LORSQUE LES HAUTES PIERRES FURENT LOIN derrière eux et qu’ils retrouvèrent la sensation de l’herbe sous leurs pattes, ils éprouvèrent un véritable soulagement. Maintenant, ils étaient seuls, en petit nombre, sur un vaste territoire inconnu. Nuage de Jais leur avait indiqué un chemin à travers des champs divisés par de hautes clôtures brillantes. Les odeurs des Bipèdes et de leurs chiens étaient nombreuses mais anciennes. Des moutons au corps laineux les observaient alors qu’ils se faufilaient, la tête basse et les oreilles rabattues, peu habitués aux déplacements à découvert.
« À croire qu’ils n’ont jamais vu de chats, maugréa Pelage d’Orage.
— C’est peut-être le cas, répondit Pelage d’Or. Les chats n’ont aucune raison de venir ici. Je n’ai pas flairé la moindre proie depuis qu’on a quitté la grange.
— Eh bien, moi, c’est la première fois que je vois un mouton », fit remarquer Nuage d’Écureuil. Lorsqu’elle s’approcha de l’animal, Griffe de Ronce se plaça derrière elle. Ces bêtes n’étaient pas dangereuses, mais il préférait rester prudent. L’apprentie s’arrêta à une longueur de queue, renifla un bon coup avant de froncer le nez. « Berk ! Ils ressemblent à des nuages sur pattes, mais ils empestent !
— Est-ce qu’on pourrait avancer, pour l’amour du Clan des Étoiles ? s’impatienta Pelage d’Or.
— Je me demande pourquoi il nous envoie si loin, miaula Jolie Plume, qui fit un détour pour éviter une brebis en train de brouter. Pourquoi ne pas nous avoir parlé dans la forêt ? Et pourquoi attendre minuit pour nous délivrer un message ?
— Aucune idée, grogna Nuage Noir, plissant les yeux vers Griffe de Ronce. Peut-être que le guerrier du Clan du Tonnerre le sait. Après tout, il est le seul à avoir vu cet endroit… enfin, c’est ce qu’il prétend.
— Vous en savez autant que moi, se défendit Griffe de Ronce. Il faut que nous fassions confiance au Clan des Étoiles ; tout deviendra bientôt clair.
— Ça ne coûte rien de le dire, ironisa l’apprenti.
— Laisse-le tranquille ! » Sous les yeux ébahis de Griffe de Ronce, Nuage d’Écureuil s’interposa, se plantant devant Nuage Noir. « Griffe de Ronce n’a pas demandé à faire cet autre rêve. Ce n’est pas sa faute si le Clan des Étoiles l’a choisi.
— Mais de quoi tu te mêles, toi ? feula-t-il. Au moins, dans le Clan du Vent, un apprenti sait quand il doit garder le silence.
— C’est vrai ? On ne t’entendra plus ? se moqua Nuage d’Écureuil. En voilà une bonne nouvelle. »
Ses babines découvrant ses dents, Nuage Noir la contourna, avant de poursuivre sa route.
« Merci de ton soutien, murmura Griffe de Ronce.
— Je ne l’ai pas fait pour toi, lâcha-t-elle, les yeux pleins de colère. Je n’allais pas laisser cette stupide boule de poils insinuer que le Clan du Vent est supérieur au Clan du Tonnerre. »
Elle reprit la route, visiblement énervée, et dépassa Jolie Plume et Nuage d’Orage, qui n’avaient rien perdu de la scène.
« Ne t’éloigne pas trop ! » lança Griffe de Ronce, mais elle l’ignora.
Il lui emboîta le pas, regrettant qu’aucun autre chat n’ait essayé de le défendre, pas même Pelage d’Or. Tout comme Jolie Plume, ils devaient tous nourrir des doutes quant à sa vision du soleil sombrant dans l’eau, ne comprenant pas vraiment pourquoi ils devaient se rendre à cet endroit. À chaque pas, Griffe de Ronce sentait un peu plus peser sur ses épaules le poids des responsabilités. Si un seul de ses compagnons venait à se faire blesser, voire tuer durant leur périple, ce serait sa faute. Et si le Clan des Étoiles s’était trompé, cette fois-ci ? Leur foi et leur courage de guerriers ne suffiraient peut-être pas à leur assurer la réussite de leur mission.
Peu après midi, ils atteignirent un premier Chemin du Tonnerre, plus étroit que celui de la forêt. Il était sinueux, si bien que les chats ne pouvaient voir les monstres arriver. De l’autre côté, une haute haie s’étendait dans les deux directions aussi loin que leurs regards portaient.
Nuage Noir s’approcha prudemment pour renifler la surface sombre et dure du Chemin du Tonnerre.
