance de cause. Devant toute autre juridiction que le TPIR, on parlerait de forfaiture.
Les témoins du TPIR venaient en grande partie du Rwanda où ils étaient emprisonnés ou « libres », mais toujours comptables de leurs déclarations et de leurs témoignages lors de leur retour à Kigali. Leur sincérité est donc sujette à caution.
Un exemple parmi bien d’autres permettra d’illustrer cette « particularité » : le général Kabiligi fut arrêté par l’ONU et transféré à Arusha où il fut emprisonné durant 10 ans sur la foi d’un faux témoignage qui, dans un État de droit, aurait dû être écarté dès le début de l’instruction.
Entendu à huis clos par le TPIR, un anonyme témoin de l’accusation, dont le numéro d’identification est « XXQ », affirma ainsi sous serment que le 15 février 1994, à 10 heures du matin, le colonel, aujourd’hui général, Gratien Kabiligi (TPIR-97-34), était arrivé en hélicoptère à Ruhengeri au commandement du secteur opérationnel et qu’il y avait présidé une réunion, déclarant aux officiers présents que le « génocide devait commencer le 23 février 1994 et partout en même temps au Rwanda (…) ».
À travers ce témoignage, l’Accusation pouvait donc conforter son postulat qui était, rappelons-le, que le génocide était programmé et que l’assassinat du président Habyarimana le 6 avril 1994, soit moins de deux mois plus tard, n’en fut donc pas la cause.
Comme – et nous l’avons dit –, le TPIR fonctionnait selon le système anglo-saxon de la Common Law, aucun juge d’instruction n’instruisit en amont, à charge et à décharge, ni fait le « tri » en écartant les affabulateurs ou les menteurs, ce qui fit que ce témoignage fut admis ; or il s’agissait d’un faux témoignage.
Venu témoigner devant le TPIR, le colonel belge Luc Marchal, ancien commandant de la MINUAR (ONU) pour le secteur de Kigali, expliqua en effet que :
– conformément aux accords d’Arusha et à l’accord concernant la zone de consignation des armements, les hélicoptères des FAR étaient à cette époque placés sous son contrôle dans des hangars situés sur l’aéroport international de Kanombe. Surveillés 24 heures sur 24, ils avaient été désarmés et leur armement stocké dans d’autres hangars ;
– tout vol éventuel était soumis à une autorisation stricte et obligatoire de la MINUAR qui devait pouvoir avertir le FPR que le vol était bien autorisé et pour un motif bien établi. Or, documents à l’appui, le colonel Marchal démontra que le 15 février 1994, aucun vol n’avait eu lieu et que, par voie de conséquence, le colonel Kabiligi ne pouvait s’être rendu à Ruhengeri en hélicoptère ;
– plus encore, ce jour-là - nous sommes toujours le 15 février 1994 –, le colonel Kabiligi ne pouvait être physiquement à Ruhengeri car avait justement lieu à Kigali l’inspection du contingent belge de la MINUAR (ONU) par le lieutenant général Uytterhoven, inspecteur de la force terrestre belge venu spécialement d’Europe. Or, entre 10 heures du matin et 15 h 30, et cela de façon continue, le colonel Kabiligi avait participé à la totalité de l’inspection, ce qui fit dire au colonel Marchal :
« Je peux vous confirmer que ce jour-là et à l’heure que vous avez mentionnée, le colonel, le général Kabiligi se trouvait en ma présence ». (TPIR-98-41-T, Marchal, 30 novembre 2006, p. 14).
« XXQ » a donc fait un faux témoignage. Certes, le général Kabiligi a depuis été acquitté, mais il a tout de même passé 10 années en prison sur la foi de ce témoignage non vérifié par le TPIR.
Devant le TPIR, des témoins à décharge furent récusés et des moyens de preuve à décharge furent refusés. L’affaire Ndindabahizi (TPIR-2001-71-T) est emblématique à cet égard car elle fournit plusieurs exemples proprement hallucinants.
Emmanuel Ndindabahizi, ministre des finances du GIR (Gouvernement intérimaire rwandais) fut inculpé de génocide et d’assassinat. Lors de son procès, le procureur présenta quatorze témoins à charge. La « sincérité » de onze d’entre eux étant par trop caricaturale, les juges les écartèrent d’emblée, seuls trois témoins de l’accusation étant conservés. Ce fut sur leurs seuls témoignages qu’Emmanuel Ndindabahizi fut condamné.
