GRIFFE DE RONCE NE FERMA GUÈRE l’œil cette nuit-là. Ses rares rêves étaient hantés par des images de son chef en colère le chassant du Clan. Lorsqu’il sortit du repaire des guerriers au petit matin, la sensation d’épuisement n’avait pas quitté ses pattes. L’idée qu’il allait vivre sa dernière journée sur le territoire du Clan du Tonnerre acheva de l’éreinter.
La lumière grisâtre de l’aube filtrait à travers les arbres jusqu’au camp, qu’un vent glacial balayait. Humant l’air, Griffe de Ronce crut reconnaître les premières odeurs de la saison des feuilles mortes. Une ère de changements approchait, et elle semblait inéluctable.
Il n’essaya même pas de parler à Nuage d’Écureuil de la journée. Étoile de Feu ne leur avait pas ordonné de ne plus se voir, mais c’était tout comme. Il était donc inutile de s’attirer des ennuis. Griffe de Ronce aperçut la jeune apprentie quitter le camp en compagnie de Pelage de Poussière ; elle semblait étrangement docile, la queue basse et les oreilles tombantes.
« Tu as la tête d’un chat qui pensait avoir attrapé un lapin alors que ce n’était qu’une musaraigne. »
En levant les yeux, il vit Poil de Souris marcher dans sa direction.
« Tu veux venir chasser avec moi et Nuage d’Araignée ? » proposa la guerrière.
Pour une fois, Griffe de Ronce ne se sentait guère l’énergie de chasser. Sachant que son périple commencerait le lendemain, les soucis s’amoncelaient dans sa tête comme autant de chats réunis lors d’une Assemblée. Son destin était-il vraiment de conduire trois autres guerriers dans l’inconnu pour affronter des dangers insoupçonnés ?
Poil de Souris attendait toujours sa réponse. Sa proposition était-elle un autre ordre d’Étoile de Feu ? Non, la chatte brune le regardait d’un air amical. Il se dit alors qu’il ferait mieux de chasser que de traîner dans le camp en broyant du noir. S’il rapportait de nombreuses prises, peut-être gagnerait-il l’estime de son chef.
Mais la chasse ne fut guère fructueuse. Nuage d’Araignée se laissait trop facilement distraire, prêt à jouer comme un chaton qui sort du camp pour la première fois. Soudain, alors qu’il traquait une souris, une feuille voleta devant son nez et il leva la patte pour lui donner un coup. La souris en profita pour disparaître sous une racine.
« Franchement ! soupira son mentor. Tu crois que le gibier va te tomber tout cru dans la bouche ?
— Désolé », chuchota l’apprenti, mortifié.
Après ce malheureux épisode, il redoubla de concentration. Lorsque les chasseurs tombèrent sur un écureuil en train de grignoter un gland au milieu d’une clairière, Nuage d’Araignée entama son approche, avançant furtivement chacune de ses longues pattes noires. Il allait bondir lorsque le vent tourna, diffusant son odeur jusqu’à sa proie. L’écureuil se redressa, la queue droite, et se précipita vers les arbres.
« Pas de chance ! » lança Griffe de Ronce.
Au lieu de lui répondre, l’apprenti détala à la suite du rongeur et disparut dans les sous-bois.
« Hé ! l’appela Poil de Souris. Tu n’attraperas jamais un écureuil de cette façon ! » L’apprenti ne revint pas, ce qui fit soupirer son mentor. « Un jour, il apprendra », conclut-elle, et elle s’élança à sa poursuite.
Une fois seul, Griffe de Ronce resta immobile, à l’affût. Il entendit un léger bruissement dans les feuilles au pied de l’arbre le plus proche. Une souris apparut, fouinant à la recherche de graines. Griffe de Ronce se tapit dans la position du chasseur et rampa jusqu’à elle, posant à peine ses coussinets sur le sol. Puis il bondit et tua sa proie d’un seul coup.
