Séquence III

La préhistoire de la citation


III. 1. Un fait de langue universel ?

Citer, peut-on imaginer une pratique du langage qui soit plus archaïque que celle-ci ? Elle est le b-a-ba du barbare quand il répète après le Grec, elle est le « manman » de l’infans quand il demande après l’amour. Un acte de parole élémentaire et primitif engendrerait toutes les espèces culturelles, idéologiques et rhétoriques de la répétition ; ce serait un acte antérieur au discours mais déjà pris dans le discours, celui de l’enfant qui s’essaie à reproduire les sons que profère devant lui un autre qui n’est pas encore son interlocuteur ; ce serait aussi le geste essentiel de tout apprentissage, non seulement du langage. « Imiter est naturel aux hommes, disait Aristote, et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances)1. » Imiter assurerait la maîtrise de la langue, et citer, celle du discours : Proust ne disait-il pas que tout écrivain commence par le pastiche ? La citation serait de toujours, depuis la naissance au langage jusqu’au dernier souffle, depuis la naissance du langage jusqu’à la société des loisirs. Qui contesterait son universalité ?

Elle est douteuse pourtant, si l’on en croit le témoignage de Botzarro mis en épigraphe2. Mais il n’est point besoin d’aller chercher dans le récit d’un voyage au pays des merveilles de quoi troubler notre heureuse conscience de la pérennité des faits de discours.

Il n’y a, ni en grec ni en latin, aucun mot qui rende exactement le sens de la citation (comme pratique discursive spécifique) tel que nous l’entendons en français et que nous le traduisons sans détour en anglais ou en allemand. Sans inférer de l’absence du mot celle de la pratique, en tout cas ce qui faisait défaut dans l’antiquité, c’était une catégorie qui permît de penser, d’énoncer une telle pratique comme unifiée, de manière institutionnelle. La citation, entité discursive, notion sous laquelle certaines pratiques du discours se subsument, ne fit qu’une apparition tardive dans l’histoire de la langue, dans celle de l’Occident du moins, marquée par la pensée grecque.

Ce constat entraîne une série de questions — pourquoi, quand, comment la citation est-elle devenue une pratique institutionnelle ? — mais les pose de travers. Comment en effet aborder l’étude d’un fait de langage, peut-être universel, mais qui entretient ou qu’entretiennent des pratiques sociales éclatées, variables et particulières ?

Déjà, parler de la citation à travers les âges (ceux de la vie, du monde), la poser comme objet d’étude parmi les pratiques du langage préjuge d’un caractère universel qui serait le sien et qui n’est pas avéré, est en revanche contrarié par le moindre début d’une enquête historique. La proposition : « Dans l’antiquité, il n’y a pas de citation », sous prétexte que le mot manque, n’a rien d’une constatation innocente et allant de soi ; elle revient à céder une fois de plus au même parti pris qui voudrait qu’à toute époque il y ait citation, ou sa négation : et s’il se pouvait qu’il n’y ait ni l’une ni l’autre. On dénonce ce raisonnement qui projette sur un autre horizon, géographique ou historique, une catégorie actuelle, et qui évalue l’autre (ailleurs ou jadis) sur la base du même (ici et maintenant). Mais on n’en a pas moins l’habitude de le reproduire quand il s’agit en particulier des pratiques langagières qui, parce qu’elles sont instituées, sont toutes datées et localisées. L’appareil formel qu’on échafaude pour les appréhender donne l’illusion qu’il libère du particulier pour atteindre l’universel. Mais l’unité modèle qu’il découvre est factice, car elle repose sur les catégories précaires et contingentes qui sont les nôtres aujourd’hui ; partant, elle ne saurait acquérir la valeur d’un modèle théorique.

Peut-être, pour ces raisons, faut-il se résoudre à l’impossibilité d’une science du discours, sinon de la langue : il n’y a, dans le discours tel qu’il s’oppose à la langue, rien de nécessaire ni d’universel. La plus haute ambition à laquelle on pourrait prétendre à l’abord des faits de discours serait d’élaborer non pas une théorie mais un art, dans l’acception ancienne du mot, l’ars des Latins qui traduit la techné des Grecs, une praxéologie. Construire un art de l’énonciation et non une théorie de l’énoncé, c’était le projet même des anciennes rhétoriques, et il fut peu à peu délaissé, du moyen âge jusqu’à l’âge classique3. L’unité de la rhétorique, de l’inventio jusqu’à l’actio et la memoria, s’est dispersée dans un nouveau partage de la méthode : au XVIe siècle, la rhétorique proprement dite, chez Omer Talon par exemple, ne conserve plus pour objet que l’elocutio (oratio), tandis que l’inventio et la dispositio (ratio) se rattachent à la dialectique. De la rhétorique comme art, ont pris le relais des procédés particuliers de prise de la parole, consignés dans des vademecum, des catalogues de trucs et ficelles, dans les innombrables manuels du XVIIe siècle sur « l’éloquence de la chaire et du barreau », sur la conversation de cour, à la portée de tous et aussi des jeunes filles. Aujourd’hui s’est développé un vaste terrain d’entraînement à l’exercice du discours ; dans les entreprises, dans les administrations, ce sont les séminaires de communication, la dynamique de groupe, l’expression orale et autres succédanés qui s’intègrent volontiers à la formation permanente ou qui en constituent l’essentiel, bien qu’ils soient considérés avec hauteur par ceux qui prétendent à la science du discours. L’héritage de l’ancienne rhétorique se trouve partagé entre l’analyse du discours sur le modèle de la linguistique structurale, et les techniques de la communication asservie à une performance sociale. L’art du discours relève de deux gestions qui, loin de se compléter, s’ignorent ou se méprisent : celle-ci, la militante, juge l’autre, la spéculative, parasitaire ; et celle-là le lui rend bien en la tenant pour domestique du pouvoir et l’estimant de peu à l’aune d’une vérité scientifique dont elle revendique le monopole pour elle-même. On peut souhaiter démettre ces gestions du discours afin de reconsidérer celui-ci quant à l’art — praxis plutôt que poiésis, selon l’insistance aristotélicienne — dans une approche active qui prendrait et ferait acte du discours comme acte.

Mais la question résiste : comment traiter un acte discursif caractérisé par la solidarité d’une structure mentale et d’un fait de langage, peut-être universels, et d’une pratique institutionnelle, assurément conditionnelle dans ses modalités diverses ?

III. 2. Forme et fonction

Les formalistes russes, en particulier Tynianov4, insistèrent sur la nécessité d’une distinction entre la forme et la fonction de tout élément discursif, afin de dégager les études littéraires de leur tendance à raisonner comme dans l’universel sur la base de catégories particulières, à déplacer les critères propres à un système pour apprécier les phénomènes relevant d’un autre système. Dans un système donné, une certaine forme satisfait une certaine fonction ; mais dans un autre système (en un autre lieu, à une autre date), la même forme peut correspondre à d’autres fonctions, ou n’être pas — cela ne signifie pas qu’elle soit interdite —, et la même fonction peut correspondre à d’autres formes, ou ne pas être. Il y a donc, quant à l’évolution des éléments discursifs, une autonomie relative de la forme et de la fonction.

Il faut appliquer cette distinction de la forme et de la fonction à la citation qui, en effet, forme et fonction spontanément confondues, est une catégorie propre au système culturel occidental des temps modernes, une notion historique et idéologique prise dans une certaine configuration sociale5. Ce n’est là ni méconnaître ni exclure l’existence possible d’autres modalités de la répétition dans d’autres systèmes culturels : la litanie ou la prière par exemple. Mais la précaution de méthode est indispensable : sans elle, les petites différences — la citation n’est jamais qu’une petite différence — se déroberaient sous le leurre d’un retour éternel de l’identique, la citation se survivant à elle-même depuis l’origine du discours.

J’ai évité jusqu’ici de parler de fonctions de la citation dans le discours : les diverses tentatives de définition de la citation et la petite typologie proposée pour ses valeurs de répétition reposent sur des critères formels et non fonctionnels. Tynianov appelait « fonction constructive d’un élément de l’œuvre comme système, sa possibilité d’entrer en corrélation avec les autres éléments du même système et par conséquent avec le système entier6 ». La fonction d’une citation répond d’une relation de celle-ci, t dans S2, avec un autre élément de S2 ou avec S2 dans son ensemble, tandis que la forme d’une citation se saisit comme une relation entre les deux systèmes où t figure, S1 et S2. On peut décrire toutes les formes possibles, en faire le catalogue, élaborer un modèle qui les engendre toutes : c’est l’objet d’une approche formelle ; mais les fonctions, elles, sont essentiellement variables selon les systèmes, elles s’établissent dans un régime de discours auquel leur sort est lié : ce sont des pratiques éphémères et empiriques dont il n’y a pas de catalogue exhaustif possible.

Soit l’article « citation » du Petit Robert : « Passage cité d’un auteur, d’un personnage célèbre (généralement pour illustrer ou appuyer ce que l’on avance). » Aussitôt après la définition formelle, il suggère, certes entre parenthèses, comme pour concéder que ce n’est pas tout à fait son propos, une évaluation fonctionnelle qui, bien qu’elle ne prétende pas à la complétude — elle se donne pour générale et non pour universelle —, privilégie deux fonctions, sans doute celles qui sont dominantes aujourd’hui, l’ornement et l’autorité, au détriment de toutes les autres. Or ce souci de précision n’est pas nécessaire, ni sans doute légitime, dans un dictionnaire de la langue dont on n’attend qu’une définition formelle. Il appartiendrait à une encyclopédie d’énumérer les fonctions de la citation et d’étudier, dans l’histoire, le rapport évolutif entre la fonction et l’élément formel, leur interaction.

L’élément formel de la citation peut satisfaire un large éventail de fonctions. En voici quelques-unes, que Stefan Morawski juge fondamentales7 : fonction d’érudition, invocation d’autorité, fonction d’amplification, fonction ornementale. Mais que faire pratiquement d’un tel répertoire qui n’est ni exhaustif ni homogène ? Les deux premières fonctions en effet sont externes ou intertextuelles, les deux autres, internes ou textuelles ; ou, selon les termes de l’ancienne rhétorique, les deux premières fonctions relèvent de l’inventio, les deux dernières, de l’elocutio. La portée d’un catalogue de fonctions est restreinte : comment passer de là à une classification ?

En revanche, si l’on écarte délibérément l’approche fonctionnelle, et si l’on s’en tient à une définition formelle de la citation comme acte de discours (un énoncé répété et une énonciation répétante), comme mécanisme simple et positif qui relie deux textes ou deux systèmes, on dispose de la table de ses valeurs de répétition que sont les interprétants des relations élémentaires et binaires entre les deux systèmes. Alors, une fonction de la citation est un interprétant de la relation multipolaire, S1 (A1, T1)-S2 (A2, T2), un barycentre des valeurs simples de répétition, chacune étant affectée d’un coefficient propre ; et les grandes fonctions historiques de la citation qui sont traditionnellement recensées, coïncident avec la dominance de telle ou telle des valeurs simples de répétition sur les autres : une fonction est une hiérarchie spécifique des valeurs de répétition, toutes concurremment existantes. La fonction est une valeur dans laquelle une époque investit, une intensité ou une combinaison particulière de valeurs propres historiquement figée, une institution, avec la conséquence que toute citation, dans un certain univers de discours où sa fonction est arrêtée, voit son supplément, son départ de sens limité, peut-être aboli comme si elle ne pouvait avoir à la fois qu’une et une seule fonction. La fonction est ce qui stabilise la dynamique de la citation et la ramène à l’équilibre.

III. 3. Analyse d’un champ sémantique

Avancer qu’à telle date ou dans telle culture, la citation n’existe pas, c’est donc se prendre au piège de sa valeur, de sa fonction actuelle ; c’est se méprendre sur le rapport évolutif des fonctions et des formes. Or si quelque chose de la citation est peut-être universel, présent dans toute pratique du langage, ce n’est pas sa fonction mais son dispositif formel : la répétition des mots d’autrui ou du déjà dit. Entre le parti de l’histoire (la reconstitution des modalités de la répétition des mots d’autrui dans sa diachronie) et celui du système (la mise en place de ces modalités dans une théorie préconçue), il convient d’adopter une troisième stratégie, ni historiciste ni scientiste, qui préserve la variété, la pluralité des pratiques du passé. Sans prétendre à l’exhaustivité, ce parti sera celui de la typologie qui observe un système passé dans sa cohérence interne, qui recherche l’unité que ce système institue, entre la forme et la fonction de la répétition du déjà dit.

Que l’ensemble des pratiques qui correspondent à une telle forme ne soit pas pensé ou compris, ni en grec ni en latin, sous une catégorie unique, cela ne signifie pas pour autant qu’il soit interdit de répéter les mots d’autrui : cela se fait, mais les mots pour le dire sont diffus. Il faut en dresser l’inventaire, explorer la constellation sémantique des termes qui — chez Platon, Aristote, Quintilien — servent à dire la répétition, l’élément formel de la citation. De l’analyse du champ sémantique de la répétition, ou de l’ensemble organisé des marques internes de la citation comme phénomène discursif dans l’antiquité, se dégagera le système des valeurs à travers lesquelles sa forme est appréhendée, le système de représentations et de pratiques collectives où elle prend place. En d’autres termes, considérant la répétition des mots d’autrui comme phénomène dans le discours, il s’agira d’aller du vocabulaire qui le dit, aux conditions de ce vocabulaire. A défaut d’une pratique institutionnelle unifiée de la citation, quels sont les mots dans lesquels se dit la répétition comme structure mentale et comme fait de discours (comme forme), et de quelles valeurs ces mots sont-ils investis en tant qu’ils renvoient, eux, à des pratiques sociales effectives ?

La mimétique, le simulacre, la gnômé, la sententia sont les mots qui parlent la répétition ou à travers lesquels la répétition se parle depuis Socrate ; ce sont aussi des valeurs ou des lignes de force selon lesquelles cerner la citation dans sa préhistoire (avant qu’elle s’instaure comme telle), ou, de manière plus juste, la préhistoire de la citation.

III. 4. Le guillemet et la « mimésis »

Platon, au livre III de la République8, propose un classement des genres littéraires afin de déterminer ceux qui utilisent l’imitation, la mimésis, et de les exclure de la cité exemplaire. Trois influences sont néfastes à la simplicité de caractère dont il souhaite doter les gardiens, celles de la poésie, de l’argent et des attachements particuliers. Famille, propriété et mimésis représentent des dangers analogues pour l’âme. (Retenons déjà cette équivalence, quant à leurs mauvais effets, de la mimésis, de la famille et de la propriété : il se pourrait que le rapport de propriété réunisse ces trois termes et soit le fond de l’affaire.) Afin d’exclure la mimésis, se pose une question liminaire : comment la reconnaître ? Quel est le signe de la mimésis ? Et Platon prétend montrer l’équivalence du discours direct et de la mimésis ou, plus exactement, démontrer que le discours direct, oratio recta, est une preuve suffisante de mimésis. Partant, tout discours qui se présentera au style direct, soit tout discours qui contiendrait des guillemets si ce signe typographique (le dénominateur commun du discours direct et de la citation, l’élément formel de la répétition) avait existé du temps de Platon, devra être interdit pour cause de mimésis.

