« OÙ ALLONS-NOUS DORMIR ? » demanda Nuage d’Écureuil.
Dès que Griffe de Ronce avait accepté de l’emmener avec lui, la peine et la colère de l’apprentie avaient fondu comme neige au soleil. Il lui semblait qu’elle n’avait cessé de parler depuis leur départ de la clairière où Étoile de Feu les avait surpris.
« Tais-toi, souffla-t-il. On doit t’entendre dans toute la forêt. Si quelqu’un nous cherche…
— Ça ne répond pas à ma question ! insista-t-elle en baissant le ton. Où allons-nous dormir ?
— Pas loin des Quatre Chênes. Comme ça, on sera déjà sur place pour retrouver les autres à l’aube. »
Tandis que les deux félins se frayaient un passage à travers les sous-bois, la nuit tomba. Les nuages amoncelés dans le ciel dissimulaient le moindre éclat d’étoile ou de lune. Un vent froid soufflait dans l’herbe et, de nouveau, Griffe de Ronce sentit l’arrivée prochaine de la saison des feuilles mortes.
Sachant qu’on pourrait partir à leur recherche, il avait d’abord pensé s’abriter près des Rochers aux Serpents, que le Clan avait ordre d’éviter. Mais le risque de tomber sur le blaireau, qui chassait la nuit, était trop grand. Il avait donc décidé de se diriger vers le Chemin du Tonnerre, espérant que l’odeur âcre des monstres des Bipèdes masquerait la leur.
« Je connais un chouette arbre à côté du Chemin du Tonnerre, déclara l’apprentie. On peut se faufiler à l’intérieur et s’y cacher.
— Pour que des araignées et autres bestioles nous courent dessus toute la nuit ? Non, merci.
— Pourquoi as-tu toujours réponse à tout ? soupira-t-elle.
— Peut-être parce que, moi, je suis un guerrier. »
Distraite par un bruissement dans les fourrés, Nuage d’Écureuil ne répondit pas et s’arrêta un instant avant de plonger dans les fougères. Elle revint aussitôt avec une souris dans la gueule.
« Bien joué », la félicita-t-il.
À la vue du rongeur, il se rendit compte qu’il mourait de faim. Peu après, il attrapa lui aussi une proie, et les deux félins firent halte pour avaler leur prise en quelques bouchées, les oreilles dressées, guettant le moindre signe d’une patrouille du Clan du Tonnerre. Mais Griffe de Ronce n’entendait que les bruits habituels de la vie nocturne et les vrombissements tout proches des monstres sur le Chemin du Tonnerre. Comme il l’avait espéré, leur puanteur était si forte qu’elle masquait toutes les autres odeurs ou presque. Néanmoins, l’idée de passer la nuit les narines incommodées le dégoûtait.
Une pluie fine et froide se mit à tomber, qui tourna vite à l’averse. La fourrure de Griffe de Ronce fut bientôt détrempée. Il se sentait transi comme il ne l’avait pas été depuis des lunes.
« Il faut nous abriter », miaula Nuage d’Écureuil en frissonnant. Elle semblait frêle et vulnérable avec sa fourrure plaquée sur son corps. « Et si on cherchait cet arbre ? »
Il allait acquiescer mais, au moment où ils sortaient des sous-bois et se retrouvaient sur un accotement d’herbe, le regard de Griffe de Ronce se posa sur le Chemin du Tonnerre, en contrebas. Un monstre passa en hurlant ; ses yeux lumineux projetaient des rais jaunes dans la nuit. Avant de disparaître au loin, la lumière révéla une forme sombre impressionnante : le plus gros monstre qu’il ait jamais vu se tenait sur le bord du chemin, immobile. Son odeur repoussante envahit la bouche et les narines du guerrier.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? fit Nuage d’Écureuil, en s’arrêtant tout près de lui.
— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais rien vu de semblable. Reste ici, je vais l’inspecter. »
Il avança prudemment, s’arrêtant à quelques longueurs de queue de renard du monstre. Était-il mort ? se demanda-t-il. Était-ce pour cela que les Bipèdes l’avaient abandonné ? Ou bien restait-il tapi là, prêt à bondir comme lui-même fondrait sur une souris ?