Il la recouvrit de terre pour la récupérer plus tard, regrettant presque que Poil de Souris n’ait pas vu son exploit. Au moins, elle aurait pu dire à Étoile de Feu qu’il chassait toujours aussi bien pour son Clan ; son chef avait peut-être une bonne raison de lui en vouloir, mais il ne pouvait ignorer ses talents de chasseur. Il se remit en position. Il se promettait une dernière partie de chasse avant son départ. Ses oreilles frémirent alors : un animal de bonne taille se faufilait entre les buissons, dans la direction opposée à celle prise par Poil de Souris et son apprenti. Griffe de Ronce flaira, mais ne sentit rien d’autre que l’odeur du Clan du Tonnerre. Il fit quelques pas, puis accéléra l’allure lorsque le bruissement s’intensifia, suivi d’un cri de fureur. Il contourna un buisson et s’immobilisa devant une haie d’ajoncs.
Nuage d’Écureuil s’était coincée entre les épaisses branches épineuses. Ses pattes avant ne touchaient plus le sol et sa fourrure s’était prise dans les piquants.
« Tu t’amuses bien ? » lança-t-il, ne pouvant réprimer un rire.
Aussitôt, l’apprentie tourna la tête vers lui, ses yeux verts lançant des éclairs.
« C’est ça, rigole, stupide boule de poils ! Quand t’auras fini, tu daigneras peut-être m’aider à sortir de là ! »
Elle avait retrouvé son caractère, loin de la petite chatte abattue qui avait quitté le camp le matin même. Ce constat remonta le moral du guerrier. Il la rejoignit en agitant la queue.
« Comment t’as fait ton compte ?
— Je poursuivais un campagnol, expliqua-t-elle, furieuse. Plume Cendrée avait une envie de rongeur, alors j’ai décidé de lui en trouver un, puisque mon chef m’a ordonné de nourrir les anciens jusqu’à la fin des temps. Il s’est faufilé là-dedans, et j’ai cru que j’arriverais à le suivre.
— Tu as eu tort, rétorqua-t-il.
— Merci, j’avais remarqué ! Fais quelque chose !
— Arrête de t’agiter, d’abord. »
En s’approchant un peu plus, il repéra les endroits où sa fourrure s’était prise dans les piquants et commença à la libérer, à coups de dents et de griffes. Les épines lui écorchèrent la truffe, et il sentit les larmes lui monter aux yeux, mais il poursuivit sans se plaindre.
« Attends, marmonna-t-elle au bout d’un instant. Je crois que c’est bon. »
Il s’écarta de l’apprentie, qui se pencha, ses pattes avant griffant le sol pour extraire son arrière-train des branches. L’instant suivant, elle était libre. Elle s’ébroua, le regard fixé sur les touffes de poils roux restées sur les épines.
« Merci, Griffe de Ronce.
— Tu n’es pas blessée ? Peut-être que tu devrais aller voir Museau Cendré…
— Nuage d’Écureuil ! »
Le sang de Griffe de Ronce se figea dans ses veines. Il se retourna au ralenti, sachant qu’Étoile de Feu s’avançait vers eux.
Le chef du Clan affichait un regard hostile, passant de l’apprentie au jeune guerrier.
« C’est ainsi que vous obéissez aux ordres ? »
Le comportement injuste d’Étoile de Feu stupéfia Griffe de Ronce. Il ne put d’abord trouver les mots pour lui répondre. Quand il se mit enfin à parler, il perçut une note de culpabilité dans sa voix.
« Je ne désobéis pas aux ordres, Étoile de Feu.
— Ah oui ? Alors je dois me tromper. » Le ton du chef était aussi sec que la terre en pleine canicule. « Tu étais censé chasser, mais tu as dû oublier de partir avec la patrouille.
— Mais non », répondit-il, désespéré.
Étoile de Feu regarda autour d’eux avec condescendance.
« Je ne vois ni Poil de Souris ni Nuage d’Araignée.
— L’apprenti s’est lancé à la poursuite d’un écureuil. Et Poil de Souris l’a suivi.
— Pourquoi es-tu si désagréable avec nous ? demanda alors Nuage d’Écureuil, les yeux rivés sur son père. Griffe de Ronce ne fait rien de mal.
— Griffe de Ronce ne fait pas ce qu’on lui a demandé, feula le chef. Il ne suit pas le code du guerrier comme il le devrait. »
La jeune chatte bondit en avant pour se retrouver nez à nez avec son père et haussa le ton, excédée.
« J’étais coincée dans le buisson ! Il m’a aidée à me dégager ! Ce n’est pas sa faute !
— Tais-toi », ordonna le chef. À cet instant, la ressemblance entre le père et la fille était frappante : leurs yeux verts luisaient, leur fourrure rousse s’était gonflée. « Cela ne te concerne pas.