Platon commence par analyser les deux modes (lexis) de la répétition des mots d’autrui dans le discours, le style direct et le style indirect, soit ces formes mêmes que la logique bannit de son écriture. Platon sauvera cependant le discours indirect, dépourvu de mimésis selon lui.

Un récit (diégésis) est soit au mode simple, quand le poète parle en son nom et rapporte les propos d’autrui au style indirect, soit au mode imitatif (mimésis), quand le poète s’exprime « comme si l’auteur des paroles était un autre que lui-même » et répète au style direct, soit au mode mixte, lorsque les deux précédents sont mêlés, ainsi qu’à la première page de l’Iliade, où Homère recourt successivement aux deux styles. Il parle d’abord en son nom, puis cède la parole à Chrysès. Homère se sert de la mimésis, car il ne se refuse pas à parler sous le nom d’un autre, donc à rendre autant que possible son élocution semblable à celle d’un autre, donc à imiter celui dont il cite les paroles. Faisant alors subir à cette première page de l’Iliade une transformation qui la fait passer toute au style indirect, Socrate exhibe un cas artificiel de récit simple sans mimésis. Il faut souligner l’abus logique que Platon accomplit ici : il vient en effet d’établir que le discours direct implique la mimésis ; la négation serait que l’absence de mimésis comprenne l’absence de discours direct. Or c’est tout autre chose (le contraire) qui est induit de la transformation : l’absence de discours direct implique l’absence de mimésis, soit une condition notoirement insuffisante. Il y a, dans le discours, bien d’autres composantes de la mimésis que le style direct, en particulier les figures et les tropes que Platon lui-même appelle « les couleurs de la poésie ». Et on verra qu’il a pris garde de les éliminer aussi, en catimini, dans sa transformation. De fait, une proposition plus puissante était posée depuis longtemps, et une proposition fausse si l’on tient compte des figures et des tropes. Quand, lors de la première division de la diégésis entre style direct et style indirect, Platon qualifiait celui-là de mimétique, il anticipait la démonstration de la condition suffisante de mimésis (le style direct) et affirmait implicitement l’équivalence du discours direct et de la mimésis. Or cette équivalence est fausse (le discours direct n’est pas condition nécessaire de mimésis), et c’est l’une des raisons pour lesquelles Platon sera contraint de revenir à la condamnation de la poésie par un autre biais, au livre X de la République.

Poursuivant cependant le raisonnement, Platon oppose au cas artificiel du récit simple sans mimésis, son contraire, et obtient ainsi la forme propre à la tragédie qui est entièrement au style direct. On le voit : le raisonnement, avec ses imprécisions, permet de passer du niveau de la phrase (une phrase est soit au style direct, soit au style indirect) au niveau du récit (un récit est soit mimétique, soit il ne l’est pas, soit il l’est et il ne l’est pas). Mais tout était déjà joué au départ. Désormais, Platon peut proposer son classement des genres littéraires : les deux modes du discours, direct et indirect, engendrent trois grandes classes du récit :

— la première, exclusivement au style direct, tout à fait mimétique, correspond aux genres dramatiques et comprend la tragédie et la comédie ;

— la seconde, exclusivement au style indirect, pure de toute mimésis, correspond au cas artificiel produit par Socrate, ou à ce que fut le dithyrambe en son origine mythique ; elle ne comprend aucun genre actuel et c’est pour ainsi dire une idée de genre ;

— et la troisième, la plus vaste, combine le style direct et le style indirect ; elle est en usage dans l’épopée et dans beaucoup d’autres genres.

Cette typologie des genres littéraires n’a qu’une faible valeur opératoire : la trichotomie en laquelle elle se résume contient une case vide (le récit simple sans imitation), une case occupée par les genres dramatiques (le récit tout à fait imitatif) mais qui pose des problèmes d’un autre ordre (ou du même), ceux de la réalisation théâtrale, et enfin une case fourre-tout où s’entassent sans se ranger tous les autres genres littéraires. Le classement n’est adapté qu’à une fin, celle que poursuit Platon : la recherche d’un critère permettant de reconnaître les genres qui se servent de la mimésis et de les bannir de la cité. Dans cette perspective même, il n’a pas grande utilité puisque la seule case qu’il sauve n’a pas d’existence effective. La répression de la poésie ne sera d’ailleurs définitivement acquise qu’au livre X de la République, où il ne s’agira plus de juger la mimésis selon un point de vue psychologique (sa mauvaise influence sur les gardiens), mais selon un point de vue ontologique (sa mauvaise relation avec le vrai).

Aristote, au début de la Poétique et en préalable à l’analyse de la tragédie9, propose une typologie des genres littéraires qui diffère sensiblement de celle de Platon. La mimésis n’est plus l’une des deux formes possibles du récit, mais la catégorie générique sous laquelle se subsument toutes les espèces littéraires. Celles-ci ne se distinguent donc plus selon leur recours à la mimésis entendue comme style direct, mais selon plusieurs critères, de moyens (la danse, la musique ; pour le langage, essentiellement le vers ou la prose), d’objets — elles imitent des hommes en action qui sont gens de mérite ou gens médiocres, supérieurs ou inférieurs, nobles ou ignobles —, et enfin de modes (le style direct ou indirect, le dramatique ou le narratif) : l’opposition du discours direct et du discours indirect n’est que l’un de ces critères de spécification des genres littéraires, celui de mode (lexis) et la mimésis recouvre aussi bien les deux modes.

« On peut imiter en racontant (ou on raconte par la bouche d’un autre, comme fait Homère, ou on garde sa personnalité sans la changer), ou en présentant tous les personnages comme agissant, comme en acte10. »

Pour Aristote, tragédie et épopée, qui ont les mêmes moyens (le vers, malgré des différences de mètres) et les mêmes objets, logoi (des hommes supérieurs en action), se distinguent donc par le mode (dramatique ou narratif), mais relèvent toutes deux, de manière analogue, de la mimésis, ainsi d’ailleurs que les dialogues socratiques qui eux aussi imitent par le langage, mais par la prose au lieu du vers11. L’argumentation de Platon se trouve contredite : le discours direct ne s’identifie plus à la mimésis, le discours indirect est lui aussi mimétique, sinon autant que le discours direct. Il faut dire qu’Aristote a un tout autre but que Platon : alors que celui-ci cherchait à circonvenir la mimésis en son style, Aristote en tient pour elle et la considère comme la plus haute ambition de la poétique. Là où Platon déprécie la tragédie et, dans une moindre mesure, l’épopée qui n’est pas intégralement un genre d’imitation, Aristote valorise au plus haut degré la tragédie et, dans l’épopée, celle qui fait l’usage le plus large du discours direct et où le poète intervient le moins en son propre nom : l’Iliade12. Les tables de valeurs platonicienne et aristotélicienne sont inverses : Aristote, reprenant chez Platon le terme de mimésis, mais dans une acception différente, s’inscrit en faux contre l’exploitation que celui-ci en faisait. La typologie aristotélicienne échappe aux critiques logiques que celle de Platon encourait, encore que dans les deux cas la tentative classificatrice ait pour effet sinon pour but de masquer le flou du concept : ce serait à défaut d’une définition précise de la mimésis qu’Aristote, après Platon, entreprend de diviser les genres littéraires. Aristote d’ailleurs le reconnaissait : « Quant à l’art qui imite par le langage seul, prose ou vers, vers différents mélangés ou vers tous du même genre, il est resté sans dénomination jusqu’à ce jour13. »

Platon, fondant l’esthétique comme mimésis généralisée, est à l’origine d’une longue tradition de l’œuvre d’art conçue comme représentation : elle associe étroitement, elle identifie même la répétition et la mimésis. Dans la République, cette assimilation avait du moins un motif précis : mettre au point un critère de reconnaissance de la mimésis afin de la traquer. Le discours platonicien traite de la mimésis sur un mode négatif, répressif, juridique et moral : il la censure. Aristote, quand il hérite du terme au début de la Poétique et qu’il y intègre tous les genres existants — sans le prouver : c’est un axiome : tout est mimésis ou produit par elle14 —, le projette dans une direction tout autre. La Poétique est une méthode de la mimésis : comme telle, un discours positif, incitateur, technique, qui déploie ses virtualités, qui la spécifie et la détermine. De Platon à Aristote, c’est, quant à la mimésis, le contraste d’une exclusion idéale, et d’un contrôle par un quadrillage fin, par une série de limitations, de mesures15. Cependant, l’excommunication platonicienne de la mimésis, partant, de la répétition et de la citation, quand elle repose sur un coup de force, pèsera sur la tradition comme un péché originel.

III. 5. Pouvoir de la répétition…

Sur le discours direct et le mode dramatique, les opinions de Platon et d’Aristote divergent. Toutefois leurs jugements moraux prennent tous deux parti sur une même qualité qu’ils s’accordent à reconnaître aux guillemets : leur pouvoir. Pour Platon, c’est le pouvoir de la mimésis en général : un maléfice ; pour Aristote, c’est par exemple le pouvoir de catharsis propre à la tragédie : un bienfait.

Toute répétition dans le discours porte en elle le principe d’un pouvoir sur celui qui s’y expose. Le pouvoir du discours, c’est en quelque façon sa faculté de (se) répéter et d’être répété, d’être tenu et retenu. Les conceptions platonicienne et aristotélicienne de la mimésis ne sauraient être appréciées sans tenir compte de ceci : son pouvoir était encore exalté chez les Grecs du fait que tout récit, tout poème était écrit pour être joué, chanté ou récité ; cette dernière répétition étant encore une forme de mimésis, par l’action, par la voix. Dans Ion, où Socrate analyse la transmission du pouvoir du poème par le rhapsode, il la compare à l’action de la pierre magnétique qui, en attirant les anneaux de fer, leur communique cette faculté. Il se forme ainsi une chaîne d’hommes tenus sous la dépendance de la muse : le poète, le rhapsode, l’auditeur. « Le spectateur est le dernier des anneaux qui […] reçoivent les uns des autres la vertu qui leur vient de la pierre d’Héraclée ; l’anneau du milieu, c’est toi, le rhapsode, l’acteur ; le premier, c’est le poète lui-même ; et le dieu, par l’intermédiaire de tous ceux-ci, attire l’âme des hommes où il veut, en faisant descendre sa vertu des uns aux autres16. »

Le classement des genres poétiques avancé par Platon s’ordonne selon la décroissance de leur pouvoir : depuis la toute-puissante tragédie, en passant par l’épopée, jusqu’au récit pur, idéalement impuissant, exempt du moindre charme. C’est bien ce que l’on peut vérifier sur la transformation que Socrate applique à la supplique de Chrysès aux Achéens extraite de la première page de l’Iliade, pour produire un récit simple sans imitation et montrer la plausibilité d’un tel genre. Il ne se contente pas de substituer au style direct le style indirect, mais il élimine encore tous les éléments susceptibles de détenir un pouvoir, d’exercer une séduction, notamment les figures rhétoriques.

Le tableau suivant résume cette conversion :

Texte de Chrysès et/ou Homère

Texte de Platon

Dieux, habitants des palais de l’Olympe

Dieux

La ville de Priam

Troie

Le fils de Jupiter, Apollon

Le dieu

Le sacrificateur

Il

Le fils de la blonde Latone

Apollon

Dieu qui tient l’arc d’argent

Protecteur de Chryse et de

la divine Cilla

Les noms de ce dieu

Puissant roi de Ténédos

Divinité de Sminthe

La transformation est double ; elle comprend :

— la substitution du discours indirect au discours direct ;

— la substitution des dénotations aux périphrases dénotantes (une figure de rhétorique est une périphrase dénotante).

Si l’on se souvient que, pour Frege, le discours direct dénote les mots mêmes qui sont répétés tandis que le discours indirect dénote le sens du discours rapporté, les deux transformations ne sont pas logiquement du même ordre : la seconde ne doit pas nécessairement accompagner la première, elle n’est pas commandée par la première dès lors qu’on effectue celle-ci. Il y aurait donc une version intermédiaire du texte, entre celle d’Homère et celle de Platon, qui se limiterait à la première transformation et conserverait les figures rhétoriques : la mimésis n’en serait pas absente et ce serait encore une forme mixte, non plus l’épopée homérique. Cette version intermédiaire serait, très exactement, au style indirect libre.

Il n’est toutefois pas indifférent que Platon combine les deux transformations, sans le signaler, comme si cela allait de soi. Cela revient à reconnaître que le discours direct et la périphrase dénotante ont des effets ou des pouvoirs analogues : ils écartent pareillement de la vérité, qui est l’ultime dénotation de tout discours. Toute périphrase dénotante contient l’éventualité, le risque qu’elle ne dénote rien du tout, le vide17.

L’ambiguïté de la périphrase dénotante et la méprise qu’elle peut provoquer (l’illusion et la tromperie), ce sont justement les problèmes que soulève Platon dans le Sophiste, en demandant si l’erreur est possible dans le langage, ou si le discours et l’opinion (logos et doxa) sont toujours absolument vrais, jamais faux18. Il répondait, par l’entremise de l’étranger à Théétète : « Un assemblage de verbes et de noms, qui, à ton sujet, énonce, en fait, comme autre, ce qui est même et, comme étant, ce qui n’est point, voilà, ce semble, au juste, l’espèce d’assemblage qui constitue réellement et véritablement un discours faux19. » Soit, le faux dans le discours est une expression qui ne dénote rien du tout, ou le non-être qui, de ce point de vue, équivaut à la classe nulle de Frege. C’est le propre du sophiste de faire vrai ce qui est faux, de donner l’être à ce qui n’est pas, par sa parole artificieuse ; soit de produire du discours sans dénotation, de faire prendre une dénotation vide pour une dénotation effective et actuelle. Et Platon le condamne expressément pour cette raison.