« Berk ! s’exclama-t-il, les narines frémissantes. Ça pue, ce truc ! Pourquoi les Bipèdes en mettent-ils partout ?
— Leurs monstres se déplacent dessus, lui expliqua Pelage d’Orage.
— Je le sais bien ! Ils empestent plus qu’une horde de putois.
— On va rester ici jusqu’au coucher du soleil à parler des Bipèdes ? les interrompit Pelage d’Or. Ou bien on se décide à traverser ? »
Griffe de Ronce se tapit dans l’herbe du bas-côté, les oreilles dressées, guettant le moindre bruit.
« Quand je dirai “maintenant”, cours, dit-il à Nuage d’Écureuil, à côté de lui. Ça va aller. »
L’apprentie ne daigna pas le regarder. Elle était de mauvaise humeur depuis sa querelle avec Nuage Noir.
« Je n’ai pas peur, je te signale, siffla-t-elle.
— Tu devrais, rétorqua Pelage d’Or. Tu n’as donc rien écouté de ce que l’on t’a dit quand on a traversé le Chemin du Tonnerre près des Hautes Pierres ? Mets-toi bien ça dans la tête : les monstres sont dangereux même pour les plus aguerris. Ils en ont tué plus d’un. »
L’apprentie leva la tête vers la guerrière et opina du chef.
« Bien, fit son aînée. Alors, écoute Griffe de Ronce, et au signal, cours comme si ta vie en dépendait.
— Avant de traverser, reprit Griffe de Ronce en haussant la voix, on devrait décider de la marche à suivre de l’autre côté. Nous ne savons pas ce qui nous attend derrière la haie, et la puanteur du Chemin du Tonnerre dissimule toutes les autres odeurs. »
Pelage d’Orage huma l’air, la gueule entrouverte.
« C’est vrai, reconnut-il. Je ne sens rien. Je propose qu’on se retrouve derrière la haie. Si un quelconque danger nous y attendait, à nous six, nous devrions pouvoir nous en sortir.
— Entendu », répondit Griffe de Ronce, impressionné par le raisonnement du guerrier.
Les autres chats, y compris Nuage Noir, approuvèrent.
« Griffe de Ronce, tu donnes le signal », déclara Pelage d’Orage.
De nouveau, le guerrier du Clan du Tonnerre tendit l’oreille. Un grognement grave dans le lointain enfla progressivement pour devenir un véritable rugissement : un monstre surgit dans un virage, son pelage artificiel brillait sous le soleil. Sur son passage, une bourrasque chaude et pleine de sable atteignit les félins, qui toussèrent en reniflant la puanteur que le monstre avait laissée dans son sillage.
Presque aussitôt, une autre créature fila devant eux, dans l’autre sens. Puis le silence retomba. Griffe de Ronce n’entendait plus rien, sauf des aboiements dans le lointain.
« Maintenant ! » hurla-t-il.
Il bondit, imité par Nuage d’Écureuil d’un côté et Jolie Plume de l’autre. Ses coussinets frôlèrent la surface dure puis il atteignit l’étroite bande d’herbe de l’autre côté et se lança à travers la haie, ignorant les branches piquantes qui s’accrochaient à sa fourrure.
Il força le passage et se retrouva à découvert. L’espace d’un instant, il ne comprit pas la scène devant lui et la panique le cloua sur place. Il aperçut un petit feu et l’odeur âcre de la fumée lui irrita la gorge. Un cri aigu retentit, puis un petit de Bipède, guère plus gros qu’un renard, se rua vers lui sur ses pattes épaisses et hésitantes. Soudain, des aboiements retentirent de nouveau tout près de lui.
« Nuage d’Écureuil, ne bouge pas ! »
Mais l’apprentie avait déjà disparu. Il entendit alors Pelage d’Orage.
« Restons groupés ! Par là ! »
Griffe de Ronce scruta les alentours, mais il ne voyait aucun de ses compagnons et ses pattes le conduisirent mécaniquement à l’abri d’un buisson de houx. Le ventre au ras du sol, il rampa dans les feuilles et sentit le contact d’une autre fourrure. Une plainte apeurée accueillit son arrivée ; dans le clair-obscur, il discerna un pelage gris tacheté de blanc et reconnut Jolie Plume.
« Ce n’est que moi, la rassura-t-il.
— Griffe de Ronce ! s’exclama-t-elle d’une voix chevrotante. J’ai cru que c’était le chien !
— As-tu vu les autres ? Sais-tu où est partie Nuage d’Écureuil ? »
La chatte secoua la tête, les yeux agrandis par la peur.
