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CHAPITRE 18
« NOUS ALLONS BIENTÔT MANQUER de pavot des bois, lança Museau Cendré, qui avait sorti la tête de sa tanière. J’ai presque tout utilisé pour soigner les yeux de Longue Plume. Pourrais-tu aller m’en chercher ? »
Nuage de Feuille leva les yeux de sa tâche : elle mâchait des feuilles de pâquerettes qu’elle transformait en cataplasme.
« Bien sûr, miaula-t-elle en recrachant les derniers brins. J’ai presque fini. Veux-tu que j’aille porter le remède à Perce-Neige ?
— Non, je ferais mieux de l’examiner moi-même. Ses articulations lui font mal depuis que le temps a tourné à l’humidité. » La guérisseuse rejoignit son apprentie dans la clairière et émit un ronronnement approbateur en reniflant la mixture. « C’est parfait, tu peux y aller. Emmène un guerrier avec toi. Le meilleur pavot des bois se trouve près des Quatre Chênes, le long de la frontière du territoire du Clan de la Rivière. Au fait, il paraît que les guerriers du Clan du Vent continuent à venir boire chez lui.
— Ils y vont encore ? Mais il a tellement plu que leurs ruisseaux doivent de nouveau couler à flots !
— Va dire ça au Clan du Vent… » soupira Museau Cendré.
Tandis que l’apprentie guérisseuse franchissait le tunnel de fougères menant à la clairière principale, elle remisa cette information dans un coin de son esprit. Cette querelle ne regardait pas le Clan du Tonnerre et elle avait suffisamment de soucis avec Nuage d’Écureuil et Griffe de Ronce. Le soleil s’était déjà levé quatre fois depuis leur départ. Au plus profond d’elle, elle savait que sa sœur était toujours en vie, mais elle ignorait où elle se trouvait et ce qu’elle y faisait.
Comme elle n’avait pas mangé ce matin-là, elle se rendit au tas de gibier, où Poil de Châtaigne finissait un campagnol.
« Bonjour ! » fit la jeune guerrière écaille en agitant la queue, pendant que Nuage de Feuille se choisissait une souris.
L’apprentie la salua à son tour, avant de poursuivre :
« Poil de Châtaigne, tu as quelque chose de prévu ce matin ?
— Non », répondit-elle en avalant une dernière bouchée. Elle s’assit et se lécha les babines d’un air satisfait. « Pourquoi ?
— Museau Cendré m’a demandé d’aller aux Quatre Chênes récolter du pavot des bois. Elle m’a conseillé d’y aller accompagnée.
— Génial ! » La guerrière bondit sur ses pattes, une lueur d’excitation dansant dans ses yeux ambrés. « Au cas où le Clan du Vent pénétrerait accidentellement sur notre territoire ? Qu’il essaye ! »
Alors qu’elles allaient s’engager dans le tunnel d’ajoncs, Étoile de Feu en émergea, la tête et la queue basses, suivi de Poil de Fougère et de Perle de Pluie. Le cœur de l’apprentie se serra soudain : la fourrure de son père semblait avoir perdu de son éclat.
« Rien de neuf ? » s’enquit Poil de Châtaigne doucement. Nuage de Feuille comprit que son amie connaissait la raison de leur patrouille.
« Non, admit Étoile de Feu en secouant la tête. Aucune trace d’eux. Ni de leur odeur ni de leur passage, rien du tout. Ils ont disparu.
— Ils ont dû quitter le territoire depuis des jours, fit remarquer Poil de Fougère d’un air sombre. Cela ne sert plus à rien d’envoyer des patrouilles à leur recherche.
— Tu as raison, reconnut le chef en soupirant. Leur destin est entre les pattes du Clan des Étoiles. »
Nuage de Feuille pressa son museau contre son flanc, tandis que son père lui caressait les oreilles du bout de la queue. Puis il rejoignit Tempête de Sable au pied du Promontoire et, ensemble, ils se dirigèrent vers la tanière d’Étoile de Feu.
Elle se sentait coupable de dissimuler des informations, de cacher à son père que sa sœur était en vie, bien que loin du territoire du Clan du Tonnerre. Alors qu’elle suivait Poil de Châtaigne hors du camp, elle crut que tout le monde regardait ses poils hérissés par la gêne.