Remplaçant, dans la harangue de Chrysès, toutes les périphrases dénotantes par leur dénotation, Platon s’assure contre le danger que des contradictions surgissent, dues à l’absence de dénotations. N’est-ce pas l’éventualité d’un semblable paradoxe qu’il entend lever en se débarrassant du discours direct ? Celui-ci dénote le discours répété, mais il n’est pas exclu que ce dernier à son tour ne dénote rien du tout : « Est-ce que Chrysès dénote bien quelque chose ? » Or Platon ne pourrait se satisfaire de la réponse que proposera Leibniz : « Chrysès est possible parce que non contradictoire en soi. » Que resterait-il alors de l’inspiration divine des poètes ? La copie de copie (le discours direct) dénote la copie (les mots répétés) de l’idée ou de l’inspiration ; mais dans ce double éloignement de la vérité, la chaîne peut se briser et la copie de copie n’avoir plus aucun rapport avec le modèle. En ce sens la métis (les couleurs du poète, les figures et tropes, les périphrases dénotantes) et la mimésis sont bien à mettre dans le même sac, à ranger à la même enseigne (la métis, le métier, les trucs, est, en peinture, le principe de la mimésis). Toutes deux ont pouvoir de produire du discours qui ne dénote rien, non seulement du contingent mais du faux, du faux qui passe pour vrai. Car tout se réduit finalement à ceci : le discours d’imitation n’ayant pas pour dénotation une valeur de vérité (vrai ou faux), mais un autre discours, il est délicat sinon impossible de porter sur lui un jugement.

Le pouvoir de la mimésis, c’est que son produit échappe au jugement — pour Platon, l’affirmation ou la négation qui met un terme à la pensée comme dialogue intérieur de l’âme avec elle-même, et pour Frege, le passage du sens d’une expression à sa valeur de vérité, c’est-à-dire à peu près la même chose. En revanche, le récit obtenu par Platon au bout de ses transformations, dont il est clair désormais qu’il fallait qu’elles aillent de pair, se prête, lui, au jugement, parce qu’il n’a aucun pouvoir.

« Si l’on dépouille les ouvrages des poètes des couleurs de la poésie et qu’on les récite réduits à eux-mêmes, tu sais, je pense, quelle figure ils font20. » Triste figure. La vérité n’est pas toujours bonne à dire, et n’est jamais belle.

III. 6. … Et abus du dialogue

Platon, qui recommande la méfiance par rapport à la répétition et au discours direct, les met en œuvre dans son texte ; Aristote, qui juge leur pouvoir favorablement, s’abstient d’en user. Le texte aristotélicien se présente sous la forme d’un monologue ou d’un cours professé, alors que Platon, dans les pages mêmes où il condamne la mimésis, « parle sous le nom d’un autre », met en scène des personnages derrière lesquels il se dissimule : les dialogues platoniciens ont été représentés au théâtre. Seraient-ils passibles des critiques que Socrate adresse aux imitateurs ? N’est-ce pas justement leur forme dialogique qui fait admettre bien des coups de force, notamment l’assimilation de la mimésis au discours direct et aux guillemets ? La condamnation de la mimésis dépendrait elle-même d’un effet de mimésis.

Deux arguments aristotéliciens joueraient contre Platon :

— Socrate traite uniquement de l’imitation poétique, ce qui sous-entend : le vers. Aristote, on l’a vu, contestera la justesse de cette distinction : le terme de poétique ne se limite pas au vers et comprend toute mimésis par le langage, c’est-à-dire toute production et/ou représentation de choses construites ou arrangées par le poète21.

— Socrate prend soin, dès le début, de restreindre son propos au récit, diégésis, dont ne serait pas le dialogue platonicien. Mais, là encore, rien ne rend cette proposition nécessaire : Socrate la postule, et Aristote réprouvera cet axiome. Les dialogues sont de l’imitation en prose, sans différence essentielle avec la diégésis ou la mimésis. Aussi les règles que Platon voudrait imposer à la poétique, dont l’exclusion du discours direct, devraient-elles, si l’on en croit Aristote, s’appliquer également à son propre texte.

Mais il serait spécieux de faire jouer Aristote contre Platon pour reprocher à celui-ci son recours au dialogue. Voyons le fond de l’affaire : si, dans le procès que Platon intente à la mimésis, c’est son pouvoir qui est en cause, il faut bien reconnaître que Platon joue par le dialogue de ce pouvoir, qu’il en abuse son interlocuteur, son lecteur.

Dans la page même où Platon prétend justifier l’exclusion des poètes, il ne néglige aucun des instruments du pouvoir de la répétition dans le discours. Il cite Homère, induit de l’Iliade les deux propositions capitales de son argumentation qui, par un tour rétrospectivement amusant, et qui ne fait qu’illustrer la puissance de la citation, servent à condamner l’épopée. Voilà ce qu’est l’Iliade, dit en substance Socrate, voici ce qu’elle n’est pas (le récit pur sans mimésis) et qu’elle devrait être pour qu’on ne l’exclue pas.

L’épopée homérique est le modèle du texte poétique. C’est pourquoi il est inévitable de citer Homère, ne serait-ce que pour être entendu. Mais le citer, à quelques conditions que ce soit, c’est encore reconnaître son éminence. La revendication d’un pouvoir établi suppose qu’on le reconnaisse d’abord, et la citation est le plus répandu des contre-pouvoirs, celui qui interprète sans transformer : Platon ne propose de substituer à Homère qu’un genre dès longtemps mort, le mythique récit pur et simple.

Pourtant, auprès du pouvoir de la citation homérique, celui du dialogue, du discours direct, est autrement redoutable : il rend acceptable un raisonnement où les défauts ne manquent pas, mais où le jeu des questions et des réponses les voilent.

Chaque proposition de Platon s’énonce en deux parties, deux voix, celle de Socrate et celle du répondant : Socrate formule une question, c’est la proposition à faire admettre, sous forme interrogative, non assertée ; et l’autre l’admet, concède à Socrate sa proposition : elle est tenue pour établie grâce à la concession de l’interlocuteur. D’où, dans le texte, la prolifération de ces clauses d’accord qui ponctuent chaque intervention de Socrate. Par-delà l’apparence de niaiserie, ces clauses sont essentielles à l’argumentation dont elles assurent la progression d’une manière qui est tout le contraire d’innocente. Si la question de Socrate est « P n’est-il pas ? », et la réponse de l’autre, « Oui, c’est vrai », ou n’importe quelle variation sur ce thème, la relation entre les deux expressions n’est pas de tautologie, et leur juxtaposition ne revient pas à une simple assertion de P, n’équivaut pas logiquement à P. Le raisonnement socratique par l’adhominatio a, outre sa bien connue vertu dialectique ou psychagogique, l’immense pouvoir de subvertir la logique.

Comment ? Il s’agit encore d’un problème de dénotation. Que dénote en effet l’interrogation socratique ? Elle dénote la proposition elle-même, sous forme affirmative :

« P n’est-il pas ? » dénote « P ».

« Tout ce que disent les poètes n’est-il pas le récit d’événements passés, présents ou futurs ? » dénote « Tout ce que disent les poètes est le récit d’événements passés, présents ou futurs ».

Et la réplique d’Adimante porte sur la dénotation, elle est un jugement sur la dénotation de la question, sur sa validité ou sur sa recevabilité : le « oui » qu’Adimante renvoie à Socrate ne reconnaît pas autre chose que l’existence d’une dénotation, il est synonyme d’un « Ça dénote » ou de « Il est vrai que “P n’est-il pas ?” dénote “P” ». Ce qui signifie que la concession ne porte aucunement sur la vérité de P, mais exclusivement sur la dénotation de « P n’est-il pas ? », qui n’est pas une valeur de vérité.

Juger P, ce serait passer de P à sa propre dénotation, à sa valeur de vérité, tandis que juger la question de Socrate, c’est simplement admettre que cette périphrase dénotante dénote effectivement quelque chose, et pas le vide ; c’est juger son acceptabilité.

A la question de Socrate : « Les poètes n’emploient-ils pas le récit simple, imitatif, ou l’un et l’autre à la fois ? », Adimante demande un complément d’information avant de s’exécuter : « Je ne saisis pas ce que tu veux dire » ou « Je ne vois pas la proposition que dénote ta question ». Or, en quoi consiste l’explication de Socrate ? A établir non pas la vérité de la proposition dénotée par sa question, mais que sa question dénote bien une proposition. L’exemple pris chez Homère confirme en effet que les expressions contenues dans la question dénotent quelque chose, les premiers vers de l’Iliade pour le récit simple, les vers suivants pour le récit imitatif, que la question dans son ensemble dénote donc une proposition, mais nullement que la proposition elle-même dénote le vrai. L’induction a pour objet véritable, plutôt que de prouver une proposition, d’exhiber une dénotation de la question socratique, et donc d’assurer la concession : le paradigme et la proposition sont deux dénotations parallèles (l’une particulière et l’autre générale), mais non identiques, de la question22. C’est pourquoi Aristote pouvait critiquer l’induction au même titre que la division par concession23 : toutes deux esquivent un problème réel de dénotation. Rien finalement dans le dialogue ne dénote jamais la vérité, une parole dénotant pour ainsi dire la réplique à venir de l’interlocuteur ; la dialectique et le langage sont impuissants à atteindre la vérité.

Il serait facile de montrer qu’à chaque fois qu’Adimante réclame une explication ou que Socrate devance son désir, l’éclaircissement donné est toujours une induction : elle confirme que la question dénote une proposition, non la vérité de cette proposition. Ainsi ce n’est pas parce qu’un signifiant de vérité (oui, d’accord, c’est vrai, etc.) figure dans la réponse de l’interlocuteur que la proposition qui se dégage du doublet question-réponse est vraie. Le doublet n’équivaut à rien de plus qu’à la simple assertion de la proposition, il n’y ajoute rien. Le dialogue équivaut formellement à une série de thèses assertées. Mais la présence d’un signifiant de vérité, suivant immédiatement la proposition sous le mode interrogatif, produit un leurre, comme si le vrai concernait la proposition elle-même, comme si le doublet impliquait, ou était de même valeur que « P est vrai ». Ni « P est vrai » ni même « P » n’ont été énoncés ou affirmés, et pourtant tout se passe comme s’ils l’avaient été.

Le même phénomène se produit avec chaque citation : une citation dénote les mots répétés, et un jugement sur une citation a trait à cette dénotation, se prononce sur l’authenticité de la répétition et non sur la vérité des mots répétés. C’est pourquoi il est si difficile de nier ou de réfuter une citation ; c’est formellement impossible. La citation masque la question de la vérité de l’énoncé sous celle de l’authenticité de l’énonciation, avec cette conséquence que l’énoncé lui-même est tenu pour vrai : « t » dénote l’énoncé t, mais s’entend comme « t est vrai ». Même si l’on répète un énoncé pour le contredire ou s’inscrire en faux contre lui, dans le temps de la répétition, l’énoncé est irrémédiablement vrai. La répétition, quand elle déplace la question sur le vrai de ce qui est répété en une question sur le vrai de l’acte qui répète, impose — c’est là le pouvoir et l’abus — et tient pour entendue la vérité de l’énoncé, du moins pour qui s’y attache au lieu de se préoccuper du problème singulier qui émerge dans la répétition et qui est peut-être, lui, le vrai problème, celui de l’authenticité de l’énonciation. La mimésis — et la citation, et toute répétition — exhibe ce vrai problème que tout discours tend à dénier ; c’est pourquoi Socrate voudrait la faire taire.

Adimante ne sait pas faire la part des choses : au lieu de riposter au sujet de l’énonciation : « Oui, allez-y, poursuivez, je n’y suis pour rien », et de laisser à Socrate l’entière responsabilité de l’énoncé, il confond la validité de l’énonciation et la vérité de l’énoncé, comme tout lecteur d’une citation, et se prend au piège de Socrate qui lui fait dire ce qu’il veut et parle sous son nom : il revient à Adimante d’accorder à Socrate ce qu’il veut dire ; Adimante est le vouloir-dire de Socrate.

Le citateur, ce poseur de questions, ne parle pas sous le nom de celui qu’il cite, il laisse la parole et se dissimule derrière celui qui l’écoute, qui s’expose à la vérité : le jugement lui est renvoyé. Mais il est impossible de ne pas croire à la bonne parole des citateurs, de se soustraire à leur pouvoir, de ne pas chercher la vérité dans les devinettes dont ils gonflent leurs dires, dans les abîmes de guillemets qui découpent leurs textes en pointillé. Le mythique récit pur et simple, pour lequel énoncé et énonciation coïncideraient, serait tout le contraire de l’énigme ; il serait impuissant, parce que le pouvoir du discours a son origine dans l’écart entre l’énoncé et l’énonciation. C’est pourquoi le pouvoir de l’énigme est extrême : elle n’est qu’énonciation, une énonciation idéalement sans énoncé, c’est-à-dire sans solution.

Qui se résoudrait à un discours impuissant ? Je peux parler pour ne rien dire, mais certainement pas pour ne rien faire. Tout discours se voudrait parole efficace, à l’image de celle de Dieu. Platon, là même où il condamne la répétition, en use, et abuse de son pouvoir sur l’autre, qu’elle met en demeure de parler pour la vérité. Entre le dithyrambe et l’énigme, tous les écarts sont possibles, qui séparent l’énonciation de l’énoncé. La répétition (discours direct ou citation) règle le jeu du pouvoir dans le discours.

III. 7. Le simulacre

La place du produit obtenu par la mimésis est celle du « troisième descendant quand on part du roi, c’est-à-dire de la vérité24 », dit Platon, au livre X de la République, où il analyse non plus la valeur psychologique de la mimésis mais sa valeur ontologique, et renforce la condamnation morale par une appréciation métaphysique. A la première place, celle de la vérité ou de la réalité, il y a la forme unique ou l’idée de chaque chose (l’idée de lit ou de table, la table ou le lit en soi), dont le dieu est le créateur ; à la seconde, il y a l’objet d’usage que l’ouvrier ou l’artisan produit d’après le modèle unique, et qui est copie de réalité ; à la troisième enfin, l’image obtenue par le peintre ou par le poète et qui est copie de copie, car imitation de l’objet de l’artisan et non de l’idée. « Trois sortes de lit. L’une qui est la forme naturelle et dont nous pouvons dire, je crois, que Dieu est l’auteur […] puis une deuxième, celle du menuisier […] et une troisième, celle du peintre25. »

Dans la chaîne qui va de l’idée (eidos) à la copie (eidolon) et à la copie de copie (phantasma), et tandis qu’on s’écarte de la vérité, la ressemblance ou la fidélité au modèle se pervertit : la copie de copie est une copie dégradée. Autrement dit, il n’y a pas, entre la copie et la copie de copie, une différence de nature mais seulement de degré : une différence mesurable par le degré d’éloignement de la vérité.