— Bien sûr que si, rétorqua-t-elle. Tu t’en prends à lui dès qu’il s’avise de me regarder…
— Silence ! » cracha Étoile de Feu.
Griffe de Ronce contemplait la scène avec horreur. Plume Grise pénétra alors dans la clairière, un campagnol dans la gueule.
« Étoile de Feu ? miaula-t-il, laissant tomber sa proie. Que se passe-t-il ? »
Le rouquin fouetta l’air d’un coup de queue et se redressa d’un geste impatient. Griffe de Ronce se força à se calmer.
« Ah, d’accord », murmura le guerrier gris en regardant les deux jeunes félins. Le chat au pelage sombre comprit alors qu’Étoile de Feu avait des raisons de se comporter ainsi, et que son lieutenant était au courant. « Viens, Étoile de Feu, poursuivit-il, rejoignant le chef pour lui donner un coup de tête amical dans le flanc. Ces deux-là ne font rien de mal.
— Ils ne font rien de bon non plus. Je prends mes décisions et mes ordres pour le bien du Clan, leur rappela-t-il. Si vous n’êtes pas capables de le comprendre, vous n’êtes peut-être pas dignes d’être des guerriers.
— Quoi ? » hurla la jeune chatte, outragée.
Son père la fit taire en crachant.
Griffe de Ronce était trop désemparé pour protester. Un événement – que connaissaient Étoile de Feu et Plume Grise – avait retourné Étoile de Feu contre lui. Si Nuage d’Écureuil ne lui avait pas parlé du rêve, il devait s’agir d’autre chose. Mais quoi ? Tant qu’il l’ignorerait, il ne pourrait rien faire.
« Toi, poursuivit le chef en désignant sa fille de la queue, apporte le campagnol de Plume Grise aux anciens et continue à chasser pour eux. Et toi, Griffe de Ronce, retrouve Poil de Souris et, si ce n’est pas au-dessus de tes forces, essaye de rapporter du gibier avant la nuit. Exécution. »
Sans plus attendre, il fit volte-face et disparut dans les buissons.
« Il a beaucoup de soucis, leur expliqua Plume Grise avant de le suivre, comme pour s’excuser. Ne prenez pas ses remarques trop à cœur. Tout va s’arranger, vous verrez.
— Plume Grise ! »
Le cri provenait d’Étoile de Feu. Le lieutenant agita les oreilles, les salua d’un signe de tête et fila vers son chef.
Nuage d’Écureuil les suivit du regard. Maintenant que son père était parti et qu’elle n’avait plus à le défier, elle laissa retomber sa queue et regarda Griffe de Ronce avec détresse.
« Je ne fais jamais rien correctement, à ses yeux. Tu l’as entendu, il pense que je ne suis pas digne d’être une guerrière. Il ne voudra jamais me baptiser. »
Le jeune matou ne savait que répondre. Son ébahissement se transformait peu à peu en une colère froide. Il n’avait rien fait de mal. Il ne voyait vraiment pas pourquoi Étoile de Feu s’acharnait sur lui et Nuage d’Écureuil. Elle pouvait se montrer capricieuse, mais c’était une apprentie loyale qui travaillait dur. N’importe quel chef un tant soit peu observateur savait qu’elle ferait un jour une grande guerrière.
Perdu dans ses pensées, les yeux baissés, il entendit à peine l’apprentie lorsqu’elle l’appela. Il sentit son esprit s’éclaircir, comme un ciel couvert soudain dégagé par le vent. La veille, après la scène derrière la pouponnière, il s’était senti tiraillé entre les exigences de la prophétie et sa loyauté envers son chef. Il savait maintenant que, quoi qu’il fasse, il ne retrouverait jamais l’estime d’Étoile de Feu, car il ne savait pas pourquoi il lui en voulait. Seule solution : partir, guidé par le Clan des Étoiles, et ne revenir que le jour où il pourrait prouver sa loyauté à son chef. Ou bien ne plus jamais revenir.
« Vas-y, miaula-t-il, la gorge sèche, en inclinant la tête vers le rongeur mort. Rapporte-le au camp sinon il va encore te disputer.
— Et toi ? »
Elle, d’habitude si enjouée, semblait nerveuse.