Le soleil poursuivit son ascension et les brumes matinales se dissipèrent. La journée promettait d’être chaude, même si les arbres rouge et or annonçaient la saison des feuilles mortes. Nuage de Feuille et Poil de Châtaigne se dirigeaient droit vers les Quatre Chênes. L’apprentie guérisseuse ronronnait de plaisir en voyant la jeune guerrière inspecter chaque buisson, chaque fossé qu’elles croisaient. La blessure à l’épaule de Poil de Châtaigne qui avait retardé son baptême ne semblait plus qu’un mauvais souvenir. Alors qu’elle était plus âgée que Nuage de Feuille, elle avait conservé l’énergie et la bonne humeur d’un chaton.
Près de la frontière, l’apprentie entendit un clapotis et aperçut la rivière miroiter à travers les sous-bois. Elle trouva d’épaisses bottes de pavot des bois à l’endroit indiqué par son mentor et entreprit d’en couper autant qu’elle pourrait en porter.
« Moi aussi, je pourrais en rapporter, suggéra son amie. Berk… le Clan de la Rivière a marqué son territoire ici. Cette odeur me fait friser la fourrure ! »
Elle s’absorba dans la contemplation de la pente qui menait à la rivière pendant que Nuage de Feuille continuait sa tâche. Cette dernière avait presque fini lorsqu’elle entendit sa camarade l’appeler :
« Viens voir ça ! »
L’apprentie rejoignit la jeune guerrière en quelques bonds et vit, en contrebas, un groupe de chats du Clan du Vent venus étancher leur soif. Elle reconnut parmi eux Étoile Filante et Moustache, l’ami d’Étoile de Feu.
« C’est donc vrai ! s’exclama-t-elle.
— Et regarde un peu, répondit Poil de Châtaigne, la queue tendue vers une patrouille du Clan de la Rivière qui traversait le pont des Bipèdes. À mon avis, il va y avoir du grabuge. »
Patte de Brume était à la tête de la patrouille. Elle avait emmené avec elle Plume de Faucon, le nouveau guerrier, et un chat noir plus vieux que Nuage de Feuille ne connaissait pas. Ils descendirent au bord de la rivière, faisant halte à quelques longueurs de queues des visiteurs. Patte de Brume parla la première, mais la distance empêchait les deux chattes d’entendre ce qu’elle disait.
« Si seulement on pouvait s’approcher un peu… soupira Poil de Châtaigne, les oreilles frémissantes.
— À mon avis, franchir la frontière est une très mauvaise idée, miaula l’apprentie, nerveuse.
— Je le sais bien. Mais j’aurais bien aimé entendre leur conversation », souffla-t-elle, résignée.
Le pelage de Patte de Brume était maintenant ébouriffé, sa queue avait doublé de volume. Étoile Filante s’avança pour lui parler. Plume de Faucon fit une remarque à son lieutenant, mais la chatte grise secoua la tête et recula d’un pas, visiblement contrariée.
Étoile Filante retrouva les siens, qui finirent de se désaltérer avant de reprendre le chemin de leur territoire. Ils prenaient leur temps : Nuage de Feuille eut l’impression qu’ils partaient parce qu’ils avaient fini de boire et non parce que Patte de Brume les avait chassés. Plusieurs chats du Clan du Vent crachèrent devant la patrouille du Clan de la Rivière en passant, et l’apprentie remarqua que Patte de Brume s’échinait à empêcher ses deux guerriers d’attaquer. Ils n’étaient que trois face à eux tous. Nuage de Feuille pouvait imaginer la frustration du lieutenant de ne pouvoir faire respecter les frontières de son territoire, et ce à cause de l’accord passé lors de la dernière Assemblée.
Lorsque les chats du Clan du Vent eurent disparu, Patte de Brume emmena ses deux acolytes jusqu’à la rive. Instinctivement, Nuage de Feuille l’appela. Lorsqu’elle l’aperçut, la guerrière grise vint la rejoindre après une brève hésitation au sommet du coteau.
