LES FEUILLES FRÉMIRENT lorsque le jeune chat tacheté se faufila entre deux buissons, la gueule entrouverte pour détecter une odeur de gibier. Par cette chaude nuit à la fin de la saison des feuilles vertes, des bruissements de petits animaux résonnaient partout dans la forêt. Le félin perçut un mouvement, mais en tournant la tête, il ne vit rien d’autre que des touffes de fougères et de ronces, mouchetées d’argent par le clair de lune.
Il se retrouva soudain dans une grande clairière et regarda autour de lui, perplexe. Il ne se rappelait pas y être déjà venu. L’herbe courte et douce s’étendait jusqu’à un rocher arrondi où se tenait un autre chat. Sa fourrure semblait couverte de poussière d’étoile et ses yeux brillaient comme deux petites lunes.
Hébété, le jeune guerrier reconnut aussitôt la meneuse.
« Étoile Bleue ? » miaula-t-il d’une voix aiguë, incrédule.
Il était encore apprenti lorsque le grand chef du Clan du Tonnerre avait trouvé la mort, quatre saisons auparavant, en se jetant dans les gorges pour entraîner la meute de chiens avec elle. Comme tous les membres du Clan, il avait pleuré sa disparition et lui avait rendu hommage, saluant son sacrifice pour sauver les siens. Jamais il n’aurait pensé la revoir… Soudain, il comprit qu’il devait rêver.
« Approche, jeune guerrier, miaula Étoile Bleue. J’ai un message pour toi. »
Intimidé, tremblant de tous ses membres, il parcourut l’étendue verte jusqu’au bas du rocher et plongea ses yeux dans ceux de la chatte.
« Je t’écoute, Étoile Bleue.
— Une ère de troubles va s’abattre sur la forêt, lui apprit-elle. Une nouvelle prophétie vient d’être annoncée. Les Clans doivent agir. Il en va de leur survie. Tu as été choisi pour retrouver trois autres chats à la nouvelle lune. Ensuite, vous devrez écouter les paroles de minuit.
— Qu’est-ce que cela signifie ? » Le jeune félin sentit la peur fourmiller le long de sa colonne vertébrale, telle une coulée de neige fondue. « Quel genre de troubles ? Et que veut dire “écouter les paroles de minuit” ?
— Bientôt, tout deviendra clair », répondit-elle.
Sa voix se perdit dans un étrange écho, comme répercutée par les parois d’une caverne, au plus profond des entrailles de la terre. Le clair de lune faiblit lui aussi, recouvrant d’ombres noires et épaisses les arbres alentour.
« Non, attends ! cria-t-il. Ne t’en va pas ! »
Il émit un hurlement de terreur, agita ses pattes et sa queue, tandis que les ténèbres menaçaient de l’engloutir. Il sentit quelque chose lui heurter le flanc et il ouvrit les yeux : Plume Grise, le lieutenant du Clan du Tonnerre, se tenait au-dessus de lui, une patte levée, prêt à le réveiller. Le jeune félin se trouvait empêtré dans la mousse de sa litière, au milieu du repaire des guerriers, déjà inondé par la lumière dorée du soleil.
« Dis donc, t’as perdu la tête ? feula le lieutenant. C’est quoi ce raffut ? Tu veux faire fuir toutes les proies jusqu’aux Quatre Chênes ?
— Désolé. » Griffe de Ronce s’assit et entreprit d’ôter les brins de mousse de sa fourrure. « C’était juste un rêve.
— Un rêve ! » feula une autre voix.
Flocon de Neige s’extirpa de sa litière et s’étira.
« Franchement, tu es aussi casse-pieds qu’Étoile de Feu, poursuivit-il. À l’époque où il dormait avec nous, il n’arrêtait pas de gigoter et de marmonner dans son sommeil. Impossible de passer une bonne nuit ; même le gibier de la forêt s’en souvient. »
Griffe de Ronce remua les oreilles, étonné de voir le guerrier blanc parler ainsi du chef du Clan. Puis il se dit que c’était Flocon de Neige : le neveu d’Étoile de Feu et aussi son ancien apprenti, connu pour sa langue bien pendue et son esprit critique. Ses manières irrespectueuses ne l’empêchaient pas d’être un guerrier loyal.
Flocon de Neige s’ébroua et, avant de sortir, agita le bout de sa queue en signe d’amitié pour signifier à Griffe de Ronce que ses paroles avaient dépassé sa pensée.