Platon donnera, dans le Sophiste, une description différente du fonctionnement de la mimésis. Elle y est présentée comme l’art de produire — en particulier dans le discours : c’est le cas du sophiste — « toutes choses absolument », donc des images (eidolon). « L’homme qui se donne comme capable, par un art unique, de tout produire, nous savons, en somme, qu’il ne fabriquera que des imitations et des homonymes des réalités26. » Et cette technique se rencontre dans la peinture et le langage. Mais Platon distingue aussitôt deux sortes d’images et divise la mimétique en deux : d’une part l’art de produire des copies (eikon), les « bonnes » images qui respectent les proportions, qui sont douées de ressemblance avec l’idée, d’autre part l’art de produire des simulacres (phantasma), les mauvaises images qui simulent la copie, qui font illusion, qui sont dénuées de ressemblance avec l’idée parce qu’elles sont produites sans passer par l’idée.

Cette division de l’art qui fabrique des images en deux classes, l’art de la copie et l’art du simulacre, n’apparaissait pas dans la République. Telle qu’elle vient d’être énoncée, on pourrait penser qu’elle sera une nouvelle manière de départager le lit du menuisier et celui du peintre, celui-ci étant une mauvaise image, un simulacre-fantasme, et celui-là, une bonne image, une copie-icône. Cette conclusion serait fausse. Reprenant, à la fin du Sophiste, la spécification des arts de production, Platon les divise d’abord en deux branches, la production divine et la production humaine, puis divise encore chacune de ces deux branches en deux, la production de réalités et la production d’images. Du côté divin, les réalités produites correspondent à la création, et les images sont les ombres, les reflets, les rêves. De l’autre côté, l’homme « par l’art du maçon […] crée la maison réelle et, par celui du peintre, une autre maison, sorte de songe présenté par la main de l’homme à des yeux éveillés27 ». La production humaine se compose donc de réalités et d’images, ces dernières se divisant à leur tour en copies et simulacres. Il faut en tirer deux conclusions. D’une part, que les objets manufacturés ne sont plus présentés comme des copies mais comme des réalités, ce qui est conforme au fait, rapporté par Aristote, que Platon, à la fin de sa vie, ne considérait plus qu’il y eût des idées auxquelles les objets manufacturés eussent correspondu. D’autre part, ce qui découle du constat précédent, que les objets peints ne sont plus présentés comme des copies de copies, mais comme des images opposées aux réalités. Ceci rend compte de la production des images sur un mode plus précis et plus satisfaisant que dans la République. Pourquoi en effet le tableau était-il copie de copie, pourquoi le peintre imitait-il le lit de l’artisan et non l’idée de lit ? La réponse était celle-ci : le peintre imite l’objet de l’ouvrier et non la forme unique, car il représente l’apparence et non la réalité, par exemple en usant de la perspective. Il n’y a qu’un point de vue sur la forme ou sur l’idée ; or le peintre représente selon une variété de points de vue : ce n’est donc pas l’idée elle-même qu’il imite, ce ne peut être que la copie. A la chaîne de production, idée-copie-copie de copie, se substitue, dans le Sophiste, une arborescence : il y a une différence de nature entre l’objet manufacturé (la réalité) et l’objet peint (l’image), une autre différence de nature, parmi les images, entre les copies et les simulacres. Comme le souligne Gilles Deleuze, ce n’est pas l’éloignement de la vérité qui pervertit la ressemblance du simulacre avec l’idée et sa fidélité au modèle, c’est sa nature, son essence si l’on peut dire, étant entendu que le simulacre n’est copie de rien du tout, du non-être. « Si nous disons du simulacre qu’il est une copie de copie, une icône infiniment dégradée, une ressemblance infiniment relâchée, nous passons à côté de l’essentiel : la différence de nature entre simulacre et copie, l’aspect par lequel ils forment les deux moitiés d’une division28. »

Il semble, du coup, qu’on tienne de quoi aller au fond du jugement que Platon portait, au livre III de la République, sur les discours direct et indirect. Il s’agissait pour lui, en les opposant, en procédant par la division, en les définissant comme deux espèces du récit ou de la diégésis, de choisir l’un contre l’autre. « Le but de la division, écrit encore Deleuze, n’est pas du tout de diviser un genre en espèces, mais plus profondément de sélectionner des lignées : distinguer des prétendants, distinguer le pur et l’impur, l’authentique et l’inauthentique29. » Et Platon, en l’occurrence, choisissait le discours indirect, rejetait le discours direct. Or, confrontant cette décision à l’étude ontologique de la mimésis dans le livre X, il était difficile de dégager leur cohérence. Comment en effet assimiler le discours indirect à l’objet de l’artisan, tous deux valorisés, et le discours direct à l’objet peint, tous deux dévalués ? Cela supposerait que le discours direct puisse être dit copie du discours indirect, comme l’objet peint l’est de l’objet manufacturé. Le contraire se comprendrait mieux, et encore. Il y aurait entre eux, plutôt qu’une liaison descendante, une différence de nature, analogue à celle que Platon, dans le Sophiste, fait entre le simulacre et la copie. Au même niveau dans la spécification des arts de production, le discours indirect serait la « bonne » image, la copie-icône, et le discours direct, la « mauvaise » image, le simulacre-fantasme. Ils seraient deux sous-espèces de la production d’images ou de la mimésis, en contradiction avec ce qu’en disait Platon, au livre III de la République, où il n’y référait que le discours direct, mais en accord avec la Poétique d’Aristote. Autrement dit, alors que dans la République il paraissait que la mimésis fût toujours à proscrire, dans le Sophiste, elle n’est blâmable que pour autant qu’elle produit la mauvaise image. Toutefois, lorsque Platon réserve la place d’une bonne image, il se garde d’en donner aucun exemple, de mettre quoi que ce soit dans la case positive, de même que dans la République il n’avait rien à mettre, en pratique, dans la case réservée au récit pur et simple : dans les deux cas, seul l’intéresse le terme négatif où traquer, soit le poète, soit le sophiste. « Quant au reste, dit-il, permettons-nous cette paresse, et négligeons-le totalement, laissant à d’autres le soin de le ramener à l’unité et de lui assigner quelque nom convenable30. » C’est nous, par conséquent, qui remplissons la case de la bonne image, de la copie, avec le discours indirect.

Tout compte fait, la répétition (le discours direct ou la citation) serait condamnable, moins parce qu’elle relève de la mimésis que parce qu’elle est simulacre, mauvaise image : elle est animée de malignité, elle est génératrice de non-être et inductrice de fausseté, elle s’apparente aux procédés sophistiques qui usent et abusent de la puissance magique du logos pour produire l’illusion et la tromperie, du discours sans dénotation.

Mais cela suppose qu’il y ait quelqu’un sur qui exercer ce pouvoir, quelqu’un à qui donner l’illusion que ce qu’il voit ou entend est (vrai) : il n’y a pas de simulacre en soi, sans l’autre, l’interlocuteur, car il est pour lui, à son intention, comme l’a relevé Xavier Audouard31. Le Socrate de Platon est un simulacre pour son vis-à-vis, comme le dialogue ou la citation l’est pour le lecteur. Il faut y insister : c’est l’autre, l’usager et l’abusé, qui fait le simulacre et qui en est le responsable. Il n’y a de simulacre que consenti, ce qui ne restreint pas son pouvoir mais décrète les voies de son application.

III. 8. Donner à voir

La conception platonicienne de la mimésis est commandée par une analogie : celle de la peinture et de la poésie. Avec la mimésis, le discours est pensé en termes visuels : copie (eidolon) et copie de copie (phantasma) dans la République, copie (eikon) et simulacre (phantasma) dans le Sophiste. Platon serait redevable de cette analogie, pour lui essentielle, au poète Simonide de Céos qui, selon les mots de Marcel Detienne, « marquerait le moment où l’homme grec découvre l’image. Il serait le premier témoin de la théorie de l’image […] le premier témoin de la doctrine de la mimésis32. » C’est Simonide, selon Plutarque, qui d’abord formula le célèbre ut pictura poesis : « Simonide appela la peinture une poésie silencieuse et la poésie une peinture qui parle ; car la peinture peint les actions pendant qu’elles s’accomplissent, les mots les décrivent une fois qu’elles sont achevées33. » Avant Horace, Platon et Aristote en tinrent pour cette idée. « Le poète, écrit Aristote dans la Poétique, est imitateur tout comme le peintre et tout autre artiste qui façonne des images34. »

A travers une réflexion sur la peinture et la sculpture, Simonide serait ainsi parvenu à la compréhension de sa propre activité, à la fois comme un métier et comme un art d’illusion. Se faisant payer pour ses poèmes, concevant la poésie comme une duperie et un artifice, Simonide fut le précurseur des rhéteurs et des sophistes. Or ces deux innovations capitales sont induites par l’affirmation qui lui est attribuée : « La parole est l’image [eikon] des actions35. » Eikon : soit le terme même que reprendra Platon pour énoncer sa conception de la mimésis et sa théorie des idées. Telle est l’extrême importance de la rupture consommée par Simonide, importance dès longtemps mesurée, ainsi que l’atteste la légende qui entoure le personnage : non seulement Simonide aurait été le premier à pratiquer la poésie pour de l’argent, mais il aurait encore inventé l’art de la mémoire, la mnémotechnique, ainsi que perfectionné l’écriture36.

Simonide marque une rupture culturelle décisive dont la pensée platonicienne prend acte. Pour simplifier grossièrement : avant Simonide, le paradigme du discours était oral, acoustique ; avec Simonide, il devient graphique, visuel. L’œil se substitue à l’oreille, la vue à l’ouïe, comme organe et comme sens privilégié de la perception du discours. L’écriture est isolée de la parole. D’où, sans doute, l’attribution à Simonide d’une amélioration de l’écriture : il aurait inventé des lettres permettant une meilleure notation écrite, soit dessiné un meilleur alphabet phonétique ; or une telle représentation du langage disjoint la voix de l’écriture, privilégie la vue par rapport à l’ouïe. D’où aussi le mythe de Theuth, dans le Phèdre, qui associe comme illusions l’écriture et la mémoire artificielle, ces deux domaines où Simonide aurait pareillement appliqué sa conception du langage comme image de la réalité. Enfin, la compréhension qu’a Simonide du métier poétique rompt avec la tradition de l’inspiration, essentiellement orale, telle que Platon s’en fait l’écho dans l’Ion.

Or, dans un univers archaïque où le modèle du discours est oral, inspiré, la répétition comme telle n’est pas concevable sans une fin efficace ou magique. Ainsi s’expliquerait la prudence de l’indigène rencontrée par Botzarro : « Chaque mot ne peut servir qu’une fois. » Chaque mot est vivant, actif, puissant. Il est une force naturelle toute présente dans son unité éphémère. Il ne survit pas à son énonciation extemporanée et unique, non répétable. Le moulin à prières multiplie l’incantation sans la reproduire, sans répéter le procès de sa production37. En revanche, quand le modèle du discours devient visuel, graphique, séculier et technique, dans la poétique de Simonide et la rhétorique des sophistes, s’inaugure la possibilité de la répétition du déjà dit. Son pouvoir se modifie : ce n’est plus l’influence magique ou l’efficacité immédiate de la parole inspirée, c’est la puissance laïque de la mimésis, de la citation qui répète, produit et reproduit le discours de l’autre.

Socrate et Platon luttent contre l’écriture, contre la mémoire, contre la mimésis et la rhétorique ; ils tentent de revaloriser la parole par rapport à l’écriture, de discréditer la vue. Mais ils mènent un combat d’arrière-garde. A preuve, Platon lui-même n’a d’autre recours que de s’exprimer dans des catégories visuelles. Dans le Sophiste, l’art sophistique est qualifié de trompeur, producteur de simulacres, à l’exemple de la skiagraphie, le décor de théâtre en perspective qui, de loin, donne l’illusion de la réalité38. Platon dit du sophiste : « Fort de sa technique de peintre, il pourra, exhibant de loin ses dessins aux plus innocents parmi les jeunes garçons, leur donner l’illusion que, tout ce qu’il veut faire, il est parfaitement à même d’en créer la réalité vraie39. » Ainsi la parole sophistique, c’est l’œil qu’elle trompe, ou si elle trompe l’oreille et l’âme, c’est parce que celles-ci sont des yeux : le simulacre dans le discours est un trompe-l’œil, ce pourquoi il sera si souvent comparé à un œil. La répétition du déjà dit donne à voir, elle est une image indécomposable et c’est ce qui la fait simulacre.

III. 9. Une « bonne » citation ?

Si la répétition des mots d’autrui est un art de produire le simulacre, ce dont la dénotation est incertaine, faut-il en conclure, avec Platon, que la citation est nécessairement une mauvaise image (de la pensée) ? Ou est-il encore concevable qu’il y ait parfois une bonne citation, une copie conforme, une citation qui puisse avoir valeur d’argument dans un discours et dont le pouvoir ne repose pas sur l’illusion, sur l’intimidation, sur une sorte de complaisance de l’auditeur symétrique de l’énonciation qui, pour Platon, n’est après tout pas autre chose qu’une complaisance du locuteur pour l’énoncé ? Avec l’énonciation intervient en effet la sensation qui, se mêlant à l’opinion, fait dévier celle-ci depuis un jugement sur la vérité (la conformité au réel, à ce qui est) vers l’imagination. L’opinion est un jugement sur la pensée, une affirmation ou une négation qui met un terme à la pensée comme dialogue intérieur de l’âme avec elle-même, donc une évaluation de l’énoncé ; tandis que l’imagination, qui mêle l’opinion et la sensation, est une appréciation tant de l’énonciation que de l’énoncé40.

Une bonne citation, ce serait une citation où le discours, émission orale, ne s’immiscerait pas et qui se cantonnerait à la pensée. Ce serait une citation de pensée.

Or y a-t-il une bonne citation, répétition de pensée et non de discours ? Elle entretiendrait avec l’idée, avec le sens un rapport de ressemblance, elle serait bien une copie et sa prétention à la vérité serait légitime.

Il semble que l’hypothèse d’une telle citation soit à rejeter : toute citation est simulacre, tout simulacre est leurre. La citation est toujours affaire de discours, d’énonciation ; il n’y a pas de citation qui n’engage que l’énoncé, qui se libère des sujets de l’énonciation et qui n’ait une intention de persuader. Ceci se vérifie à la manière dont Platon, dans le Gorgias, réfute la valeur dialectique de la citation sous sa forme typique, le témoignage juridique : « Là, un orateur croit réfuter son adversaire quand il peut produire en faveur de sa thèse des témoins nombreux et considérables, alors que l’autre n’en a qu’un seul ou point du tout. Mais ce genre de démonstration est sans valeur pour découvrir la vérité, car il peut arriver qu’un innocent succombe sous des témoignages nombreux et qui sont autorisés41. » Socrate oppose à la quantité des témoignages, la seule opinion de son interlocuteur, son accord qu’il recherche par l’entretien, avec la thèse qu’il avance. « Voilà donc deux sortes de preuves, la première à laquelle tu crois comme bien d’autres, la seconde qui est la mienne42. » Aucune citation n’a valeur de preuve, mais seulement le jugement d’un seul au terme d’un dialogue, un jugement intérieur sur la vérité d’une proposition. Mais on sait par quels coups de force cette complicité est obtenue, et Platon n’hésite pas à citer Homère et les autres d’une manière qui paraît assez proche de la nôtre ; il faut bien que cela se justifie.