Ces trois témoins anonymes, dont les indicatifs sont respectivement CGY, CGN et CGC, commencèrent par déclarer qu’ils connaissaient bien l’accusé car il était le gérant du magasin de la coopérative paysanne Trafipro de Kibuye. CGM ajouta même qu’il avait bien connu Emmanuel Ndindabahizi en 1966-1967 quand il était enseignant à Nyarutovu.
Or, comme cela fut établi à l’audience, Emmanuel Ndindabahizi ne fut jamais gérant d’un magasin Trafipro et, de plus, il n’a jamais enseigné…
Une juridiction « normale » aurait à l’évidence compris qu’elle était en présence de témoins « douteux », mais la Chambre du TPIR qui jugeait Emmanuel Ndindabahizi ne pouvait les récuser pour une simple raison qui était que onze autres témoins ayant auparavant été rejetés, le procureur se serait retrouvé totalement démuni. Or, sans témoins de l’Accusation, comment continuer à accuser ?
Le plus incroyable est cependant à venir. La jurisprudence du TPIR est que les témoignages non corroborés sont rejetés. Et pourtant, c’est sur le seul témoignage de CGY qu’Emmanuel Ndindabahizi fut reconnu coupable de génocide sur la colline de Gitwa le 23 avril 1994.
Or, dans un autre procès devant le TPIR, mais avec le même procureur, à savoir Me Adeogun-Phillips, le témoin CGY avait déclaré sous serment qu’aucun massacre ne s’était produit sur la colline de Gitwa entre le 20 et le 26 avril 1994. Dans le procès Ndindabahizi, une nouvelle fois cité à comparaître par le procureur Adeogun-Phillips, CGY affirma sereinement, toujours sous serment, qu’Emmanuel Ndindabahizi avait participé au génocide des Tutsi à Gitwa entre le 23 et le 25 avril 1994 et qu’il en avait été le témoin. Ce témoignage plus que suspect fut retenu par la Cour.
En revanche, trois témoins produits par la défense furent écartés. Parmi eux :
– un député tutsi ayant perdu sa famille lors du génocide dans la région où Emmanuel Ndindabahizi aurait commis des meurtres enquêta longuement, interrogeant les survivants et les habitants de la colline de Gitwa pour savoir comment, par qui et où les siens avaient été massacrés. Devant la Cour il affirma que le nom de Ndindabahizi n’avait jamais été prononcé par l’un ou l’autre de ses interlocuteurs. Ce témoignage ne fut pas pris en compte dans le jugement.
– le témoin DX, ancien enquêteur du TPIR qui avait interrogé Emmanuel Ndindabahizi avant son arrestation, vint dire à la barre que ce dernier n’avait été inculpé que parce qu’il avait refusé de « marchander » avec le procureur. En réalité, il avait décliné la « proposition » qui lui avait été faite de devenir indicateur en échange de l’abandon des poursuites. Ce témoignage fut rejeté.
Un document intitulé Rapport préliminaire d’identification des sites du génocide et des massacres d’avril à juillet 1994 publié au mois de février 1996 par le ministère rwandais de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de la Culture fut régulièrement utilisé par le TPIR qui en fit un constat judiciaire car il recense tous les lieux de génocide, le nombre de victimes et les noms des tueurs ou des donneurs d’ordre. Le nom d’Emmanuel Ndindabahizi n’y figure pas. Or, la Chambre refusa de considérer ce moyen de preuve comme moyen de défense de l’accusé. Et pourtant, au même moment, ce même document était présenté et accepté comme preuve à charge dans un autre procès, celui dit des « membres du gouvernement ».
Devant le TPIR, quand un même document était présenté par le procureur, il était accepté comme moyen de preuve à charge mais quand il l’était par la Défense, il était refusé…
Enfin, Emmanuel Ndindabahizi était poursuivi pour l’assassinat de M. Nors, un métis belgo-rwandais, sur la seule foi du témoin CGC. Or, la propre fille du défunt témoigna devant le TPIR, affirmant qu’il n’avait rien à voir avec la mort de son père, abattu en raison d’un différend d’ordre privé par un dénommé Nkubito qui avait d’ailleurs été jugé et condamné pour ce meurtre par le tribunal de Kibuye au Rwanda, et qui, depuis, était mort en prison.