« Hé, on pourrait se cacher dessous », suggéra Nuage d’Écureuil, qui l’avait rejoint d’un pas léger. Évidemment, elle ne lui avait pas obéi. « On serait protégés de la pluie. »
Griffe de Ronce distinguait à peine l’espace entre le ventre du monstre et le sol. Sa fourrure se hérissa à l’idée de ramper sous la bête, mais il ne voulait pas avoir l’air d’un lâche. De plus, c’était une bonne idée : la puanteur empêcherait d’éventuels poursuivants de les retrouver.
« D’accord, miaula-t-il. Mais laisse-moi… » Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase : l’apprentie s’aplatissait déjà contre le sol pour se faufiler sous le monstre. « … y aller en premier », finit-il, résigné, avant de la suivre.
Le lendemain matin, Griffe de Ronce fut réveillé par la douce lumière de l’aube qui filtrait sous le ventre de la bête. Nuage d’Écureuil était roulée en boule près de lui. L’espace d’un instant, il ne comprit pas pourquoi elle dormait dans sa tanière, et non avec les apprentis. Puis l’odeur horrible et le bourdonnement incessant du Chemin du Tonnerre lui rappelèrent où il se trouvait, et pourquoi. Son voyage allait vraiment commencer ! Mais au lieu de se sentir excité, il fut assailli par le doute. En disparaissant de son Clan sans la permission de son chef, il devenait un exilé, ce qui n’arrangeait rien.
Il s’extirpa de la cachette et huma l’air. L’herbe était encore humide et les buissons au sommet de l’accotement ployaient sous le poids des gouttes. Dans la lumière de l’aube, la brume entre les arbres semblait d’argent. Il n’entendit ni ne vit le moindre chat.
Il se retourna pour appeler l’apprentie :
« Réveille-toi ! Il est temps d’aller aux Quatre Chênes. »
Il s’apprêtait à retourner sous le monstre pour la réveiller lorsqu’elle émergea enfin de la cachette en clignant des yeux.
« Je meurs de faim, gémit-elle.
— On aura le temps de chasser en chemin. Mais on doit partir tout de suite. Les autres vont nous attendre.
— Très bien. »
Elle grimpa jusqu’au sommet du talus et fila vers les Quatre Chênes, longeant le Chemin du Tonnerre. Griffe de Ronce la rattrapa et les deux félins coururent côte à côte. La brume se dissipa, une lumière dorée apparut à l’horizon, là où le soleil se lèverait bientôt. Les oiseaux commençaient à chanter dans les arbres.
Une fois bien réveillée, Nuage d’Écureuil sembla oublier sa faim. Elle se hâtait, sans un regard pour son environnement. Griffe de Ronce hésitait entre gagner les Quatre Chênes au plus vite et ralentir pour mieux guetter d’éventuels dangers. Lorsqu’il entendit les buissons frémir derrière eux, il fit halte, les oreilles dressées et la gueule entrouverte pour mieux flairer leur poursuivant.
« Nuage d’Écureuil ! À couvert ! » souffla-t-il.
Mais elle s’était déjà arrêtée, ses yeux verts tournés dans la direction du bruit. Le guerrier reconnut l’odeur familière du Clan du Tonnerre. Puis les branches d’un buisson s’écartèrent, et Nuage de Feuille en sortit.
Les deux sœurs restèrent figées sur place. Nuage de Feuille s’avança et déposa le paquet qu’elle tenait dans la gueule aux pieds de Nuage d’Écureuil.
« Je vous ai apporté des herbes contre la faim pour le voyage, murmura-t-elle. Vous en aurez besoin. »
Griffe de Ronce braqua son regard sur Nuage d’Écureuil.
« Je croyais que tu n’en avais parlé à personne ! rugit-il, outré. Pourquoi est-elle au courant ? Tu m’as menti !
— C’est pas vrai !
— Non, elle ne t’a pas menti, Griffe de Ronce, répéta la douce voix de Nuage de Feuille. Elle n’a pas eu besoin de m’en parler. Je le savais, c’est tout.
— Tu veux dire que tu es au courant de tout ? Des rêves et du voyage vers là où le soleil sombre dans l’eau ? »
Il lut dans les yeux de l’apprentie guérisseuse sa détresse et son étonnement.
« Non, répondit-elle. Je sais simplement que ma sœur s’en va… Et qu’elle devra affronter un grand danger. »
Griffe de Ronce eut pitié d’elle mais il ne pouvait se laisser attendrir. Il devait savoir à quoi s’en tenir.
« Qui d’autre est au courant ? demanda-t-il sèchement. Tu l’as dit à ton père ?