III. 10. La réminiscence contre la logographie

Dans le discours, le prototype de la mauvaise image de la pensée, le simulacre par excellence, c’est la logographie, terme dont Platon, dans le Phèdre, élargit le sens habituel. Le logographe rédigeait en coulisse des discours que les tribuns récitaient ; mais Platon entend par logographe quiconque écrit des discours, en particulier les rhéteurs dont il fait dans ce dialogue le procès.

Par rapport à la pensée, discours silencieux, il y a deux discours descendants : l’enfant bâtard qu’est le discours écrit, et un autre discours, frère légitime du précédent, « qui, accompagné de savoir, s’écrit dans l’âme de celui qui apprend […], discours vivant et animé, duquel en toute justice on pourrait dire que le discours écrit est une image-idole43 ». Ces deux discours, encore une fois, s’opposent comme la bonne et la mauvaise image, la copie et le simulacre.

La réprobation de la rhétorique et celle de l’écriture vont de pair, parce que ces deux techniques éloignent pareillement du discours vrai : elles instituent un tiers terme entre la pensée et son émanation verbale ; elles figent la pensée dans un moule, dans un calque, dans une image, l’eikon de Simonide ; elles écartent de l’activité vivante de la parole et c’est en cela qu’elles engendrent l’illusion, de même que la peinture produit avec le simulacre un trompe-l’œil. La recherche de la vérité exige qu’il n’y ait pas de relais, ou le moindre relais puisqu’il n’y a pas d’expression immédiate de la pensée, entre la pensée et le discours : c’est ce que, selon Socrate, réalisent exemplairement le dialogue et la dialectique, dans leur neutralité et leur inexistence matérielle ; ils ne laissent aucune trace.

La citation appartient incontestablement à l’univers de la logographie : elle est copie de copie, elle est du discours qui sera cité et récité ; elle relève de la rhétorique en ce que la dialectique, suivant Platon, s’oppose à la rhétorique comme la recherche de la vérité à celle de la persuasion.

A ce réseau de notions qui ont partie liée, l’écriture, la rhétorique, la logographie, il convient d’en ajouter une sous laquelle elles se subsument toutes parce que, toutes, elles la supposent : c’est la mémoire. Il n’y a ni écriture, ni rhétorique, ni logographie, partant, ni citation, sans une problématique de la mémoire. Or, de même qu’il y a toujours chez Platon une bonne et une mauvaise image de toute idée, il y a une bonne et une mauvaise mémoire.

La mauvaise mémoire est la mémoire matérialisée, l’écriture, ainsi qu’il est suggéré dans le Phèdre par le mythe de Theuth. L’écriture n’est pas une mémoire active, elle n’est rien de plus qu’un aide-mémoire qui risque de détruire l’activité de mémoire si on lui accorde plus que ce rôle d’appoint. En face de cette mémoire artificielle, il y a une bonne mémoire : la remémoration, l’anamnèse. C’est à ce titre que Platon assigne une fonction de vérité à l’écriture, « trésor de remémorations44 ». Cette fois, elle n’est plus figée, lettre morte qui ne peut être répétée qu’avec danger pour la vérité, mais elle est l’amorce d’une nouvelle pensée, d’un nouveau travail, d’une nouvelle production : elle n’est plus un monument funéraire mais un facteur de réminiscence.

La distinction entre la mauvaise et la bonne mémoire, la mauvaise et la bonne écriture, la mauvaise et la bonne citation est essentielle pour Platon. C’est elle en effet qui permet de lever un paradoxe tenace : que Platon ait laissé des écrits, que ces écrits soient des dialogues, du discours rapporté, des citations attribuées à Socrate, que ces dialogues contiennent de nombreuses citations, et que tout cela ne soit point pour autant à rejeter comme simulacre. En d’autres termes, l’œuvre de Platon s’inscrit doublement sous le signe du simulacre, d’une part en étant de l’écriture, d’autre part en étant au style direct ; et, à moins de supposer que ces deux simulacres s’annulent mutuellement — hypothèse qui serait en contradiction avec le fait que Platon n’indique nulle part comme une circonstance atténuante pour l’écrit qu’il ne soit pas destiné à être joué ou représenté, s’il est vrai que c’est bien cela qui fait la circonstance aggravante dans le cas de la logographie, quant à l’écriture destinée à la récitation, ou de la tragédie, quant au style direct destiné à la représentation —, ils discréditent l’entreprise de Platon.

Or la modalité de répétition qu’appellent les dialogues platoniciens n’est ni la récitation ni la représentation, mais bien la réminiscence, dont Socrate élabora la théorie pour répondre au sophiste Ménon quand celui-ci prétendait qu’on ne pouvait rien apprendre, ni ce qu’on sait, puisqu’on le sait déjà, ni ce qu’on ne sait pas, puisqu’on ignore (alors) ce qu’il faut apprendre. Socrate lui opposait le mythe de l’immortalité de l’âme : comme l’âme est immortelle, il n’est rien qu’elle n’ait appris et « rien n’empêche qu’en se rappelant une seule chose, ce que les hommes appellent apprendre, elle ne retrouve d’elle-même toutes les autres45 ». La connaissance est toujours déjà là, latente, et l’apprentissage n’est jamais qu’une remémoration, un retour de ce que l’homme sait à son insu. Les dialogues écrits par Platon sont, en ce sens, des voies d’accès à la connaissance, des objets pour l’apprentissage en tant que réminiscence de ce qui est déjà là. C’est ce qui les fait bonnes images et non simulacres.

De même pour la citation : la seule manière de la sauver est de la faire dépendre de la bonne mémoire, de la présenter comme réminiscence. Et, de fait, les citations que se permet Platon sont le plus souvent introduites par un appel au savoir de l’interlocuteur : « Réponds-moi : tu sais par cœur le commencement de l’Iliade […]. — Oui. — Tu sais donc que jusqu’à ces vers le poète parle en son nom […]. — C’est vrai46. » Ou, de manière plus nette encore dans l’Ion : « Homère ne parle-t-il pas des arts en maint endroit et longuement ? Par exemple de l’art du cocher. Si je me rappelle les vers, je te les citerai. — Mais moi je vais les dire. Moi, je me les rappelle. — Récite-moi donc47… » Autrement dit, c’est l’interlocuteur de Socrate qui cite, et c’est pourquoi la citation dans les dialogues platoniciens est une réminiscence alors qu’une citation inconnue de l’autre serait, elle, en effet, un simulacre.

Il y a un usage possible du texte platonicien, alors qu’il n’y a pas d’usage mais seulement un échange du simulacre : le rhéteur et le sophiste sont des commerçants en gros ou en détail, des magiciens, des charlatans, des marchands d’orviétan — ce sont là quelques-unes de leurs définitions dans le Sophiste, éminemment péjoratives comme tout ce qui touche à l’argent.

« Pour chaque chose existent ces trois sortes d’art : l’art qui se servira de la chose, l’art qui la fabriquera, l’art qui l’imitera48. » C’est l’usager qui détient le savoir ou la science de la chose, et l’artisan s’en informe auprès de lui : aussi est-ce « une nécessité absolue que celui qui se sert d’une chose soit le plus expérimenté et qu’il vienne dire au fabricant quels effets, bons ou mauvais, produit, à l’usage, l’instrument dont il se sert49 ». Mais pour le simulacre, il n’y a pas de savoir relatif à son usage, dont l’imitateur se justifierait : l’imitation ne peut servir qu’à une autre imitation dans une série qui éloigne sans retour de la connaissance et de la vérité. Le texte de Platon, en revanche, incite à la remémoration d’un moment, d’une situation de pensée ou d’enseignement. Il est « bonne » répétition du déjà dit, car instrument de la réminiscence du déjà là. En ce sens — qui le sauve —, il est un objet produit et d’usage, une semence qui germera et non une fleur fanée conservée dans un herbier. C’est pourquoi il n’est pas obtenu par la mimésis : il colle au plus près de la vérité, il est un instrument, l’instrument de sa production. Du moins, tel est le tableau idéal. Bien qu’il soit écrit, bien qu’il soit au style direct, le dialogue, ou plutôt sa transcription, serait la bonne image de la pensée, non pas un monument élevé à Socrate, une commémoration, mais une action, un acte à remémorer ; tout cela reposant sur un postulat essentiel : que le discours est susceptible d’atteindre la vérité, de la découvrir.

III. 11. Le vrai et le vraisemblable

L’élément formel de la citation, libre de ses fonctions éventuelles, est la répétition des mots d’autrui. Comme telle, elle dépend, selon les catégories platoniciennes, de la mimésis, et ne peut être assimilée qu’au simulacre. Or l’œuvre de Platon, par son recours à la répétition que concurremment elle réprouve, nous a incité à rechercher une seconde espèce de la répétition qui échapperait à la critique.

En première approximation, et suivant le fil sémantique de la mimésis depuis la République jusqu’au Sophiste, il a été possible d’opposer deux formes de la répétition ou de la mimésis (deux formes équidistantes de la vérité et qui se distinguent par le rapport qu’elles entretiennent avec elle : pur ou impur), l’art de la copie-icône et l’art du simulacre-fantasme, ainsi que de retenir la première comme bonne, conforme ou fidèle à la vérité : le dialogue socratique, au contraire du discours sophistique animé de malignité, serait cette bonne image, juste, de la vérité.

Mais ce n’était pas encore assez : même restaurée dans sa qualité, la répétition propre au dialogue demeurait dans le genre de la mimésis, dont le potentiel maléfique est inhérent. Pour la libérer définitivement de cette présomption d’illusionnisme, il convenait qu’elle bénéficiât d’un non-lieu : c’est ce que la réminiscence permet. Entre la mimésis et l’anamnésis la différence n’est plus seulement d’espèce ou même de nature, comme entre la copie et le simulacre, elle est proprement d’essence : si la bonne image et la remémoration parlent toutes deux pour la vérité, celle-là en part (elle s’édifie sur elle, comme fondation), tandis que celle-ci y revient (elle révèle la fondation) : l’imitation est restreinte ou relative, la réminiscence est totale ou absolue. Mimésis et anamnésis sont les deux pôles d’une opposition irréductible : ils s’excluent réciproquement, ils ne se mêlent jamais. Ce qui relève de l’anamnésis, cette participation active au dévoilement de la vérité enfouie — le dialogue platonicien y prétend —, n’a rien à voir avec la mimésis.

Dans les deux cas, il demeure cependant que la référence de leur appréciation est la même. L’imitation et la réminiscence sont jugées par Platon, ainsi que tous les faits de langage, quant à leur rapport à la vérité : la mimésis en est une image, bonne ou mauvaise, et l’anamnésis, un dévoilement. Que signifie cette unicité du critère platonicien dans l’évaluation du discours ? Mauvais quand il s’éloigne de la vérité ou la pervertit, bon quand il l’approche ou la révèle. Fondamentalement, c’est que Platon reconnaît au langage la faculté de conduire à la vérité et de l’atteindre. C’est là tout le sens, toute la vertu spéciale du dialogue ou de la dialectique. S’il y a une théorie platonicienne du langage, elle se résume en ceci : le mot, le discours peut être dépassé non vers la chose, mais vers l’essence. Tout ce qu’on peut relever chez Platon, de la mimésis ou de l’anamnésis, et d’une éthique ou d’une métaphysique de la répétition, est commandé par cet axiome et par la fonction du langage qu’il induit : le dévoilement de la vérité.

Aristote le contestera : pour lui, la coupure est absolue entre les mots et les choses, entre le langage et la vérité ; le discours est impuissant à toucher la vérité. Du coup, tombent toutes les théories platoniciennes qui se déduisaient de leur supposée convergence dans le dialogue ou la dialectique. La réminiscence : « C’est là une absurdité, puisqu’il en résulte que, tout en ayant des connaissances plus exactes que la démonstration, nous ne laissons pas de les ignorer50. » Le dialogue : c’est un leurre, une source d’illusions, parce qu’il progresse par objections et que rien ne prouve que, quand il les a toutes levées, il soit dans le vrai. Alors, si le langage perd la fonction sublime de révélation de la vérité qu’il avait chez Platon, que faire, qu’en faire ? Aristote ne rejette pas toute efficace du discours, mais à la notion de vérité il substitue celle de vraisemblance, présomption de vérité : l’ordre du discours est le vraisemblable ; amoindri dans son pouvoir, il est réhabilité. « Le langage ouvre une voie, une direction de recherche : il indique de quel côté les choses sont à chercher ; mais il ne va jamais jusqu’à elles […]. Le discours est donc moins l’organe du dévoilement qu’il n’en est le substitut nécessairement imparfait51. »

Le primat du vraisemblable sur le vrai implique une tout autre conception de la répétition que chez Platon, et une tout autre conduite. Alors que Platon, face à la mimésis, perversion du discours, entreprenait de sauver une partie pure du langage (la dialectique), Aristote sauve la mimésis dans son entier mais en édictant des modes de son emploi. De même, il élabore un ensemble de procédés méthodiques concernant l’usage de la répétition comme vraisemblable, au lieu de l’exclure comme le faisait Platon, sinon sous sa forme idéale de réminiscence.

III. 12. La « gnômé » ou la citation rhétorique

Un mot, dans la Rhétorique d’Aristote, désigne une espèce recevable de la citation : la gnômé. Mot ambigu, puisqu’il signifie tout à la fois le sentiment, la pensée et la sentence, la maxime, l’expression discursive mais non figée d’une pensée, une décision rationnelle. Deux termes cernent le sens de la gnômé : celui de paroimia, le proverbe, la locution qui a un emploi auquel se réduit sa signification, et celui d’apophtegma, l’apophtegme, une expression laconique proche de l’énigme et qui consiste à ne pas dire ce qu’on entend, telle cette phrase de Stésichore qu’Aristote cite à plusieurs reprises52 et qui semble être son unique exemple d’apophtegme : « L’on ne doit pas être insolent, si l’on ne veut pas que ses cigales chantent à terre. » La menace est celle-ci : que les arbres du pays insolent soient abattus par l’ennemi, et il n’y a pas de cigales là où il n’y a plus d’arbres. Le proverbe et l’apophtegme, qui sont deux formes positives de la répétition des mots d’autrui, permettront, en parcourant leurs registres d’emploi dans la Rhétorique, de dessiner le contour de la gnômé, de préciser ce qu’elle est : non pas forme mais fonction, le proverbe et l’apophtegme prenant, entre autres, valeur de gnômé.