En toute bonne justice, les poursuites auraient donc dû être abandonnées sur ce point, or il n’en fut rien puisque, le 15 juillet 2004, le TPIR condamna M. Emmanuel Ndindabahizi à la prison à vie pour génocide9 sur la colline de Gitwa et assassinat de M. Nors !
Le seul argument permettant de soutenir que le génocide était programmé est le procès de Jean Kambanda, Premier ministre du Gouvernement intérimaire constitué le 9 avril 1994.
Particularité du TPIR, l’accusé ayant choisi de plaider coupable et ayant par conséquent tout reconnu en bloc, il ne fut donc pas interrogé en profondeur. Condamné à la prison à vie le 4 septembre 1998, il fit appel, mais sa condamnation fut confirmée le 19 octobre 2000. Or, estimant avoir été trompé par le procureur10, Jean Kambanda demanda un nouveau et vrai procès, ce qui lui fut refusé.
Pour faire connaître au monde les singulières méthodes du TPIR et surtout pour faire savoir qu’il n’avait pas reconnu que le génocide avait été programmé, la seule solution était pour lui de venir témoigner dans l’un des procès en cours. Après une bataille de procédure homérique, Me Constant, avocat du colonel Bagosora, réussit à obtenir de la Cour l’autorisation de faire comparaître Jean Kambanda comme témoin.
Interrogé sur les raisons de son « plaider coupable » il déclara qu’il avait voulu protéger sa famille :
(…) Le jour même de ma comparution initiale, ils ont envoyé Maître Inglis pour me dire que ma famille était en route pour le Canada ; ce qui était complètement faux, puisque ma famille avait simplement été déplacée d’un lieu à Abidjan en Côte d’Ivoire dans un hôtel de la même ville (…) mon avocat m’avait menti » (TPIR-98-41-T, 11 juillet 2006, p. 8 et 14).
Jean Kambanda affirma surtout qu’il n’avait jamais reconnu que le génocide avait été programmé. Il expliqua à l’audience que son gouvernement fut incapable de l’arrêter, mais dire qu’il l’avait planifié était « un mensonge » :
« (…) j’étais responsable, j’avais l’obligation de protéger mon peuple dans toutes ses composantes, hutues, tutsies, comme twas. Je n’ai pas réussi à le faire, malgré les efforts que j’ai faits et qui ne sont malheureusement pas reconnus. Pour cela j’ai plaidé cette responsabilité.» (TPIR-98-41-T, 11 juillet 2006, p. 14-17).
La preuve de ce qu’avançait l’ancien Premier ministre est notamment contenue dans un discours prononcé le 3 juin 1994 sur Radio Rwanda. Alors que le FPR avait violé les accords de paix et qu’il avait repris unilatéralement la guerre, il déclara :
« Le Tutsi, le Hutu ou le Twa qui n’est pas membre du FPR n’est pas notre ennemi. Nous ne pouvons donc pas nous fonder uniquement sur les groupes ethniques et déclarer que notre ennemi est la personne issue d’un groupe ethnique différent du nôtre ou originaire d’une région autre que la nôtre ». (Cité devant le TPIR. TPIR-98-41-T,12 juillet 2006, p. 14).
L’affaire Nahimana11 : une condamnation reposant sur des ouï-dire au deuxième degré de témoins indirects et sur le refus d’entendre les « témoins » directs…
Ferdinand Nahimana fut condamné en première instance le 3 décembre 2003 puis en appel par un jugement en date du 28/11/2007.
Selon les juges de première instance :
1. Fin juin-début juillet 1994, à la demande de l’ambassadeur de France Yannick Gérard, Ferdinand Nahimana « a » fait mettre fin aux émissions de la RTLM dirigées contre la MINUAR et le général Dallaire.
2. Les attaques ayant cessé, la preuve est donc établie que Ferdinand Nahimana avait bien un pouvoir sur cette radio et sur ses journalistes.