— Non ! » La colère qui brillait dans ses yeux la faisait soudain ressembler à sa sœur. « Jamais je ne la dénoncerais, pas même pour obéir à Étoile de Feu.
— Elle dit la vérité, Griffe de Ronce », ajouta Nuage d’Écureuil.
Le jeune guerrier hocha lentement la tête.
« Mais je regrette presque de ne pas l’avoir fait, poursuivit Nuage de Feuille, amère. J’aurais peut-être pu t’empêcher de partir. Nuage d’Écureuil, faut-il vraiment que tu t’en ailles ?
— Je le dois ! C’est l’aventure la plus excitante qui me soit jamais arrivée. Tu te rends compte ? C’est un ordre du Clan des Étoiles, alors on ne peut pas considérer que nous enfreignions le code du guerrier. »
Elle rapporta ensuite toute l’histoire à sa sœur. Cette dernière écoutait, transie, pendant que Griffe de Ronce s’impatientait.
« Mais toi, tu n’es pas obligée d’y aller ! Tu ne fais pas partie des élus.
— De toute façon, je ne rentre pas au camp. Pour Étoile de Feu, je ne fais jamais rien comme il faut. Sais-tu qu’il a osé me dire que je n’étais peut-être pas digne d’être une guerrière ? Je vais lui montrer, moi, si j’en suis digne ou pas ! »
Griffe de Ronce jeta un œil vers Nuage de Feuille. Elle savait aussi bien que lui qu’il était inutile de discuter avec la rouquine. Mais il vit autre chose dans les yeux ambrés : une lueur trouble, comme si elle en savait plus qu’elle ne le disait.
« Mais tu pourrais ne jamais revenir », ajouta-t-elle d’une voix mal assurée, qui rappela à Griffe de Ronce qu’avant d’être apprentie guérisseuse, Nuage de Feuille était d’abord une sœur. « Que ferais-je sans toi ?
— Ça va aller », la rassura Nuage d’Écureuil d’un ton doux qui étonna le guerrier. Puis elle pressa son museau contre le flanc de sa sœur. « Il faut vraiment que je parte. Tu le comprends, n’est-ce pas ? »
Nuage de Feuille acquiesça.
« Et tu ne diras à personne où nous sommes allés, promis ?
— Je ne le sais même pas… et vous non plus, d’ailleurs. Mais d’accord, je ne dirai rien. Souviens-toi juste qu’Étoile de Feu t’aime. Ses préoccupations dépassent tout ce que tu peux imaginer. » Elle prit une inspiration hachée avant de poursuivre : « Maintenant, prenez ces herbes et partez. »
Nuage d’Écureuil donna des coups de patte dans le paquet pour constituer deux parts. Tandis qu’ils avalaient tout rond les feuilles amères, Nuage de Feuille les observa, l’air sombre.
« Vous n’avez pas de guérisseurs dans le groupe, mais vous pouvez toujours trouver des herbes utiles sur le chemin. N’oublie pas la feuille de souci pour les blessures. Et la tanaisie contre la toux… Oh, et les baies de genièvre pour apaiser les maux de ventre. Et les feuilles de bourrache guériront la fièvre, si vous en trouvez. »
À croire qu’elle voulait leur transmettre toutes ses connaissances avant leur départ.
« Nous n’oublierons pas », promit Nuage d’Écureuil. Elle avala une dernière bouchée d’herbes et se lécha les babines. « Viens, Griffe de Ronce.
— Au revoir, Nuage de Feuille, miaula-t-il. Que le Clan des Étoiles veille sur toi et le reste du Clan. Si la forêt connaît un danger, il… il se peut que nous ne soyons pas rentrés à temps pour vous aider à le combattre.
— Le Clan des Étoiles en décidera, répondit-elle d’un air triste. Je ferai de mon mieux pour m’y préparer, promis.
— Et ne t’inquiète pas pour ta sœur. Je la protégerai.
— Et moi je veillerai sur lui, lança Nuage d’Écureuil en le défiant du regard, avant de presser sa truffe contre celle de sa sœur. Nous reviendrons, c’est sûr », chuchota-t-elle.
Nuage de Feuille baissa la tête, les yeux embués de larmes. Tandis que Griffe de Ronce se dirigeait une nouvelle fois vers les Quatre Chênes, il vit en se retournant qu’elle les observait toujours, silhouette immobile se découpant sur les fougères. Au moment où il leva la queue en un geste d’adieu, elle fit demi-tour et les sous-bois se refermèrent sur elle.