Quel réseau fonctionnel s’institue dans la Rhétorique, ou de quel réseau fonctionnel institué prend-elle acte, autour de la constellation sémantique gnômé-proverbe-apophtegme ? Quelles sont les fonctions dont la rhétorique investit les formes de la répétition, quelles forces, quels pouvoirs leur reconnaît-elle ?

Les registres de l’emploi du proverbe sont variés : il peut être soit témoignage, soit métaphore, soit gnômé.

— Témoignage : c’est dans le discours une preuve hors de la technique, qui n’est pas inventée par la méthode de l’orateur mais qui lui est donnée, fournie avec la cause. Il en est de deux sortes, le témoignage ancien et celui de fraîche date. Ce dernier correspond à la jurisprudence et il est moins digne de foi que celui des anciens, « les poètes et les hommes illustres, dont les jugements sont de notoriété publique53 ». Aristote parle de témoins plutôt que de témoignages ; ce faisant, il insiste sur l’autorité de l’homme : le modèle du témoignage fort est la citation d’Homère. « Les proverbes sont encore des témoignages ; par exemple, ceux qui dissuadent de prendre un vieillard pour ami, s’appuient sur le témoignage du proverbe : “Ne jamais rendre service à un vieillard”54. » Le proverbe se présente donc comme le seul témoignage sans témoin, ou dont quiconque témoigne.

— Métaphore : elle fait partie de la troisième partie canonique de la rhétorique, l’elocutio ou lexis, qui succède à l’inventio et à la dispositio. Selon sa définition dans la Poétique, c’est « le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie55 ». Les proverbes peuvent prendre cette valeur : ils « sont aussi des métaphores du genre au genre ; par exemple, si quelqu’un appelle un autre à son aide dans l’espoir d’en recevoir du bien et subit un dommage, c’est, dit-on, comme l’habitant de Carpathos avec son lièvre, car tous deux ont éprouvé le même mécompte56 ». Le proverbe est métaphore du genre au genre, c’est-à-dire, d’après les quatre sortes de métaphores que retenait la Poétique, selon un rapport d’analogie.

— Gnômé : elle est une formule, exprimant le général, qui sert de prémisse à un syllogisme rhétorique, un enthymème qui constituera lui-même une preuve technique, produite par la méthode du discours. Et « certains proverbes sont en outre des gnômai, par exemple le proverbe : “un voisin attique”57. »

Quant à l’apophtegme, il peut également prendre valeur soit de gnômé58, soit de métaphore59. Ainsi, il apparaît que le proverbe et l’apophtegme jouent un rôle dans les deux parties créatrices de la rhétorique : dans l’inventio, comme preuve hors de la technique (témoignage) ou comme contribution à une preuve technique (gnômé) ; et dans l’elocutio, comme métaphore. Mais pour deux de ces valeurs possibles du proverbe ou de l’apophtegme, qui sont les modalités formelles de la répétition des mots d’autrui que la Rhétorique reconnaît, le poids des mots, de la formule est important, pour le témoignage et pour la métaphore. Quand Aristote parle du témoignage et de sa qualité de preuve, c’est sur le témoin qu’il met l’accent : le témoignage est la parole du témoin, et le témoin doit être illustre pour que le témoignage ait une utilité. Aussi, quand un proverbe sert de témoignage, ce qui le consacre est moins la pensée qu’il véhicule que le consensus qui l’entoure : comme témoignage, le proverbe, la citation, est déjà pratiquement un stéréotype qui échappe à la méthode. Quant à la métaphore, élément du style, elle est une figure du discours et non de la pensée. Selon Aristote, dans leur emploi métaphorique, les mots peignent les choses, ils les signifient en acte, ils font tableau. L’analogie avec la peinture est déterminante, car celle-ci, pour Aristote comme pour Platon, reste le paradigme, la référence constante de l’œuvre poétique. La citation comme métaphore déborde donc elle aussi le domaine de la rhétorique.

Si le témoignage, parce qu’il est hors de la technique, parce qu’il est évocation réelle d’un autre du discours, et la métaphore, parce qu’elle est déjà poétique, évocation imaginaire d’un autre du discours, ne sont pas des valeurs purement rhétoriques de la répétition ou de la citation, seule la gnômé est susceptible de l’être. Élément d’une preuve technique, elle est au cœur de la méthode rhétorique, elle ne déborde ni en deçà ni au-delà de l’ordre symbolique du discours. La gnômé est donc la seule valeur propre de la citation rhétorique, à laquelle s’ajustent les autres, le témoignage et la métaphore.

La citation rhétorique acceptable n’a pas une forme ou une nature particulière, qui la séparerait du simulacre — en termes platoniciens, le témoignage, la métaphore sont des simulacres —, mais une place, une fonction précises dans le réseau, le système de production du discours. Cette situation fonctionnelle a qualité de définition : la gnômé est une partie de l’enthymème qui, avec le paradigme, forme le noyau de la rhétorique, le couple des deux seules preuves techniques communes à tous les genres. Aristote consacre à la gnômé un chapitre du livre II de la Rhétorique, entre celui qui traite du paradigme et celui qui traite de l’enthymème, comme à leur transition : elle est « une formule exprimant non point les particuliers […], mais le général ; et non toute espèce de généralité mais seulement celles qui ont pour objets des actions […] ; par conséquent, puisque les enthymèmes sont, peut-on dire, des syllogismes sur de tels sujets, les conclusions et les prémisses des enthymèmes, sans le syllogisme lui-même, sont des gnômai60. » Par exemple, la formule « Il n’y a point d’homme libre » est une gnômé, et l’on obtiendrait un enthymème en lui adjoignant cette proposition, « Car il est esclave ou de l’argent ou de la fortune », qu’Aristote appelle épilogue de la gnômé.

Il s’ensuit qu’il y a deux espèces de la gnômé, celle qui exige une démonstration ou un épilogue, parce qu’elle est paradoxale ou contestable, et celle qui n’a pas besoin d’épilogue, parce qu’elle n’a rien de paradoxal. Mais chaque espèce se divise encore en deux : la gnômé est sans épilogue soit parce qu’elle est déjà bien connue, « endoxale », soit parce qu’elle est un truisme et que son sens va de soi dès qu’elle est énoncée ; d’autre part la gnômé avec épilogue, soit fait partie d’un enthymème, soit est elle-même un enthymème, comme dans cet exemple, « Mortel, ne garde pas une haine immortelle », dont l’épilogue se réduit au premier mot. Cette dernière catégorie est, selon Aristote, la plus réputée, puisque la gnômé ne va pas de soi mais pourtant se suffit à elle-même.

Quels sont alors les traits caractéristiques de la gnômé ?

— C’est une formule qui exprime le général sur l’action.

— C’est une expression qui a une relation avec le sens selon une loi ou une convention qui implique qu’elle soit interprétée comme désignant ce sens. En d’autres termes, la gnômé dénote un sens, comme une expression au style indirect, soit selon l’opinion commune, si elle est endoxale — elle dénote alors le « bon sens » —, soit, si elle est un paradoxe, à la faveur d’un épilogue qui lui sert de démonstration. L’épilogue, explicite ou implicite, représente la loi ou la convention selon laquelle la gnômé sera interprétée en tant que sens.

— C’est, dans le discours, un argument dialectique, élément constitutif de l’enthymème, car elle représente un sens selon l’ordre de la raison.

Singularisée par ces trois propriétés, la gnômé, modèle de la citation rhétorique, est un symbole dans la terminologie de Peirce, ou dans la typologie qui a été esquissée plus haut61. Elle est la citation dialectique exemplaire, le modèle de toute citation, symbole pur de la pensée dans le discours — elle porte en elle sa propre ratio —, et du coup celle qui est la plus propre à convaincre (Aristote marque souvent sa préférence pour l’enthymème sur l’exemple).

La manière dont Aristote use du proverbe et de l’apophtegme confirme que leur valeur fondamentale est celle de symbole. Ils interviennent toujours à la chute d’une phrase, à la conclusion d’un raisonnement, à la clausule, comme dans ce paragraphe sur la honte : « Tirer profit des choses mesquines ou honteuses, ou de personnes sans défense, par exemple de pauvres ou de morts ; d’où le proverbe : prendre à un mort ; car de tels actes proviennent de la lésine et de la ladrerie62. » La citation est redondante : elle répète, elle reprend l’argument, après que sa ratio a été énoncée. Elle n’est ni gnômé, ni témoignage, ni métaphore, mais les trois en concurrence. Sa valeur de gnômé est cependant explicite et prévalente : les deux autres y trouvent leur légitimité.

Dire de la gnômé qu’elle accomplit la valeur de la citation comme symbole, c’est reconnaître qu’elle met en relation deux discours, moins au niveau de ces discours dans leur matérialité qu’à celui du sens, de la pensée qui les sous-tend. La gnômé réalise de manière privilégiée le symbole comme valeur de la répétition, c’est-à-dire qu’elle n’engage pas ou peu les deux sujets de l’énonciation (A1 et A2), mais, seuls ou en dominante, les deux énoncés (T1 et T2), dans leurs raisons.

Ce modèle de la gnômé comme symbole pur, exempt de valeurs indicielles ou iconiques, est postulé à l’horizon ou au fondement de toute citation ; à partir de lui, l’évolution de la citation pourrait se raconter comme l’histoire d’un éloignement, d’un enfouissement de l’origine rationnelle.

La gnômé, qui deviendra la maxima sententia médiévale, l’affirmation divine ou démiurgique incontestable et incontestée, et qui se scindera plus tard, dans le français classique, en deux succédanés laïcs et hybrides, la maxime et la sentence, est un idéal, avec l’ambiguïté que cela représente : il est l’idée de citation qui jamais ne s’actualise, mais dont il faut bien pourtant supposer la possibilité pour s’adjuger le droit de citer. Le symbole pur répète l’idée elle-même comme en deçà de toute réalisation matérielle, sonore ou graphique, en deshérence aussi bien qu’attribuée en paternité ; il est, comme tel, une forme utopique. Or une citation ne saurait être que topique : c’est pourquoi le symbole pur, modèle rationnel et véridique de la citation, est un mythe qui a une fonction essentielle, celle d’un principe de contrôle : il est l’étalon auquel se mesure toute citation effective (dans son écart par rapport au symbole pur).

Mais d’où vient la gnômé pour que lui soient reconnus une place, un pouvoir — et un pouvoir fort — dans le discours ? Elle tire sa légitimité de la distinction entre le vrai platonicien et le vraisemblable aristotélicien. En effet, comme prémisse de l’enthymème — c’est là sa place, sa fonction existentielle —, elle n’est pas une proposition nécessaire, le syllogisme rhétorique ou dialectique s’opposant sur ce point au syllogisme démonstratif dont les prémisses sont nécessaires. Elle fait partie de ces idées admises, ta endoxa (par exemple les principes premiers de chaque science et les principes communs à toutes les sciences), qu’il est impossible de démontrer ou de justifier, pour lesquelles il n’y a pas de critère de vérité mais seulement une vraisemblance consacrée par l’emploi. Ce sont des postulats, des hypothèses de travail admises tant qu’elles ne sont pas invalidées à l’usage63. La gnômé n’est pas nécessairement vraie, elle est faible en comparaison d’une prémisse démonstrative, mais elle n’est pas arbitraire : elle est vraisemblable, non pas en soi ou en fait, mais en droit, parce qu’elle est reconnue. « Les endoxa sont les opinions partagées par tous les hommes, ou par presque tous, ou par ceux qui représentent l’opinion éclairée, et pour ces derniers par tous ou par presque tous, ou par les plus connus et les mieux admis comme autorités64. » C’est donc le consentement unanime des hommes — les sages sont ceux à l’opinion desquels ils se rangent — qui fonde la validité de la gnômé comme prémisse acceptable, et non une sagesse inhérente, ni à la gnômé, ni même aux sages.

« Au moment même où Aristote semble authentifier le consentement universel par l’autorité du sage, il définit l’autorité du sage par le consentement universel, substituant ainsi à l’autorité de la sagesse la sagesse de l’autorité65. » Fondée de telle manière, la gnômé n’a plus grand-chose d’un symbole pur : elle exige un garant réel, elle est du discours unanimement reconnu qui prend la relève de la démonstration quand celle-ci est impossible. En ce sens, et malgré la différence entre la conception de Platon et celle d’Aristote à propos du langage et de son rapport à la vérité, la gnômé n’est pas si éloignée des mythes platoniciens, eikota mython, ces fables vraisemblables qui interprétaient ce qui ne pouvait faire l’objet d’un savoir vrai, de logoi homologoumenoi ou de discours cohérents, mais seulement d’une croyance ou d’une opinion (doxa). Sur le mythe comme sur la gnômé, l’opinion s’entend. Pour Platon, le mythe était une image de la vérité, une opinion vraisemblable, la traduction en termes sensibles d’une vérité intelligible mais indicible comme telle. C’est dire que, dans le mythe platonicien, était présente cette notion de vraisemblance qu’Aristote établira comme l’ordre du discours dans son entier66. Et la gnômé, qui, prémisse de l’enthymème, est au principe du discours, hérite de la valeur du mythe. La citation est en quelque sorte une survivance, ou une sécularisation, du mythos dans le logos — de la pensée mythique dans la pensée rationnelle. Elle substitue à ce qui faisait le pouvoir du mythe (son origine magique, divine ou religieuse) le consentement universel des hommes. Du mythos platonicien à la gnômé aristotélicienne, il s’agit avant tout de la sécularisation d’un élément discursif qui remplit des fonctions analogues. Ce mouvement se produira à nouveau, du moyen âge à l’âge classique, de l’auctoritas à la citation proprement dite.

III. 13. Stratégie énonciative de la « gnômé »

Dans la Rhétorique, après avoir défini la gnômé, Aristote analyse les détails de son emploi : quand, comment, à quelle fin ? Et dans ce second volet de l’approche qui réintroduit la tactique ou la stratégie du discours, l’énonciation fait retour, comme ce qui avait été laissé pour compte auparavant, dans la définition de la gnômé, énoncé du général sur l’action.

L’énonciation de la gnômé doit en effet se recommander d’une expérience, sans quoi elle serait dépourvue de valeur dialectique. D’où ces deux conditions posées à son emploi : l’âge — il serait malvenu qu’une jeune homme se piquât d’énoncer des gnômai — et la connaissance du sujet. Seuls les sots ou les gens dépourvus d’éducation (ceux de la campagne) s’expriment au général sans précautions. Il faut, en somme, une certaine sagesse notoire pour répéter les paroles des sages.