« Allez, vous autres, miaula Plume Grise. C’est l’heure de se bouger. » Il gagna le nid de mousse de Pelage de Granit pour le secouer. « Les patrouilles de chasse vont bientôt partir. Poil de Fougère est en train d’organiser les équipes.
— Entendu », répondit Griffe de Ronce.
Le message inquiétant d’Étoile Bleue résonnait toujours dans ses oreilles. Le Clan avait-il vraiment énoncé une nouvelle prophétie ? Cela lui semblait peu probable. Il ne voyait pas pourquoi, de tous les chats du Clan, Étoile Bleue l’aurait choisi, lui. Les guérisseurs recevaient souvent des signes du Clan des Étoiles, et Étoile de Feu avait lui aussi été guidé plus d’une fois par ses songes. Mais ils n’étaient pas des guerriers ordinaires. Il mit son rêve sur le compte du repas copieux de la veille, puis il se donna un coup de langue sur l’épaule et suivit Flocon de Neige à l’extérieur.
Le soleil pointait à peine au-dessus de la haie d’épineux qui entourait le camp, pourtant il faisait déjà chaud. Les rayons dorés se reflétaient sur la terre nue au centre de la clairière. Nuage de Châtaigne, la plus âgée des apprentis, était étendue devant la tanière des jeunes félins et faisait sa toilette en compagnie de deux camarades : Nuage d’Araignée et Nuage de Musaraigne.
Flocon de Neige avait rejoint le bouquet d’orties où se restauraient les guerriers et déjà dévoré une partie de son étourneau. Griffe de Ronce remarqua que la réserve de gibier était presque épuisée. Comme l’avait dit Plume Grise, le Clan avait besoin de chasser au plus vite. Il allait rejoindre le guerrier blanc lorsque Nuage de Châtaigne bondit vers lui.
« C’est aujourd’hui ! annonça-t-elle, tout excitée.
— Quoi ? demanda-t-il en clignant des yeux.
— Mon baptême de guerrière ! »
Avec un ronronnement de bonheur, la chatte écaille se jeta sur Griffe de Ronce. L’attaque surprise le fit basculer, et les deux félins roulèrent sur le sol sablonneux et se bagarrèrent, comme au temps de la pouponnière.
Les pattes arrière de Nuage de Châtaigne martelaient le ventre de Griffe de Ronce – il remercia le Clan des Étoiles qu’elle n’ait pas sorti ses griffes. À l’évidence, elle ferait une guerrière redoutable.
« D’accord, d’accord, ça suffit, siffla-t-il en donnant un léger coup de patte sur l’oreille de la chatte. Si tu veux devenir une guerrière digne de ce nom, commence par ne plus te conduire comme un chaton.
— Un chaton ? » répéta-t-elle, indignée. Elle s’assit, la fourrure en bataille, couverte de poussière. « Moi ? Jamais ! Voilà bien longtemps que j’attends ce jour, Griffe de Ronce.
— Je le sais. Et tu le mérites. »
Alors qu’elle poursuivait un écureuil à la saison des feuilles nouvelles, Nuage de Châtaigne s’était aventurée trop près du Chemin du Tonnerre. Un des monstres des Bipèdes l’avait blessée à l’épaule. Elle avait reçu les soins de Museau Cendré durant trois longues et pénibles lunes, sans pouvoir quitter la tanière de la guérisseuse. Pendant ce temps, ses frères, Pelage de Suie et Perle de Pluie, étaient devenus des guerriers. Leur sœur s’était juré de les rattraper dès que Museau Cendré la jugerait apte à reprendre l’entraînement. Griffe de Ronce l’avait observée tandis qu’elle travaillait dur avec Tempête de Sable, son mentor, jusqu’à ce que son épaule soit guérie. Elle n’avait jamais montré la moindreamertume à l’idée de devoir travailler plusieurs lunes de plus que les autres apprentis. Elle méritait vraiment son baptême de guerrière.
« Je viens d’apporter du gibier à Fleur de Bruyère, miaula-t-elle à Griffe de Ronce. Ses chatons sont si mignons ! Tu les as vus ?
— Pas encore », répondit-il.
La deuxième portée de la chatte était née la veille.
« Vas-y maintenant, le pressa-t-elle. Tu as juste le temps avant la chasse. »
Elle se leva d’un bond et fit quelques pas de danse, incapable de contenir toute son énergie.