3. Or, comme il n’a pas exercé ce pouvoir avant « fin juin-début juillet » date de la demande française, c’est donc qu’il est complice des appels au meurtre lancés par cette radio avant cette date.
Le jugement de la Chambre de première instance est donc clairement fondé sur une addition de sophismes et de syllogismes, ce qui, en droit, ne constitue pas une preuve, mais qui a permis au TPIR de rendre un jugement politique. Que l’on en juge :
§. 563 du jugement de première instance : «… Il est prouvé (nous soulignons) que Nahimana, à la demande de fonctionnaires français, a effectivement (nous soulignons) pris des mesures concernant des émissions de la RTLM fin juin ou début juillet et que son intervention a mis un terme (nous soulignons) aux attaques dirigées par la RTLM contre le général Dallaire et la MINUAR ».
Ce paragraphe 563, qui illustre particulièrement bien la manière dont la justice fut rendue devant le TPIR, contient trois affirmations, trois certitudes qui sont soulignées. Or, sur quelle(s) preuve(s) les juges se sont-ils fondés pour affirmer sans aucune réserve ou précaution leurs certitudes accusatoires ?
La réponse est claire : sur le seul rapport d’expertise de Madame Alison Des Forges12 (TPIR-99-52-T Pros. Exh. P158B du 23 mais 2002 : PW 45 : Des Forges). Cette inlas-sable accusatrice du régime Habyarimana devenue inamovible expert du procureur avait une méthodologie pour le moins « brouillonne »13 et, dans le cas présent, elle construisit son rapport d’expertise à partir d’une seule source dont elle n’a pas livré l’original… Les juges le reconnaissent d’ailleurs, toujours dans le paragraphe 563 du jugement de première instance :
« (…) Des Forges précise que sa source d’information concernant les relations de Nahimana avec le Gouvernement français est un diplomate qui était lui-même présent lors de rencontres entre Nahimana et l’Ambassadeur de France Yannick Gérard, et qui avait gardé trace de ces relations sous la forme d’un télégramme Diplomatique14. La Chambre considère que cet élément d’information est fiable ».
Devant toute juridiction « normale », dans tout État de droit, Jean-Christophe Belliard et Yannick Gérard auraient été appelés à venir témoigner ; or, les juges ont refusé d’entendre le premier15 et le procureur s’est abstenu de faire comparaître le second alors que tous deux étaient supposés être les témoins directs de l’entretien et les auteurs dudit télégramme.
De plus, le télégramme que cite Alison Des Forges dans son rapport d’expertise (P158B du 25 mai 2002, page 68 : note infrapaginale 20416), n’a jamais été produit au cours du procès. Par sa requête en date du 15/05/2002, la défense demanda que ce document essentiel soit mis à la disposition des parties afin qu’il soit examiné et discuté. Cette requête n’a pas connu de suite.
Pendant qu’Alison Des Forges faisait sa déposition, la défense objecta que c’était à Jean-Christophe Belliard de déposer en qualité de témoin direct des faits et non à Madame Des Forges qui rapportait ses dires car les témoins experts ne peuvent parler en lieu et place des témoins des faits.
La condamnation de Ferdinand Nahimana par la Chambre de première instance fut donc fondée sur :
1. Les dires rapportés par ouï-dire de J.-C. Belliard que la Chambre avait refusé d’entendre, mais dont les propos réels ou supposés furent néanmoins acceptés à travers les affirmations d’Alison Des Forges. La Cour a donc fait foi à un témoin qu’elle n’a ni vu ni entendu !
2. Un « télégramme », qui n’a jamais été produit et discuté au cours du procès. La Chambre de première instance a donc fondé son jugement et donc sa condamnation sur un document qu’elle n’a pas vu et dont elle n’a, par conséquent, pas pu vérifier tant l’existence que la véracité !
La procédure devant la Chambre d’appel fut également insolite en matière juridique.