Mais il convient encore que les gnômai soient dans toutes les bouches : « Parce qu’elles sont communes, on les croit fondées sur le consentement unanime et d’une parfaite justesse67. » Il y a là, comme on vient de le voir, une substitution du consensus populaire ou de l’autorité à la vérité ou même à la vraisemblance, sinon à identifier, comme Aristote le fait au fond, consensus et probabilité. La gnômé est référée à une énonciation collective qui tient lieu de la loi selon laquelle elle exprime le général. Alors le général n’est plus dans la proposition elle-même — ce n’est plus ou pas seulement son contenu qui est général —, mais dans la communauté qui la soutient et qui s’y reconnaît, la doxa. Le général de l’énonciation et le général de l’énoncé se confirment ou se légitiment mutuellement. Dès qu’opère la reconnaissance dans la gnômé, celle-ci se destitue de son rôle privilégié de symbole pur, sa pureté se mêle. La reconnaissance la fait dévier vers l’imaginaire qui, selon Platon, pervertissait l’opinion, le jugement qu’on peut porter sur elle : elle confond le sensible et l’intelligible. Opiner sur une gnômé, c’est faire sienne une certaine valeur de simulacre.

Pour Aristote, cette fonction de l’identification ou de la reconnaissance imaginaire de l’auditeur dans la gnômé est si nécessaire que, lorsqu’il arrive que celle-ci contredise une autre gnômé tombée dans le domaine public, c’est-à-dire encore plus courante et devenue un stéréotype — Aristote donne l’exemple du « Connais-toi toi-même » et du « Jamais d’excès » —, l’orateur doit s’engager personnellement, sur son nom, pour étayer son énonciation. Il se déclare, il rend manifeste son attitude et sa préférence. C’est pourquoi, quand l’orateur énonce une gnômé paradoxale, cela lui permet de mettre en valeur son caractère, de s’affirmer, voire de s’afficher.

La gnômé, tant endoxale que paradoxale, s’écarte donc en pratique du symbole comme idéal de la citation qui mettrait exclusivement en relation deux discours, leurs énonciations contingentes laissées à part. La première, l’endoxale, désigne en effet l’auteur de la gnômé comme étant la doxa : cette valeur déictique est celle de l’indice qui distance la citation du discours où elle est insérée en reliant ce discours avec une autre énonciation. L’indice substitue à une problématique de la justesse en tant que vérité ou vraisemblance (celle du symbole), une problématique de la justesse comme pertinence par rapport à une attente : la bonne gnômé touche juste, elle tient compte de l’auditeur en désignant à son intention un émetteur qui n’est pas l’orateur lui-même, mais un auteur antérieur ou collectif, particulier ou général — mais de ce particulier qui, par la sagesse, équivaut au général —, Homère ou la vox populi.

Quant à la gnômé paradoxale, d’abord, l’expression n’est-elle pas contradictoire en soi, si les gnômai sont des endoxa ? Une gnômé paradoxale est une gnômé qui s’inscrit en faux contre une gnômé plus répandue, plus généralement reçue et donc plus générale. C’est en cela qu’elle est paradoxale. Mais tout est affaire d’application : dans une situation particulière, il se peut qu’elle soit plus probable ou plus facile à admettre. Ta endoxa, les idées admises, le sont en fonction du particulier de leur énonciation, sans que la probabilité leur soit inhérente. Une gnômé paradoxale, c’est donc une expression moins générale, mais plus probable dans cette occurrence. Par exemple, « le jamais d’excès ne me plaît pas non plus ; car les méchants au moins doivent être haïs avec excès68 ». La relation qu’elle établit est différente de celle de la gnômé endoxale, moins entre le discours (T2) où elle figure et la doxa (A1), auteur de la gnômé, qu’entre l’auteur (A2) du discours (T2), l’orateur, et la doxa (A1), auteur de la formule endoxale à laquelle A2 s’oppose pour produire une gnômé paradoxale. Dans cette relation, qui est une contradiction au sens propre, A2 met en scène sa propre énonciation, « manifeste sa préférence » : il se produit. C’est là une valeur de la répétition comme icône, où l’acte de répétition est exhibé comme énonciation.

Ainsi la gnômé, idéalement symbole (relation simple entre T1 et T2), se trouve-t-elle aussitôt investie chez Aristote par une stratégie énonciative qui lui donne concurremment valeur d’indice et d’icône. Il n’y a pas de symbole pur dans le discours : le symbole s’accompagne immanquablement des autres valeurs du signe, au premier chef celle d’indice qui renvoie à la situation d’énonciation.

Ce que dit Aristote des fins de la gnômé, des services qu’elle rend dans le discours, confirme d’ailleurs le mode de son action comme n’étant pas exclusivement celui du symbole, mais celui d’un symbole du moins auréolé d’imaginaire qui est l’ordre dont relèvent l’indice et l’icône dans leur réception.

Les deux grands services qu’Aristote attribue à la gnômé sont en effet des leurres, non parce que la gnômé est un leurre en soi — en soi, elle n’est qu’une affirmation du général —, mais précisément parce que — et c’est le propre du simulacre — elle inclut le point de vue de l’auditeur. Comme le dit Aristote, ils « ont plaisir à entendre généraliser ce qu’ils peuvent avoir auparavant conçu dans leur cas particulier69 ». « L’orateur doit donc conjecturer quels sont les sentiments de l’auditoire, quels sont ses préjugés, et alors, sur ces sujets, s’exprimer en général70 », afin de satisfaire une attente, comme si tout auditeur devait être en mesure de répliquer : « J’aurais pu le dire moi-même. »

On rejoint là une distinction traditionnelle, posée au principe de la rhétorique, entre deux fonctions du discours : émouvoir et convaincre, animos impellere et rem docere. Mais chez Aristote la distinction était plus riche et comprenait trois termes ; les preuves techniques, administrées par le moyen du discours, étaient de trois espèces : celles du discours lui-même, par ce qu’il démontre ou paraît démontrer (c’est la gnômé comme prémisse de l’enthymème et symbole) ; les secondes, qui sont produites par la disposition des auditeurs, quand le discours les amène à éprouver une passion (du plaisir ou de la haine, un pathos), et c’est la valeur de la gnômé qui vient d’être évoquée, celle de la reconnaissance de l’auditeur à sa place dans le discours, comme complaisance imaginaire dans la gnômé qui, en tant qu’indice, désigne la doxa pour son auteur, c’est-à-dire montre du doigt chaque auditeur particulier qui est un atome du consensus unanime et un répéteur possible de l’opinion commune ; celles enfin — les preuves de la troisième espèce, après celles du discours lui-même, du logos, et celles du pathos — qui consistent dans le caractère de l’orateur (l’éthos), quand le discours rend l’orateur digne de foi sans que la confiance de l’auditoire résulte d’une prévention, d’une connaissance extradiscursive au sujet de l’orateur.

La contribution de la gnômé à la production, à la mise en scène de l’éthos se rattache, elle, plus spécialement à sa valeur d’icône, de relation entre l’orateur et la doxa par rapport à laquelle, comme toile de fond, les icônes vont dessiner en contraste son portrait moral. C’est là le second grand service de la gnômé, après sa contribution au pathos, et le plus important des deux selon Aristote : l’effet du discours en tant qu’énonciation.

« Ont un caractère éthique, dit Aristote, tous les discours où la préférence de l’orateur est évidente. Toutes les gnômai ont cet effet, parce que celui qui énonce une gnômé fait sous une forme générale une déclaration de ses préférences, en sorte que, si les gnômai sont honnêtes, elles font aussi paraître honnête le caractère de l’orateur71. »

Éthos et pathos entourent la gnômé : l’éthos comme silhouette du sujet de l’énonciation, tableau qui est lui-même un effet du discours — en quoi ce dont Aristote parle, c’est bien du sujet de l’énonciation et non de la personne de l’orateur telle qu’elle préexisterait au discours ou qu’elle existerait ailleurs, en dehors du discours ; et le pathos comme l’ensemble des effets de l’énonciation sur l’auditoire, effets qui ne se réduisent pas au sens ou à la signification, mais qui correspondent à ce qui a été appelé ici valeurs de répétition de la gnômé, soit le réseau de relations que le recours à la gnômé établit entre le discours et l’interdiscursif où il est pris et repris. Selon les distinctions d’Aristote entre trois sortes de preuves techniques — le discours même (logos), le caractère de l’orateur (éthos) et les dispositions de l’auditeur (pathos) comme effets du discours —, la gnômé, comme espèce et prototype rhétorique de la citation, joue dans ces trois registres et met en œuvre les trois valeurs de répétition du symbole, de l’icône et de l’indice.

Il reste toutefois à insister encore sur la différence entre ces valeurs, pour Aristote : indice et icône, dans le pathos et l’éthos, ce sont des « services que peut rendre » la gnômé, services éventuels et non nécessairement réalisés ; tandis que symbole, elle l’est par convention et de constitution, selon sa définition topique d’affirmation du général (thèse probable et élément de l’enthymème). C’est pourquoi, en dépit du fait qu’une gnômé n’est jamais symbole pur (logos pur) mais est toujours aussi indice ou/et icône (pathétique ou éthique dans ses effets imaginaires qui pervertissent le jugement et l’ordre du symbole), le symbole demeure le modèle de la gnômé et de toute citation, le modèle d’une répétition qui, même si elle est largement simulacre, si elle n’est pas une connaissance — ce n’est pas le savant qui répète ce qui se dit — mais se fonde sur une méconnaissance, a pourtant une vertu démonstrative, positive dans le discours, à condition que son emploi soit bien agencé. C’est du moins ce qui est affirmé dans la Rhétorique d’Aristote, et qui ne le sera bientôt plus, quand le symbole s’évanouira sous les autres valeurs de la répétition du discours.

III. 14. L’esprit et le corps

« […] sententiae vocantur, quas Graeci gnômas appellant72. » Quintilien traduit la gnômé d’Aristote par sententia. Au premier abord, sententia conserve l’ambiguïté de gnômé : les deux mots ont, dans les deux langues, des étymologies voisines. La gnômé, c’est, au premier sens, la faculté de connaître : le jugement, l’esprit, la pensée, l’intelligence : gnômé s’oppose à sôma, le corps. Dans un second sens, la gnômé est le bon sens, la droite raison. Dans un troisième, celui qu’elle a chez Aristote, elle est le jugement arrêté ou exprimé, la décision rationnelle, l’avis ou l’opinion ; cela donne au pluriel gnômai, les sentences, les maximes morales des sages, des morceaux de discours qui se répètent, qui traînent dans toutes les bouches. L’évolution, du premier au troisième sens, va de la faculté de l’esprit vers le produit de cette faculté, du jugement comme acte au jugement comme arrêt ou jurisprudence, de l’esprit au mot d’esprit ou au concept, ou encore de l’énonciation à l’énoncé. Cette histoire d’un mot rend compte de l’apparition d’une théorie du langage. L’amphibologie propre à la gnômé se retrouve dans des mots de la langue française comme ceux de jugement ou de pensée, tandis qu’un terme comme celui d’opinion a perdu sa première signification, l’action d’opiner. C’est pourtant lui, sans doute, qui traduirait le mieux la complexité de la gnômé. Gnômé a enfin deux autres sens en grec : la connaissance en général (le développement du concept), et le signe de reconnaissance, la marque. Ce dernier emploi est intéressant : avec celui de bon sens, il dériverait de la valeur de la gnômé comme indice et élément productif de pathos.

Sententia, en latin, vient du verbe sentio, mais plus proprement de son second sens, percevoir par l’intelligence, alors que sensus dériverait du premier sens de sentio, percevoir par les sens. En effet, sententia figure d’abord dans la langue du droit où sentio signifiait : être d’un sentiment, exprimer un sentiment, soit juger, décider. D’où le premier sens de sententia : jugement, sentence juridique, décision, vote. Passé de la langue du droit à la langue de la rhétorique, selon le même déplacement qui a fourni la plupart du vocabulaire qui concerne les pratiques du discours et de l’écriture, sententia signifie l’idée émise, la pensée exprimée, puis la phrase, un trait de phrase, et enfin la sentence ou la maxime.

Mais le plus notable est ceci : la sententia des Latins traduit non seulement la gnômé grecque, ainsi que l’atteste Quintilien, mais aussi, dans la langue philosophique, la doxa. Or il y avait en grec une différence entre la gnômé et la doxa. Pour Platon, la doxa est l’opinion, et il est établi à la fin du Sophiste que discours et opinion (logos et doxa) peuvent être faux, quand la sensation s’immisce dans le débat de pensée qui conduit au jugement. L’opinion, c’est l’affirmation ou la négation (la dénotation comme valeur de vérité) qui clôt la pensée comme discours intérieur de l’âme ; mais si la sensation se mêle à ce débat, l’opinion devient imagination, combinaison de sensation et de jugement ; d’où les opinions fausses73. La doxa est un jugement, mais aussi une croyance, une opinion collective, une réputation : elle est, selon Aristote, le probable ou le vraisemblable. Autrement dit, gnômé et doxa sont deux espèces de l’opinion qui s’opposent car elles relèvent de deux ordres distincts, le symbolique et l’imaginaire. Au fondement de la gnômé, il y a le symbole, la bonne image de la pensée, c’est-à-dire du réel, tandis que la doxa est toujours prise dans l’imaginaire de la reconnaissance, de l’idéologie, du corps : elle est indéfectiblement indice ou icône.

Alors que la gnômé inscrivait la faculté de l’esprit dans une opposition avec le corps, la sententia latine, confondant gnômé et doxa, relève à la fois du symbolique et de l’imaginaire, du langage et du corps : son étymologie le rappelle, puisque sentio, c’est d’abord percevoir dans son corps. « Omne animal sentit », disait Cicéron : je suis affecté par la doxa tandis que j’affecte la gnômé d’un bon sens. Avec la sententia se dissout le symbole tel que, dans la Rhétorique, Aristote le posait au principe de toute citation ; et les emplois qu’en recense Quintilien confirment ce glissement. Pourtant, même s’il élimine la possibilité d’une gnômé paradoxale, celle où la silhouette de l’orateur se détache de la doxa, il n’est pas sûr que ce dont ce déplacement prend acte (la collusion de la gnômé et de la doxa) ne soit pas la réalité de ce qui était à l’œuvre chez Aristote où, en somme, la gnômé n’avait d’autre référent que la doxa et la citation d’autre référent que le corps, le corps social ou celui de l’orateur.

III. 15. « Sententia » et sensibilité

Quelles sont les fonctions que reconnaît Quintilien à la sententia, lorsqu’elle est pour lui la forme spécifique de la répétition des mots d’autrui dans le discours ? Reprenant la classification d’Aristote, pour qui la répétition, la citation avait valeur soit de preuve inartificielle (témoignage), soit de preuve ou plutôt d’élément de preuve artificielle (gnômé) dans l’inventio, soit encore de métaphore dans l’elocutio, Quintilien y apporte plusieurs modifications.