Griffe de Ronce se dirigea vers la pouponnière, dissimulée dans les profondeurs d’un buisson épineux près du centre du camp. Il se faufila par l’étroite ouverture, éraflant au passage ses larges épaules. À l’intérieur, la chaleur et le calme régnaient. Fleur de Bruyère était allongée sur un épais tapis de mousse. Ses yeux verts luisaient, rivés sur les trois chatons blottis confortablement au creux de son ventre : l’un était gris perle, comme elle, les deux autres brun moucheté comme leur père, Pelage de Poussière. Ce dernier, allongé près de sa compagne, les pattes ramenées sous lui, lui donnait de temps en temps un coup de langue affectueux sur l’oreille.
« Bonjour, Griffe de Ronce, miaula-t-il. Tu es venu voir les petits ? » Il affichait une expression de fierté intense, bien différente de son air irritable habituel.
« Ils sont magnifiques ! s’exclama le jeune guerrier tout en pressant son nez contre celui de Fleur de Bruyère en guise de bonjour. Vous leur avez donné un nom ? »
La reine secoua la tête, les yeux las.
« Pas encore, fit-elle.
— Rien ne presse », intervint Bouton-d’Or. C’était la plus âgée des reines, mais aussi la mère de Griffe de Ronce. Elle était allongée sur une litière de mousse, non loin. Elle n’avait pas de petits à allaiter, mais avait choisi de rester dans la pouponnière pour aider les reines plutôt que de reprendre sa place de guerrière. Elle irait bientôt rejoindre la tanière des anciens : elle reconnaissait que sa vue et son ouïe faiblissaient et ne lui permettaient plus de suivre les meilleures équipes de chasseurs. « Ils sont costauds, et en bonne santé, voilà ce qui compte, et Fleur de Bruyère a plein de lait. »
Griffe de Ronce s’inclina devant elle en signe de respect.
« Elle a de la chance que tu sois là pour la soulager, déclara-t-il.
— Tu peux peut-être faire quelque chose pour moi, lui souffla Pelage de Poussière tandis que le jeune guerrier s’apprêtait à sortir.
— Bien sûr. De quoi s’agit-il ?
— Garde un œil sur Nuage d’Écureuil, d’accord ? J’aimerais passer un jour ou deux avec Fleur de Bruyère et les chatons. Mais il vaudrait mieux que mon apprentie ne soit pas livrée à elle-même. »
Nuage d’Écureuil ! grogna Griffe de Ronce en son for intérieur. C’était la fille d’Étoile de Feu : huit lunes, apprentie depuis peu, et absolument insupportable.
« Ce sera un bon entraînement, qui te servira le jour où tu auras ton propre apprenti », ajouta Pelage de Poussière, comme s’il avait senti l’hésitation de son camarade.
Griffe de Ronce savait que le guerrier avait raison. Il espérait qu’Étoile de Feu lui donnerait bientôt un apprenti, à qui il pourrait enseigner le code du guerrier. Mais il priait pour que celui-ci ne ressemble pas à cette insupportable frimeuse qui pensait tout savoir sur tout et qui se vexait à la moindre remarque.
« D’accord, Pelage de Poussière, miaula-t-il enfin. Je ferai de mon mieux. »
Lorsque le jeune félin sortit de la pouponnière, il constata que d’autres guerriers avaient gagné la clairière. Cœur Blanc, une jolie chatte blanche, venait de prendre une pièce de gibier de la réserve et l’emportait vers Flocon de Neige, près du bouquet d’orties. Griffe de Ronce ne voyait que le côté indemne de son visage ; il en oubliait presque qu’elle avait été défigurée par la meute de chiens. En plus des cicatrices qui couturaient l’autre partie de son visage, son oreille avait été réduite en charpie, et à la place de son œil n’apparaissait plus qu’une orbite béante. Bien qu’elle ait survécu, le Clan avait longtemps redouté qu’elle ne devienne jamais une guerrière. Mais Flocon de Neige s’était entraîné avec elle ; ensemble, ils avaient trouvé de nouvelles techniques pour compenser sa cécité partielle, et la transformer en atout. Maintenant, elle pouvait se battre et chasser aussi habilement que n’importe quel chat.
Flocon de Neige la salua d’un mouvement de la queue, et elle s’assit près de lui pour manger.