Dans son mémoire d’appel, la défense a soutenu, paragraphe 495, que l’affirmation des juges selon laquelle Ferdinand Nahimana aurait disposé d’un pouvoir de contrôle de facto sur les journalistes de la radio RTLM reposait uniquement sur des confidences téléphoniques de M. J.-C. Belliard recueillies le 28/02/2000 par Madame Alison Des Forges. M. Belliard aurait alors déclaré à cette dernière que « fin juin début juillet 1994 », il aurait assisté, à Goma, au Zaïre, à une conversation entre son supérieur, le diplomate français Yannick Gérard, et Ferdinand Nahimana, au cours de laquelle il aurait été demandé à ce dernier d’intervenir auprès de la radio RTLM pour faire cesser les émissions contre la MINUAR.
Selon la Défense, ce témoignage était irrecevable pour deux raisons principales :
1. Il consiste en un ouï-dire au deuxième degré recueilli plus de cinq ans après les faits.
2. Ce témoignage était également irrecevable puisque le procureur s’était abstenu de faire comparaître le témoin direct, pourtant connu et disponible, le diplomate Yannick Gérard, cependant que les juges eux-mêmes avaient refusé la comparution du témoin Belliard. De fait donc, les deux principaux témoins de l’accusation portée par Madame Des Forges n’avaient pas été autorisés à venir témoigner.
L’arrêt de la Chambre d’appel condamnant Ferdinand Nahimana à trente années de prison est à la fois incohérent et de mauvaise foi car :
1. les juges reconnaissent bien que le jugement de première instance repose sur les seuls dires de Madame Des Forges :
§. 829 : « La Chambre de première instance a conclu aux paragraphes 565, 568 et 972 du Jugement que l’Appelant Nahimana était intervenu fin juin ou début juillet 1994 pour mettre un terme à la diffusion par la RTLM d’attaques dirigées contre le Général Dallaire et la MINUAR. La Chambre d’appel observe que ces conclusions reposent exclusivement sur le rapport et la déposition du Témoin expert Des Forges, selon lesquels l’Ambassadeur français Yannick Gérard aurait dit à l’Appelant vers la fin du mois de juin ou le début du mois de juillet 1994 que les émissions de la RTLM attaquant le Général Dallaire et la MINUAR devaient cesser (…) ».
2. les juges admettent que Madame Des Forges ne pouvait se substituer à un témoin direct, en l’occurrence M. J.-C. Belliard :
§.830 : « La Chambre d’appel a déjà rappelé que le rôle des témoins experts est d’assister la Chambre de première instance dans l’appréciation des éléments de preuve qui lui sont présentés et non de témoigner sur des faits litigieux comme le feraient des témoins ordinaires.»
3. La conclusion de ces deux points aurait, à l’évidence et en toute logique, dû être l’acquittement pur et simple de Ferdinand Nahimana. Mais, les juges auraient alors subi de très violentes attaques de la part du régime de Kigali qui n’aurait jamais accepté que le TPIR mette en liberté celui que le tandem Chrétien-Dupaquier avait présenté comme le « Goebbels du Rwanda ». En conséquence de quoi, les juges osèrent soutenir que, durant le procès, la Défense de Ferdinand Nahimana n’ayant pas protesté au sujet des points 1 et 2, cela signifiait donc que l’appelant avait accepté la procédure ( !)17 :
« Cependant, il ne semble pas que, lors du procès, l’Appelant ait objecté spécifiquement à cette partie de la déposition du Témoin expert Des Forges. La Chambre d’appel réitère qu’en principe, une partie ne peut s’abstenir de soulever une objection sur un problème qui était évident lors du procès en première instance en vue de le soulever en appel si elle n’a pas obtenu gain de cause 1907. Dans ces circonstances, la Chambre d’appel considère que l’Appelant a renoncé à soulever une objection à l’égard de la recevabilité de cette partie du rapport et de la déposition du Témoin expert Des Forges ».
Or, il s’agit là d’un mensonge indigne du TPIR, car des objections avaient bien été faites par la Défense de Ferdinand Nahimana et elles avaient été reçues par la Chambre de première instance en ces termes :
« Maître Ellis, nous notons votre objection à l’introduction de cet élément de preuve. Nous allons en prendre note et nous le garderons à l’esprit, lors du stade de l’appréciation des éléments de preuve » (Audience du 25 mai 2002, p. 270-271).