« Ne t’en fais pas, je suis sûr qu’ils vont bien, lui assura-t-il en lui donnant un coup de langue réconfortant sur l’oreille. Je vais jeter un œil par là. »
Il rampa sur une courte distance et leva un instant la tête. Le feu, comprit-il, soulagé, n’était qu’un tas de branchages brûlant dans un périmètre circonscrit. Un Bipède adulte y jetait d’autres branches. Son petit le rejoignit. Griffe de Ronce entendait toujours les aboiements, mais le chien restait invisible, et la fumée l’empêchait de le sentir. Pire, il ne voyait aucun de ses compagnons.
Il se tortilla pour rejoindre Jolie Plume et murmura :
« Suis-moi. Les Bipèdes sont occupés ailleurs.
— Et le chien ?
— Je ne sais pas où il se cache, mais il n’est pas là. Écoute, on va faire comme ça. » Griffe de Ronce savait qu’il devait trouver un plan sur-le-champ pour sortir Jolie Plume de là avant que la panique ne la tétanise tout à fait. Leur buisson de houx poussait près d’une clôture en bois et, un peu plus loin, un petit arbre étendait ses branches jusqu’au jardin suivant. « Par là, indiqua-t-il. Grimpe à cet arbre. Ensuite, on se perchera sur la clôture. De là, on pourra aller n’importe où. »
Il se demanda ce qu’il ferait si la peur empêchait Jolie Plume de bouger, mais la chatte grise chassa ses craintes en hochant vigoureusement la tête.
« Maintenant ? s’enquit-elle.
— Oui… je reste derrière toi. »
Aussitôt, la guerrière fila hors de l’abri, détala le long de la clôture et fit un grand saut pour atteindre l’arbre. Griffe de Ronce, qui la suivait de près, entendit de nouveau le cri du petit de Bipède. Puis il escalada l’arbre en s’aidant de ses griffes et gagna une branche où il put se dissimuler derrière un bouquet de feuilles. Il tourna la tête vers Jolie Plume et son regard plongea dans ses yeux bleus angoissés.
« Griffe de Ronce, miaula-t-elle, je crois que nous venons de le trouver. »
D’un frémissement de moustaches, elle lui indiqua le jardin suivant. Le guerrier tacheté jeta un œil par-dessus les feuilles et aperçut un énorme molosse brun, qui sautait et griffait la clôture comme un fou furieux. En apercevant le matou, la bête émit un aboiement hystérique.
« Crotte de renard ! » lança Griffe de Ronce.
Il se demanda s’ils avaient une chance de s’échapper en passant par le sommet de la clôture, mais celle-ci n’était guère large et le chien la secouait tellement que n’importe quel chat perdrait l’équilibre. Griffe de Ronce imagina les crocs du molosse qui pénétraient sa patte ou son cou. Il décréta qu’il était plus sage de rester dans l’arbre.
« Nous ne retrouverons jamais les autres, à ce rythme-là », gémit Jolie Plume.
Le guerrier entendit une porte s’ouvrir. Le Bipède qui apparut alors hurla sur le chien mais ce dernier ne cessait d’aboyer en malmenant la clôture. Le Bipède cria de nouveau avant de venir attraper le chien par son collier et le traîner, malgré ses protestations, jusqu’au nid. La porte se referma ; les aboiements continuèrent quelques instants avant de cesser tout à fait.
« Tu vois ? miaula Griffe de Ronce. Même les Bipèdes peuvent être utiles. »
Jolie Plume acquiesça, visiblement soulagée. Le matou se laissa glisser de l’arbre jusqu’à la clôture et trotta en équilibre pour atteindre la haie qui bordait le Chemin du Tonnerre. De là, il avait un excellent point de vue sur les jardins des environs. Tout semblait calme.
« Je ne les vois ni ne les entends, chuchota la guerrière en le rejoignant.
— Moi non plus, mais c’est peut-être bon signe, lui fit-il remarquer. Si les Bipèdes les avaient attrapés, ils feraient un tel raffut qu’on les entendrait forcément. »
Il n’en était pas si certain, mais cette affirmation sembla rassurer Jolie Plume.
« À ton avis, qu’est-ce qu’on devrait faire ? demanda-t-elle.
— Le danger se trouve à l’intérieur des jardins. Nous serons davantage en sécurité de l’autre côté de la haie, près du Chemin du Tonnerre. Les monstres ne nous gêneront pas si nous restons sur le côté et, une fois qu’on aura atteint le bout des nids de Bipèdes, il n’y aura plus de problème.
— Et les autres ? »
Il n’avait pas de réponse à cette question. Impossible de chercher leurs compagnons avec tous ces Bipèdes et leurs chiens. Son estomac se noua en pensant à Nuage d’Écureuil, seule et désemparée dans cet endroit inconnu et effrayant.