« Griffe de Ronce ! Te voilà enfin ! »
Le jeune félin se tourna et aperçut un matou haut sur pattes qui se dirigeait vers le repaire des guerriers. Il changea de cap pour le rejoindre.
« Salut, Poil de Fougère. Plume Grise m’a dit que tu organisais les équipes de chasseurs.
— C’est vrai. Tu veux bien faire équipe avec Nuage d’Écureuil, ce matin ? »
D’un frémissement d’oreilles, il désigna la tanière des apprentis. Griffe de Ronce remarqua alors la présence de la rouquine, derrière le rideau de fougères. Bien droite, la queue enroulée autour des pattes, elle suivait des yeux les arabesques d’un papillon coloré. Lorsque Poil de Fougère l’invita à les rejoindre, elle se leva et traversa la clairière à petites foulées, la queue droite et la fourrure luisant sous les rayons du soleil.
« Il est temps d’aller à la chasse, lui annonça-t-il. Pelage de Poussière est occupé, aussi tu partiras avec Griffe de Ronce. Je vous laisse trouver un troisième chasseur pour vous accompagner. »
Sur ces mots, il fila vers Tempête de Sable et Nuage de Châtaigne.
Nuage d’Écureuil bâilla avant de s’étirer.
« Bon, miaula-t-elle. On va où ?
— Je pensais aux Rochers du Soleil, répondit-il. Après, on…
— Les Rochers du Soleil ? le coupa-t-elle, les yeux écarquillés. Espèce de cervelle de souris ! Par cette chaleur, toutes les proies seront cachées dans les rochers. On aura de la chance si on attrape une moustache de mulot !
— Il est encore tôt, rétorqua-t-il. Le gibier ne va pas disparaître tout de suite.
— Franchement, Griffe de Ronce, soupira-t-elle, tu penses toujours tout savoir mieux que tout le monde.
— Hé ! C’est moi le guerrier ! » fit-il remarquer, avant de regretter aussitôt ses paroles.
Nuage d’Écureuil s’inclina devant lui de façon exagérée.
« Pardon, ô Grand Manitou, ricana-t-elle. Dorénavant, j’obéirai à vos ordres. Mais quand nous rentrerons les pattes vides, vous admettrez peut-être que j’avais raison.
— Puisque tu es si intelligente, où devrions-nous aller, alors ?
— Vers les Quatre Chênes, près du ruisseau, répondit-elle aussi sec. C’est un bien meilleur endroit. »
Griffe de Ronce se rendit compte qu’elle avait raison, ce qui l’agaça au plus haut point. Malgré les chaudes journées qui s’étaient succédé tout au long de la saison des feuilles vertes, le ruisseau courait joyeusement, et les roseaux qui le bordaient offraient un abri au gibier. Il hésita, se demandant comment changer d’avis sans perdre la face.
« Nuage d’Écureuil ! » lança une autre voix, mettant fin à son dilemme. Tempête de Sable, la mère de l’apprentie, venait de les rejoindre. « Arrête de prendre Griffe de Ronce à rebrousse-poil. Tu piailles encore plus qu’une nichée de choucas. » Son regard vert courroucé se tourna vers le jeune guerrier. « Et toi, tu ne vaux guère mieux. Vous deux, vous vous chamaillez sans cesse ; on ne peut pas vous envoyer chasser ensemble si vous n’êtes même pas capables de quitter le camp sans effrayer toutes les proies des environs.
— Désolé, marmonna Griffe de Ronce, embarrassé jusqu’au bout de la queue.
— Tu es un guerrier, ce comportement est indigne de toi. Va demander à Flocon de Neige si tu peux l’accompagner. Quant à toi, feula la guerrière à l’intention de sa fille, tu viens chasser avec moi et Nuage de Châtaigne. Poil de Fougère ne s’en offusquera pas. Et tu feras ce qu’on te dira, ou ça va barder. »
Sans un regard en arrière, elle se dirigea vers le tunnel d’ajoncs qui menait hors du camp. Nuage d’Écureuil resta un instant sans voix et se mit à bouder.
Nuage de Châtaigne s’approcha et lui donna un coup d’épaule amical.
« Allez, la pressa-t-elle. C’est ma dernière partie de chasse en tant qu’apprentie. Il ne faut pas la gâcher. »
Nuage d’Écureuil s’exécuta à contrecœur, et les deux chattes partirent à la suite de Tempête de Sable. Au passage, la rouquine lança un regard mauvais à Griffe de Ronce.