« Je… » Il s’apprêtait à lui mentir, à lui dire qu’il partait à la recherche de Poil de Souris. Mais elle se sentirait trahie en voyant qu’il ne revenait pas. Après tout, ils subissaient ensemble les foudres d’Étoile de Feu. « Je pars.
— Hein ? Tu quittes le Clan du Tonnerre ?
— Pas pour toujours, se hâta-t-il de préciser. Nuage d’Écureuil, je dois te dire une chose… »
Elle s’assit face à lui et son regard vert ne quitta pas son visage tandis qu’il lui parlait de son second rêve, du soleil sombrant dans une immensité d’eau salée, de la grotte aux dents pointues.
« Nuage de Jais affirme que cet endroit existe, expliqua-t-il. Je crois que le Clan des Étoiles me demande d’y aller, et les autres sont d’accord. Nous partons demain à l’aube. »
Les prunelles vertes de la jeune chatte reflétèrent sa peine.
« Tu as tout comploté sans m’en parler ? gémit-elle. Griffe de Ronce, tu m’avais promis !
— Je sais, répondit-il, rongé par la culpabilité. J’allais le faire, mais Étoile de Feu a commencé à nous harceler… Seul le Clan des Étoiles connaît la raison de son attitude.
— Et tu vas vraiment y aller ? Mais tu ne sais même pas à quelle distance se trouve cet endroit.
— Personne ne le sait. Nuage de Jais a rencontré des chats qui en revenaient, alors il doit être possible de s’y rendre. Je ne vais pas retourner au camp ce soir, ajouta-t-il. Je passerai la nuit dans la forêt et je retrouverai les autres aux Quatre Chênes demain matin. S’il te plaît, Nuage d’Écureuil, ne nous trahis pas. Ne révèle à personne où nous sommes partis. »
Quand il eut fini de parler, les yeux de l’apprentie brillaient d’excitation. Griffe de Ronce devina ce qu’elle allait dire.
« Je n’en parlerai à personne, promit-elle. Et pour cause, je viens avec vous.
— Sûrement pas ! Tu ne fais pas partie des élus. Tu n’as même pas encore reçu ton nom de guerrière.
— Nuage Noir non plus. Et je te parie une patrouille de l’aube que Pelage d’Orage viendra aussi. Il ne laisserait jamais sa sœur y aller seule. Alors pourquoi je devrais rester là ? » Elle hésita, avant d’ajouter : « Je n’ai parlé à personne du premier rêve, Griffe de Ronce. À personne. Même pas à Nuage de Feuille. »
Elle disait la vérité, il le savait. Si elle avait laissé échapper la moindre information, tout le camp aurait été au courant, depuis le temps.
« Je ne t’ai jamais dit que tu pourrais venir, lui rappela-t-il. J’ai juste promis de t’avertir, et je l’ai fait.
— Mais tu ne peux pas me laisser là ! Si je ne sais pas ce qui va se passer ensuite, je me poserai tellement de questions que ma fourrure tombera par touffes entières !
— C’est trop dangereux, Nuage d’Écureuil. Tu dois bien le comprendre, non ? La prophétie est un fardeau suffisamment lourd à porter sans que, en plus, je doive veiller sur toi.
— Veiller sur moi ? Je peux me débrouiller toute seule, merci bien ! Et je viens avec vous, que tu le veuilles ou non. Si tu m’en empêches, je vous suivrai de loin. Pense à ce qui est arrivé aujourd’hui. Comme toi, je ne veux pas retourner au camp pour me faire envoyer sur les épineux pour rien, jour après jour ! »
Il la dévisagea, indécis. Il ne voulait pas prendre la responsabilité de mettre en danger une jeune apprentie… mais elle le serait encore plus si elle les suivait seule en territoire inconnu. Et si elle retournait au camp, dès qu’Étoile de Feu se rendrait compte qu’il avait disparu, il la harcèlerait jusqu’à ce qu’elle lui apprenne tout ce qu’elle savait. Alors, il enverrait peut-être une mission de secours. L’espace d’un instant, il comprit ce qu’être chef impliquait : le poids des doutes et des questions sans réponses pesait plus lourd sur sa fourrure que les eaux gonflées d’une rivière en crue.
Il poussa un soupir si long que son souffle lui chatouilla le bout des pattes.
« D’accord, Nuage d’Écureuil. Tu peux venir. »