« Ils feront sûrement comme nous, miaula-t-il, espérant avoir l’air convaincant. Si ça se trouve, ils nous y attendent peut-être déjà. Dans le cas contraire, je reviendrai là à la nuit tombée, lorsque les Bipèdes dormiront. »
Jolie Plume acquiesça, l’air tendu. Les deux félins sautèrent de la clôture, leurs coussinets atterrirent dans une herbe rase mais brillante. Ils se faufilèrent à travers la haie, jusqu’au Chemin du Tonnerre, où ils restèrent à bonne distance de sa surface noire et lisse. Des monstres les dépassaient de temps en temps, mais Griffe de Ronce s’inquiétait tellement pour les autres qu’il remarquait à peine leur rugissement et les bourrasques de vent qu’ils soulevaient.
Finalement, ils atteignirent le bout de la haie. Le Chemin du Tonnerre traçait une courbe pour en rejoindre une autre un peu plus loin. Entre les deux se trouvaient des buissons d’aubépine. De l’autre côté du Chemin du Tonnerre, les champs s’étendaient jusqu’à l’horizon. Une brise froide ébouriffa la fourrure de Griffe de Ronce, dont le regard ne cessait de contempler le soleil déclinant.
« Que le Clan des Étoiles soit loué ! » soupira la chatte.
Griffe de Ronce se dirigea vers les buissons. Là, ils seraient en sécurité. Certains de leurs amis les y attendaient peut-être. Laissant Jolie Plume monter la garde, il s’enfonça entre les branches, les cherchant du regard, appelant leurs noms en chuchotant. Pas de réponse. Aucune odeur familière.
Lorsqu’il retrouva Jolie Plume, elle se tenait assise, la queue enroulée autour des pattes. Une souris morte gisait à ses pieds.
« On partage ? proposa-t-elle. Je l’ai attrapée, mais je n’ai pas vraiment d’appétit. »
La vue du rongeur rappela au guerrier à quel point il avait faim. Il avait bien mangé ce matin-là dans la grange de Nuage de Jais, mais ils avaient fait du chemin depuis.
« Tu es sûre ? Je pourrais m’en attraper une…
— Non, vas-y, insista-t-elle en poussant sa proie vers lui d’un coup de patte.
— Merci. » Il s’installa près d’elle et prit une bouchée ; la chaude saveur de la viande réjouit ses papilles. « Essaye de ne pas t’en faire, conseilla-t-il à la guerrière tandis qu’elle se forçait à manger un peu. Je suis sûr qu’on les retrouvera bientôt. »
Jolie Plume s’arrêta de mâcher pour le regarder d’un air inquiet.
« Je l’espère, dit-elle. Ça me fait bizarre d’être séparée de Pelage d’Orage. Nous avons toujours été plus proches que les autres frères et sœurs. Sans doute parce que notre père venait d’un Clan différent. »
Griffe de Ronce hocha la tête, se rappelant à quel point lui et Pelage d’Or avaient été complices lorsqu’ils étaient chatons. Il leur avait fallu du temps pour accepter l’héritage sanglant que leur avait laissé Étoile du Tigre.
« Tu es bien placé pour le comprendre, poursuivit-elle, l’encourageant d’un mouvement de la queue à prendre une autre bouchée de souris.
— Oui, reconnut-il dans un haussement d’épaules. Mais contrairement à vous, mon père ne me manque pas. J’aimerais honorer son souvenir, mais c’est impossible.
— Ce doit être très difficile, compatit-elle, pressant son museau contre son épaule. Au moins, moi, je vois Plume Grise lors des Assemblées. Et nous sommes très fiers qu’il soit devenu lieutenant.
— Lui aussi est très fier de vous », lui apprit-il, trop heureux d’éviter de parler davantage de son propre père.
Une fois sa part de souris terminée, il s’efforça d’élaborer un plan pendant que Jolie Plume finissait de manger. En passant la tête hors des buissons, il avisa le soleil qui se couchait à l’horizon, traçant de ses derniers rayons le chemin qu’ils devraient suivre dès qu’ils seraient à nouveau réunis.
« Ils ne sont pas là ? demanda la guerrière en venant le rejoindre, soufflant son haleine chaude et douce dans son oreille.
— Non. Je vais devoir y retourner. Tu restes là au cas où… »
Un cri de rage l’interrompit. Des miaulements où se mêlaient la colère et la peur leur parvinrent, depuis le dernier jardin. Bondissant sur ses pattes, Griffe de Ronce croisa le regard éberlué de Jolie Plume.
« Ils sont là ! s’exclama-t-il. Et ils ont des ennuis ! »