Ce dernier haussa les épaules. Nuage d’Écureuil recevrait des conseils expérimentés de Tempête de Sable. Il ne trahissait donc pas Pelage de Poussière, même s’il lui avait promis de garder un œil sur son apprentie. De plus, il n’aurait pas à subir ses bavardages ennuyeux toute la matinée. Il n’arrivait donc pas à comprendre pourquoi il ressentait une légère déception.
Il décida de ne plus y penser et bondit vers le bouquet d’orties où Flocon de Neige et Cœur Blanc finissaient leur repas. Leur unique enfant, Nuage Ailé, venait de les rejoindre. Lorsque Griffe de Ronce s’approcha, il l’entendit demander :
« Vous allez chasser ? Je peux venir, s’il vous plaît ?
— Non », répondit son père en remuant la queue. Nuage Ailé sembla déçue, alors il ajouta : « Poil de Fougère t’emmènera. C’est lui ton mentor, après tout.
— Il m’a dit qu’il était très fier de toi », ajouta Cœur Blanc en ronronnant.
Le visage de la jeune apprentie s’illumina.
« Chouette ! s’exclama-t-elle. Je vais le chercher. »
Flocon de Neige lui donna un gentil coup de patte sur l’oreille avant de la laisser partir, toute guillerette.
« Ça vous ennuie si je viens avec vous ? leur demanda Griffe de Ronce, espérant qu’il ne les dérangerait pas.
— Pas du tout », répondit Flocon de Neige.
Il se leva d’un bond, fit un signe de tête vers Cœur Blanc, puis les trois chasseurs traversèrent la clairière d’un même pas jusqu’au tunnel.
Avant de s’y engager, Griffe de Ronce jeta un coup d’œil en arrière. Le camp était paisible, chacun vaquait à ses occupations. Tous les chats arboraient des fourrures brillantes ; ils semblaient bien nourris, et en sécurité sur leur territoire. Le message d’Étoile Bleue surgit dans son esprit. Se pouvait-il vraiment qu’un grand danger menace la forêt ? Griffe de Ronce sentit ses poils se hérisser à cette idée. Il décida de n’en parler à personne. C’était la seule façon de se convaincre que ce rêve ne voulait rien dire et qu’aucun événement n’allait chambouler leur vie à tous.
Le soleil couchant, véritable boule de feu à l’horizon, enflammait la cime des arbres et projetait de longues ombres sur la clairière. Griffe de Ronce s’étira avant de pousser un soupir satisfait. Cette journée de chasse l’avait fatigué, mais son estomac rassasié lui procurait un intense sentiment de bien-être. Tous les membres du Clan avaient mangé, pourtant le tas de gibier était encore haut. La saison des feuilles vertes avait été plus longue et plus chaude que jamais, mais la forêt était giboyeuse et le ruisseau près des Quatre Chênes gargouillait encore.
Ce fut une bonne journée, pensa Griffe de Ronce, content de lui. Toute la vie devrait ressembler à ce jour.
Le reste du Clan gagnait peu à peu la clairière pour s’installer au pied du Promontoire. Griffe de Ronce comprit que la cérémonie de Nuage de Châtaigne allait commencer. Il s’approcha à pas légers et s’assit près de Pelage de Granit, le frère de Fleur de Bruyère, qui le salua d’un signe de tête amical. Plume Grise se tenait près du rocher, l’air aussi fier que s’il s’agissait de son propre apprenti. Le lieutenant avait deux enfants, mais ils avaient grandi au sein du Clan de la Rivière, le Clan natal de leur mère. Même s’il n’avait aucun petit dans le Clan du Tonnerre, le guerrier gris aimait surveiller les progrès de tous les jeunes félins.
Museau Cendré, la guérisseuse, vint rejoindre le lieutenant, suivie de son apprentie, Nuage de Feuille, la sœur de Nuage d’Écureuil. Malgré leur lien de parenté, elles ne se ressemblaient pas du tout : Nuage de Feuille était plus petite et plus fine que sa sœur. De même, les deux chattes n’avaient pas du tout le même caractère. Tandis que l’apprentie guérisseuse s’asseyait, la tête penchée pour écouter ce que son mentor et le lieutenant se racontaient, Griffe de Ronce s’étonna de la voir si calme alors que sa sœur ne cessait de babiller.