Si témoignage, la citation le demeure — c’est même là son seul sens en latin, où la citatio est une convocation devant le tribunal —, il n’en est plus fait mention dans le chapitre (V, 10) de l’Institution oratoire qui traite de la preuve artificielle par déduction, l’argumentum latin qui traduit l’enthymème grec. Lorsqu’il examine tous les lieux où un argument peut être découvert, Quintilien n’évoque pas la gnômé, cette formule qui exprime le général sur l’action et qui, pour Aristote, servait de prémisse à l’enthymème. Ni la gnômé ni la sententia ne se manifestent chez Quintilien comme éléments possibles de la déduction rhétorique.

Mais cette valeur de la répétition, ici évacuée par Quintilien sans qu’il en dise mot, fait un curieux retour quelques pages plus bas, au terme du chapitre (V, 11) qui étudie l’autre preuve artificielle de la rhétorique (la seule autre pour Aristote, la troisième après le signe et l’argument chez Quintilien) : l’induction, le paradigme grec ou l’exemplum latin. « Adhibetur extrinsecus in causant et auctoritas74. » Venant de l’extérieur s’appliquer à la cause, il y a encore l’autorité. Preuve extrinsèque à la cause, soit artificielle75, l’auctoritas est rangée sous la rubrique de l’exemplum — ce qui se fonde sur la comparaison des semblables —, mais pourtant elle est mise à part ; ce n’est pas un exemple comme les autres.

« On appelle aussi l’auctoritas, jugement (judicium aut judicatio) d’après le mot grec chriseis, non dans le sens de décision judiciaire (sententia) car elle aurait alors sa place dans les exemples ; mais pour désigner l’opinion d’une nation, d’un peuple, d’hommes renommés pour leur sagesse, de grands citoyens, d’illustres poètes. Je n’exclus pas même les proverbes, car ils ne sont pas sans utilité […] et les maximes des sept sages […] et les mots qui sont dans la bouche de tout le monde sans qu’on sache qui en est l’auteur. En effet, ils ne se perpétueraient pas dans la mémoire des hommes s’ils ne paraissaient vrais à tout le monde76. »

Seule la jurisprudence (les décisions juridiques qui ont été arrêtées dans des causes analogues) fait donc exemple au sens strict. L’auctoritas, elle, est une opinion publique ou la parole d’un sage, ce qui, comme on l’a vu chez Aristote, revient au même : les auctoritates que cite Quintilien équivalent aux gnômai ou aux endoxa d’Aristote, et ce ne sont des exemples qu’en un sens lâche.

Mais alors, si les auctoritates ne sont pas vraiment des exemples, que sont-elles ? « Testimonia sunt enim quodam modo77. » Ce sont en quelque sorte des témoignages, ce qui ne va pas sans poser une nouvelle difficulté : le témoignage a été abordé dans un chapitre antérieur de l’Institution oratoire (V, 7) où il n’a pas été question de l’auctoritas, cette preuve singulière qu’il ne faudrait pas confondre avec l’exemple alors qu’elle est évoquée dans le chapitre qui lui est consacré, cette sorte de témoignage qui n’est pas pris en compte dans le chapitre sur le témoignage. Toute l’ambiguïté de la citation se marque dans la peine qu’éprouve Quintilien à s’en débrouiller, à lui faire une place dans la topique, sans aller jusqu’à lui consacrer un chapitre à part.

Que dire de cette auctoritas qui prolifère dans tous les genres littéraires sans qu’aucun justifie sa présence ? « Non seulement les orateurs sèment leurs discours de sentences (sententiis) des poètes, mais les philosophes même, eux qui méprisent si fort tout ce qui est étranger à leurs études, daignent emprunter quelquefois l’autorité d’un vers cité à propos78. » Il faut donc en parler, malgré la grande incertitude qui subsiste sur son statut dans l’inventio : témoignage (preuve inartificielle) ou exemple (preuve artificielle). A la fin du chapitre sur l’exemple, Quintilien revient encore, comme en un remords, ou une ultime tentative de justification, sur son indécision quant à la place de l’auctoritas. Certains auteurs, dit-il, l’ont mise au nombre des preuves inartificielles, « par la raison que l’orateur ne les invente pas mais les reçoit de la cause : distinction qui n’est pas sans conséquence ; car […] les preuves inartificielles décident de la cause, tandis que les preuves artificielles ne peuvent rien par elles-mêmes79 ». Cicéron, par exemple et non des moindres, appelait témoignage, et donc preuve inartificielle, « tout ce qui est emprunté à une circonstance extérieure pour fonder la conviction80 », et il entendait par auctoritas ce qui résulte de la nature (essentiellement la vertu) ou des circonstances (le talent, l’âge, la richesse, la chance, la beauté, l’art, l’expérience), et qui fait le poids du témoignage. Autrement dit, l’auctoritas était pour lui une qualité du témoignage. Dans l’Institution oratoire en revanche, témoignage et autorité sont dissociés : l’autorité se situe à la lisière de l’inartificiel et de l’artificiel, elle n’est franchement ni l’un ni l’autre et c’est peut-être ce qui fait son pouvoir dont Quintilien, contrairement à Aristote, ne laisse pas de supposer qu’il est supérieur à celui de l’argument. Pourquoi ? Une réponse serait dans la distinction du symbole et de l’indice car, d’une manière générale, il semble possible d’avancer que, chez Quintilien, la différence de l’artificiel et de l’inartificiel revient à celle du symbolique et de l’indiciel. L’argument, seule preuve purement artificielle dans l’Institution oratoire, les deux autres, signe et exemple, étant parfois entendues comme intrinsèques à la cause, est un symbole, et c’est d’ailleurs ce même nom d’argument que Peirce donnait au symbole en tant que l’interprétant le représente comme un signe de raison. Le témoignage, la torture, le serment sont, eux, pleinement des indices, car ils entretiennent avec leur objet une relation réelle, de contiguïté factuelle, et appartiennent à la cause qui est l’objet du discours. Mais le signe et l’autorité sont à la fois symbole et indice ; ils sont frappés d’un indécidable quant à leur valeur actuelle, et ils tirent leur force de cette situation.

Ainsi la forme de la répétition dans l’inventio se trouve, dans le classement de Quintilien, écartelée entre deux valeurs, celles du symbole et de l’indice : la citation n’est, à coup sûr, ni l’un ni l’autre, elle est toujours au moins les deux à la fois, sans que l’une des deux valeurs passe pour dominante, primordiale ou fondamentale. C’est dire que le symbole ne se manifeste pas à l’état pur, et qu’il n’a même pas de place prévue, comme gnômé. Dans le glissement qui s’opère, de la Rhétorique d’Aristote à l’Institution oratoire de Quintilien, ce qui tombe dans la faille, c’est la valeur de la répétition qu’Aristote postulait au fondement et qui habilitait toutes les autres : la gnômé, le symbole. Le classement des valeurs de répétition proposé par Quintilien reproduit, à quelques détails près, celui d’Aristote, mais le détail ici compte, puisqu’il rend flottant le classement de Quintilien ; il n’est plus amarré au symbole, il n’a plus de fondement.

Ceci, ce déplacement peut-être infime — mais il décroche toutes les valeurs de répétition de la citation répertoriées par Quintilien d’une fondation démonstrative, logique, dialectique, symbolique qui, même théorique et axiomatique, semblait nécessaire à Aristote — se trouve confirmé dans le fait qu’après n’avoir su où ranger la citation parmi les preuves de l’inventio, Quintilien lui consacre un chapitre spécial et substantiel au livre VIII de l’Institution oratoire, qui traite de l’elocutio. N’ayant trouvé sa juste place dans l’inventio, la citation glisse jusqu’à la seconde partie créatrice de la rhétorique où, sous le nom de sententia, elle est récupérée pour elle-même. Alors que, pour Aristote, la citation dans la lexis ou l’elocutio (proverbe ou apophtegme) n’était qu’une variété de la métaphore par analogie et ne faisait pas l’objet d’une étude particulière, Quintilien la met sur pied d’égalité avec l’ornement, l’amplification, le trope, qui sont des composants de l’éloquence. Et dans ce chapitre, sont levées les insolubilités qu’on avait pu noter à propos de la citation comme preuve : la sententia est fondée en droit comme unité propre à l’elocutio, et sa participation à l’inventio ne sera jamais que seconde. Que la sententia, chez Quintilien, relève de l’elocutio, alors que la gnômé aristotélicienne appartenait à l’inventio, c’est-à-dire que la répétition des mots d’autrui soit un ornement au lieu d’une preuve, cela est symptomatique d’un déplacement qui se produisit, autour de Cicéron, dans la conception de la rhétorique : sa fin sera désormais moins l’efficacité ou la persuasion que la qualité du discours. A une rhétorique instrumentale se substitue une rhétorique ornementale qui apparente l’éloquence à la poésie. C’est pourquoi l’elocutio devient la partie essentielle de la rhétorique, celle où Quintilien replace la gnômé aristotélicienne, sans cesser pourtant d’en dénier la valeur.

Quintilien entame l’étude de la sententia par quelques remarques étymologiques — le mot comprend, avec sensus dont il dérive, une référence au corps et à l’esprit, ce pourquoi, sans doute, la chose ne peut faire partie de l’inventio —, puis il la situe — c’est un trait lumineux (lumen) qui se trouve principalement à la clausule, à la fin d’une période —, et il se justifie de lui dédier un chapitre entier : son usage, rare autrefois (la tradition rhétorique l’ignorait), s’est répandu outre mesure.

La sententia est un terme générique qui inclut diverses espèces — certains, dit Quintilien, en ont dénombré plus de dix, par interrogation, comparaison, négation, similitude, admiration, etc. —, mais en termes propres ou au sens strict (proprie), c’est la gnômé grecque dont Quintilien donne cette définition fidèle : « Vox universalis, quae etiam citra complexum causae possit esse laudabilis81. » Une parole universelle qui, même hors du sujet auquel elle est liée, peut être citée. Mais pourquoi alors, si sa forme est bien celle de la gnômé, sa place n’est-elle pas dans l’inventio ? « Les uns, dit Quintilien, ont dit que la sententia était une partie de l’enthymème, les autres qu’elle était le commencement ou la conclusion de l’épichérème : ce qui est vrai quelquefois mais non pas toujours82. » C’est Aristote qui est mis en cause de cette manière. Quintilien lui oppose la pratique de Cicéron chez qui la sententia ne sert pas toujours à prouver, mais quelquefois à orner : elle est un ajout en clausule, non tant une preuve supplémentaire qu’un dernier assaut, un coup. C’est ce caractère presque superflu de la sententia (« minuti corruptique sensiculi, et extra rem petiti83 », ces petites et fausses pensées qu’on va chercher loin du sujet) qui la rattache à l’elocutio et qui exige que son emploi soit très surveillé. Faut-il recourir aux sententiae, faut-il les éviter sous prétexte que les anciens les ignoraient ? Quintilien ne décide pas, il conseille la mesure : « Qu’y a-t-il de si répréhensible dans une bonne sententia ? N’est-elle pas utile à la cause ? Ne touche-t-elle pas le juge ? Ne recommande-t-elle pas l’orateur84 ? » C’est là le dernier mot, où l’on retrouve les trois valeurs aristotéliciennes de la gnômé : sa contribution au logos, au pathos et à l’éthos ? Mais, puisqu’elle est une figure à part entière de l’elocutio, c’est sa dernière fonction, l’illustration de celui qui parle, qui devient principale.

III. 16. Le corps merveilleux du discours

Pour donner idée d’un modèle de l’éloquence, Quintilien utilise, de manière répétée et presque systématique, la métaphore de la beauté corporelle. Les choses, les arguments sont les « nerfs » du discours, et les mots, les ornements sont la « parure ». Or dans un corps sain fortifié par l’exercice, la vigueur et la beauté vont de pair, car la vraie beauté est la mâle expression de la force. Il faut qu’il en soit de même du discours : le soin apporté à la phrase, comme la toilette du corps, doit préférer les ornements mâles aux afféteries féminines, la clarté et la concision à l’affectation verbale ; il faut que les mots, comme une peau, collent aux choses85.

Sur ce corps du discours entretenu par l’elocutio (sa mise en mots), quelle sorte d’élégance représente la sententia ? Quintilien répond : « Ego vero haec lumina orationis, velut oculos quosdam esse eloquentiae credo86. » Les sententiae, ces traits lumineux du discours, sont les yeux mêmes de l’éloquence. Qu’est-ce dire, sinon une image banale de la citation, pierre précieuse sertie dans le discours et brillant de tous ses feux ? Ou comment une lumière peut-elle être aussi un œil ?

Lumen, le trait lumineux, c’est, dans la langue de la rhétorique, tout ornement, toute figure. Mais toute figure n’est pas un œil : seule la sententia, car non seulement elle éclaire, mais ponctue le discours, perce l’orateur à jour. Lumen et oculus, parce que simulacrum et acies : seul un œil peut tromper l’œil, seul un éclat, une pointe, une prunelle, un regard pénétrant. Le tout de la citation se joue dans le regard. C’est une déchirure, une lucarne par où scruter, où rencontrer, soutenir le regard de celui qui parle et, peut-être, lui faire baisser les yeux. Lumen, le brillant de l’œil, la lueur du regard, c’est à la fois la force et la faiblesse du discours, sa composante hystérique : ce dont le chatoiement dépend du point de vue. Il suffit de se déplacer, d’un rien, d’un angle infime, pour que la séduction reste lettre morte, pour que l’éclat se ternisse. Il suffit de regarder, d’écouter à contre-jour.

D’où un nouveau problème, et de taille : est-ce que les sententiae, au scintillement si fugace, résistent à la lecture ? Faudrait-il les éliminer de la parole qui ne serait pas de voix vive, c’est-à-dire de l’écriture ? Quintilien relève l’objection : « Pour moi, dit-il, j’estime que bien parler et bien écrire sont une seule et même chose ; et que l’oraison écrite est le monument de l’oraison parlée87. » Cela revient à décommander les fusées et les feux d’artifice qui s’épuisent dans leur fulguration.

Multiplier les sententiae, recouvrir son discours d’yeux, de perspectives diverses et divergentes, c’est se défendre contre le regard de l’autre, mais c’est aussi s’exposer : faire de son discours un monstre, Argus qui surveille toutes les issues. « Sed neque oculos esse toto corpore velim, ne caetera membra officium suum perdant88. » Il ne faut pas que le discours soit couvert d’yeux, au risque que les autres membres de son corps soient mutilés : le corps merveilleux du discours doit être conforme aux canons de l’anatomie humaine, fidèle aux proportions du corps de l’orateur.