La Chambre d’appel ne pouvait ignorer l’existence de ces objections puisqu’elle mentionne, notamment au paragraphe 830 de l’arrêt du 28 novembre 2007 en note 1906 de bas de page, la Motion to Restrict the Testimony of Alison Des Forges to Matters Requiring Expert Evidence (TPIR-99-52-T 28817-28811 du 10/05/2002).
Quant au « doute » exprimé par la formule « il ne semble pas que », il aurait dû être facilement levé si les juges s’étaient simplement référés au compte rendu de l’audience du 23/05/2002 p. 270-271, qu’ils ont ignoré et dont ils ne parlent pas.
La Chambre d’appel a donc maintenu la déclaration de culpabilité de Ferdinand Nahimana du chef d’incitation directe et publique à commettre le génocide, en fondant son jugement :
1. sur des témoins qui n’ont pas été entendus au cours du procès
2. sur les documents qu’ils étaient supposés détenir mais qui, n’ayant pas été déposés devant la Cour, n’ont donc fait l’objet d’aucun débat par les parties.
Avant le véritable début du procès, et afin de prouver le pouvoir que Ferdinand Nahimana exerçait sur les journalistes de RTLM, le procureur établit une liste de témoins parmi lesquels M. Jean-Christophe Belliard qui, fin juin-début juillet 1994, était l’adjoint de l’ambassadeur Yannick Gérard, responsable civil de l’Opération Turquoise. Or, les juges estimèrent qu’il était inutile de le faire comparaître. Nous étions alors au tout début de la procédure et pour les juges, la question soulevée par le procureur était tout à fait annexe, l’essentiel étant pour eux d’examiner celle de la planification du génocide antérieurement au 6 avril 1994, date de l’assassinat du président Habyarimana.
En conséquence de quoi :
– primo, la défense de Ferdinand Nahimana ne pouvait pas appeler un témoin refusé par la Cour ;
– secundo, à partir du moment où le procureur n’était pas en mesure de prouver à travers ce témoin et uniquement ce témoin, que Ferdinand Nahimana exerçait un pouvoir sur les journalistes de RTLM, l’accusation tombait d’elle-même.
Or, pour condamner Ferdinand Nahimana, les juges de première instance et de l’appel ont déloyalement pour ne pas dire « vicieusement » utilisé les soi-disant déclarations de J-C Belliard à madame Des Forges.
En première instance les juges se sont ainsi basés sur ce que cette dernière rapporta de la conversation qu’elle aurait eue avec J-C Belliard (paragraphes 563,568 et 972 du jugement), mais en prenant toutefois bien soin de ne pas citer le nom de ce dernier puisqu’ils avaient auparavant décidé de ne pas le faire témoigner.
En Appel, les juges confirmèrent la décision de première instance, puis ils fondèrent leur propre jugement sur le « témoignage » de J-C Belliard alors que ce témoin avait été rejeté par la chambre de Première instance (paragraphe 829 de l’arrêt).
Cette reptation procédurière s’explique parce les juges de l’Appel ont manqué de courage. Eux qui venaient d’acquitter Ferdinand Nahimana de la quasi-totalité des chefs d’accusation et qui, surtout, allaient provoquer un véritable séisme en considérant que RTLM n’avait pas été fondée avec des intentions génocidaires, – décision qui renversait le dogme fondateur de l’histoire officielle-, ne pouvaient pas, en plus, décider de mettre l’accusé en liberté au risque de créer un incident diplomatique gravissime avec Kigali, Washington et Londres. Voilà pourquoi, « ménageant la chèvre et le chou », ils rendirent un jugement biaisé qui laisse pantois tout juriste et qui n’honore pas la justice internationale.
Cette condamnation qui ne relève donc que de très loin de la « bonne justice » constitue un véritable scandale judiciaire qui devrait mobiliser les défenseurs des Droits de l’homme.
Comme le TPIR ne prévoit pas une procédure de Cassation, Ferdinand Nahimana devra donc passer encore de longues années en prison ; sauf à ce qu’une révision du jugement intervienne, ce qui est prévu par l’article 146 du règlement de procédure et de preuve en cas de présentation de faits nouveaux.