Étoile de Feu apparut enfin, sortant d’une fissure dans le Promontoire qui abritait son antre. Éclairée par le soleil couchant, la fourrure rousse du guerrier souple et puissant semblait enflammée. Il prit le temps d’échanger quelques mots avec Plume Grise puis banda ses muscles avant de sauter au sommet du Promontoire, d’où il pouvait dominer tout le Clan.
« Chats du Clan du Tonnerre ! lança-t-il. Que tous ceux qui sont en âge de chasser s’approchent pour une assemblée du Clan. »
La plupart des guerriers étaient déjà là, mais lorsque la voix d’Étoile de Feu retentit dans la clairière, les retardataires sortirent de leur tanière pour rejoindre les autres.
Nuage de Châtaigne se montra en dernier, accompagnée par son mentor, Tempête de Sable. L’apprentie venait de lisser sa fourrure écaille ; sa poitrine et ses pattes blanches étincelaient comme de la neige au soleil. Tandis qu’elle traversait la clairière, on pouvait lire de la fierté et une excitation contenue dans ses yeux ambrés. Près d’elle, Tempête de Sable paraissait tout aussi fière. Griffe de Ronce savait à quel point la guerrière rousse avait souffert en retrouvant son apprentie blessée au bord du Chemin du Tonnerre. Il leur avait fallu à elles deux du courage et de la persévérance pour arriver jusqu’à cette cérémonie.
Étoile de Feu sauta du roc pour accueillir l’apprentie et son mentor.
« Tempête de Sable, fit-il, utilisant les mots rituels, transmis de génération en génération dans tous les Clans, penses-tu que cette apprentie soit prête à devenir une guerrière du Clan du Tonnerre ? »
La chatte hocha la tête avant de répondre :
« Elle fera une guerrière dont le Clan pourra être fier. »
Étoile de Feu leva alors les yeux vers le ciel, où les premières étoiles de la Toison Argentée commençaient à scintiller.
« Moi, Étoile de Feu, chef du Clan du Tonnerre, j’en appelle à nos ancêtres pour qu’ils se penchent sur cette apprentie. » Le Clan se tut à ces paroles. « Elle s’est entraînée dur pour comprendre les lois de votre noble code. Elle est maintenant digne de devenir un chasseur à son tour. » Il se tourna vers l’apprentie et poursuivit : « Nuage de Châtaigne, promets-tu de respecter le code du guerrier, de protéger et de défendre le Clan, même au péril de ta vie ? »
En voyant la jeune chatte trembler d’excitation, Griffe de Ronce se souvint de ce qu’il avait ressenti lors de son propre baptême. Elle leva la tête et répondit d’une voix claire :
« Oui.
— Alors, grâce aux pouvoirs qui me sont conférés par le Clan des Étoiles, je te donne ton nom de guerrière : Nuage de Châtaigne, à partir de ce jour, tu t’appelleras Poil de Châtaigne. Nos ancêtres rendent honneur à ton courage et à ta patience, et nous t’accueillons dans nos rangs en tant que guerrière à part entière. »
Le rouquin s’avança et posa son museau sur la tête de Poil de Châtaigne. En retour, elle lui donna un coup de langue respectueux sur l’épaule avant de reculer d’un pas.
Les autres guerriers se massèrent autour d’elle en l’appelant : « Poil de Châtaigne ! Poil de Châtaigne ! » Ses frères, Pelage de Suie et Perle de Pluie, furent les premiers à scander son nouveau nom, extrêmement fiers que leur sœur les ait enfin rejoints parmi les chasseurs.
Étoile de Feu attendit que la clameur s’apaise.
« Poil de Châtaigne, selon la tradition, tu dois veiller toute la nuit en silence pour garder le camp.
— Pendant que nous autres, nous profiterons d’une bonne nuit de sommeil », railla Flocon de Neige.
Le chef du Clan lui lança un regard lourd de sens mais ne dit rien. Les autres guerriers se dispersaient déjà pour permettre à Poil de Châtaigne de prendre place au milieu de la clairière. Elle s’assit, la queue enroulée autour des pattes, les yeux fixés sur le ciel qui s’assombrissait peu à peu, tandis que l’éclat de la Toison Argentée s’intensifiait.