Or, dans l’état actuel du dossier, un « fait nouveau » existe. Il s’agit du télégramme diplomatique cité par Alison Des Forges dans son rapport d’expertise, télégramme que personne n’a vu mais que les juges de première instance ont cité dans leur jugement tandis que ceux d’appel l’ont mentionné dans leur arrêt. Ce document, si toutefois il existe, doit immanquablement se trouver dans les archives du ministère français des Affaires étrangères puisqu’il aurait été envoyé « fin juin-début juillet » 1994 par l’ambassadeur Yannick Gérard à son administration centrale. Le fait nouveau consisterait donc à le trouver afin de connaître son véritable contenu.
S’il ne figure pas dans les archives françaises, c’est qu’il n’a jamais existé que dans l’imagination de Madame Des Forges. Ce dernier point constituerait également un fait nouveau car Ferdinand Nahimana aurait donc été condamné sur la base d’un prétendu télégramme dont l’existence aurait été inventée afin de le faire condamner.
Le jugement de l’Histoire sera très sévère pour le TPIR. Un demi-siècle après les procès staliniens en URSS, on aurait en effet pu penser que les dérives telles que celles qui ont été exposées dans ce chapitre n’étaient plus possibles. D’autant plus que le TPIR était une émanation de l’ONU…
9. La compétence du TPIR portait sur « a) le génocide ; b) l’entente en vue de commettre le génocide ; c) l’incitation directe et publique à commettre le génocide ; d) la complicité dans le génocide » (Articles 2,3 et b du Statut). Ceci fit qu’un accusé pouvait être relaxé du chef d’« entente à commettre le génocide », tout en étant condamné pour « génocide » comme ce fut le cas pour le colonel Bagosora en première insrance. En appel, il fut relaxé de chef d’accusation
10. Après son arrestation, Jean Kambanda fut mis au secret du 27 août au 1er mai 1998, dans une maison que l’ONU louait à Dodoma, au sud d’Arusha. Il ne fut pas autorisé à voir l’avocat de son choix. Dans le rapport d’avril 1998 d’Amnesty International, il est possible de lire que: « les risques associés au maintien d’un détenu dans un lieu de détention non reconnu ont été aggravés dans cette affaire car Jean Kambanda n’avait pas d’avocat pour le conseiller pendant toute la durée de son interrogatoire ». Jean Kambanda fut psychologiquement torturé dans le but de lui faire avouer avoir planifié le génocide et on lui fit comprendre que sa famille serait en danger s’il ne « coopérait » pas avec le tribunal.
11. Le cas de Ferdinand Nahimana a été étudié dans le chapitre II du présent volume pour ce qui concerne la question de la préméditation du génocide.
12. Jean-Christophe Belliard, fonctionnaire français des Affaires étrangères, aurait informé Madame Alison Des Forges qu’au cours de l’entretien qu’il aurait eu avec l’ambassadeur Yannick Gérard fin juin, début juillet 1994, Ferdinand Nahimana aurait promis à ce dernier de faire cesser les émissions de la RTLM attaquant le général Dallaire et la MINUAR.
13. J’ai illustré ce point essentiel dans le chapitre II du présent volume.
14. Selon Madame Des Forges, ce télégramme que personne n’a vu, aurait concerné l’entretien que Ferdinand Nahimana aurait eu avec l’ambassadeur Gérard.
15. Jean-Claude Belliard est répertorié sous le nom de code AZZC par le TPIR. Les juges de la Chambre de première instance ont refusé de le retenir sur la liste des témoins du Procureur car ils le trouvaient non « essential to truth-seeking » (décisions du 9 et du 13/05/2003).
16. La note 204, page 68 du rapport d’expertise d’Alison Des Forges est pour le moins incomplète pour ne pas dire insolite « Entretien téléphonique avec Jean-Christophe Belliard du Ministère français des Affaires étrangères, à propos d’un télégramme diplomatique français qu’il a lu à partir du 28 février 2000 » (TPIR, folio 1947bis). On notera que c’est sur cette simple mention d’un mystérieux télégramme que personne n’a vu que les juges ont prononcé leur jugement !
17. Explication : afin de pouvoir condamner Ferdinand Nahimana, les juges ont donc osé prétendre que ce dernier n’aurait pas fait d’objection au fait que Madame Des Forges se soit substituée aux témoins des faits !