Les autres membres du Clan disparurent dans l’ombre. Griffe de Ronce s’étira en bâillant. Malgré sa hâte de rejoindre son confortable nid de mousse dans la tanière des guerriers, il s’attarda un peu dans la clairière pour profiter de la chaude soirée. Dans la journée, il s’était demandé si d’autres guerriers avaient fait ce même rêve perturbant, mais il n’avait rien remarqué. Pourtant, Étoile Bleue avait laissé entendre que trois autres chats seraient impliqués dans la prophétie. Griffe de Ronce sentit un ronronnement se former dans sa gorge, presque amusé de croire qu’un guerrier du Clan des Étoiles lui avait rendu visite en rêve. Voilà qui lui apprendrait à ne plus se goinfrer avant de dormir.
« Griffe de Ronce, l’appela Étoile de Feu en le rejoignant, Flocon de Neige m’a dit que tu avais bien chassé aujourd’hui.
— Merci, Étoile de Feu. »
Le regard du chef était rivé sur ses filles, Nuage de Feuille et Nuage d’Écureuil, qui se dirigeaient vers la réserve de gibier.
« Pelage d’Or te manque ? » lui demanda-t-il, à la grande surprise du jeune guerrier.
Pelage d’Or était sa sœur. Ils avaient vu le jour peu avant qu’Étoile du Tigre, leur père et lieutenant du Clan du Tonnerre, ne soit banni pour avoir attenté aux jours d’Étoile Bleue, le chef de l’époque. Une fois à la tête du Clan de l’Ombre, Étoile du Tigre avait projeté de prendre le contrôle de toute la forêt, mais il s’était fait tuer par un chat venu de la ville. Pelage d’Or avait toujours eu l’impression que le Clan du Tonnerre lui reprochait les crimes de son père, si bien qu’elle avait rejoint le Clan de l’Ombre.
« Oui, répondit Griffe de Ronce. Oui, Étoile de Feu, elle me manque un peu plus chaque jour.
— Jadis, je ne comprenais pas ce que tu pouvais ressentir. Jusqu’à ce que je voie à quel point ces deux-là sont proches, ajouta-t-il avec un signe de tête vers ses deux filles.
— Étoile de Feu, tu es injuste avec toi-même, rétorqua le jeune guerrier, gêné. Après tout, ta sœur te manque aussi, non ? »
Avant de rejoindre le Clan du Tonnerre, Étoile de Feu avait été un chat domestique. Sa propre sœur, Princesse, vivait toujours chez des Bipèdes. De temps en temps, le rouquin lui rendait visite, et Griffe de Ronce savait très bien à quel point ils tenaient l’un à l’autre. Princesse avait donné son premier-né à Étoile de Feu pour qu’il devienne un guerrier ; c’était Flocon de Neige, le loyal ami de Cœur Blanc.
Pensif, le chef du Clan inclina la tête.
« Bien sûr, Princesse me manque, miaula-t-il. Mais c’est une chatte domestique. Jamais elle ne pourrait vivre comme nous. Tandis que toi, tu pourrais regretter que Pelage d’Or ne soit pas restée dans le Clan du Tonnerre.
— C’est le cas, admit Griffe de Ronce. Mais elle est plus heureuse maintenant.
— C’est vrai. Le plus important, c’est que vous soyez tous deux loyaux envers le Clan que vous avez choisi. »
Une douce chaleur envahit Griffe de Ronce. Jadis, Étoile de Feu avait douté de sa loyauté parce qu’il ressemblait beaucoup à son père, Étoile du Tigre : il possédait le même corps musculeux, le même pelage sombre et tacheté, les mêmes yeux ambrés.
Le jeune félin se demanda soudain si un guerrier loyal aurait évoqué son rêve au sujet de la menace qui planait sur la forêt. Il cherchait ses mots lorsque Étoile de Feu se leva, le salua et partit rejoindre Tempête de Sable et Plume Grise près du Promontoire.
Griffe de Ronce faillit le suivre, puis se dit que si le Clan des Étoiles souhaitait réellement transmettre une nouvelle prophétie, il ne choisirait pas le plus jeune et le moins expérimenté des guerriers du Clan. Il l’enverrait au guérisseur, ou peut-être au chef lui-même. Or, à l’évidence, Étoile de Feu et Museau Cendré n’avaient reçu aucun signe, sinon ils en auraient averti le Clan. Non, se répéta Griffe de Ronce, il n’y a aucune raison de s’inquiéter.