« Bien le bonjour, miaula-t-elle. La chasse est bonne, en ce moment ?
— Très bonne, merci », répondit l’apprentie. Elle adressa un regard entendu à Poil de Châtaigne, lui intimant de ne pas évoquer la scène qu’elles venaient de voir. « Tout va bien pour le Clan de la Rivière ? »
— Tout va bien, sauf… » Elle s’interrompit, avant de poursuivre. « Avez-vous vu Pelage d’Orage et Jolie Plume, par hasard ? Il y a quatre aubes qu’ils ont disparu de notre territoire. Personne ne les a revus depuis…
— Nous avons suivi leur trace jusqu’aux Quatre Chênes, mais bien sûr, nous n’avons pas pu continuer nos recherches en territoire ennemi », ajouta Plume de Faucon, qui venait d’arriver et n’avait rien perdu des propos de son lieutenant. Le guerrier noir était resté près de la rivière, où il montait la garde.
Plume de Faucon salua courtoisement les deux chattes d’un signe de tête. C’était un guerrier massif à la fourrure lustrée. L’espace d’un instant, il rappela à l’apprentie guérisseuse un autre chat… Mais personne de sa connaissance ne possédait de tels yeux bleus perçants.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-elle. Jolie Plume et Pelage d’Orage ont quitté le Clan de la Rivière ?
— Oui, admit le lieutenant, le regard troublé. Nous pensions qu’ils avaient décidé de rejoindre leur père au sein du Clan du Tonnerre.
— Non, nous ne les avons pas vus, lui apprit l’apprentie.
— Mais nous aussi, nous avons perdu des chats ! s’exclama Poil de Châtaigne, la queue battant l’air vigoureusement. Et… oui, c’était aussi il y a quatre aubes !
— Quoi ? fit Patte de Brume, incrédule. Qui donc ?
— Griffe de Ronce et Nuage d’Écureuil », répondit Nuage de Feuille en grimaçant.
Elle aurait préféré que son amie ne divulgue pas cette information. D’instinct, elle aurait choisi de ne rien dire aux autres Clans, mais il était trop tard.
« Serait-il possible qu’une bête les ait enlevés ? demanda Patte de Brume comme si elle réfléchissait à haute voix. Un prédateur ? Je me souviens de ces chiens…
— Non, je suis sûre que ce n’est pas ça, déclara Nuage de Feuille pour la rassurer sans se trahir. Si un renard ou un blaireau les avait attaqués, nous aurions trouvé des traces. Des odeurs, des crottes, ou autre chose… »
Le lieutenant du Clan de la Rivière ne savait que penser. Soudain, les yeux de Poil de Châtaigne s’illuminèrent.
« Et s’ils avaient décidé de quitter la forêt ensemble ? avança la guerrière.
— Je sais que Jolie Plume et Pelage d’Orage avaient parfois l’impression d’être des intrus : le Clan leur reprochait souvent que leur père soit issu du Clan du Tonnerre. Et Griffe de Ronce devait porter le fardeau d’être le fils d’Étoile du Tigre. Mais Nuage d’Écureuil… Quelle raison aurait-elle de quitter son foyer ? »
La prophétie du feu et du tigre, se dit Nuage de Feuille, avant de se souvenir que sa sœur n’en avait pas connaissance. Nuage d’Écureuil était partie à cause de l’attitude insupportable de leur père. Mais en vérité, seul le rêve de Griffe de Ronce l’y avait poussée. Nuage de Feuille se devait cependant de garder le silence.
« Il se peut que les autres Clans aient aussi des disparus, intervint Plume de Faucon. Nous devrions nous renseigner. Ils en savent peut-être plus que nous.
— C’est vrai », convint Patte de Brume. Jetant un regard noir vers la rive où le Clan du Vent était venu boire, elle ajouta : « Il ne sera pas difficile de parler à Étoile Filante et les siens. Mais personne ne pourra interroger le Clan de l’Ombre avant la prochaine Assemblée.
— C’est bientôt, fit remarquer l’apprentie.
— Es-tu certaine de pouvoir t’adresser facilement au Clan du Vent ? » osa demander Poil de Châtaigne, comme si elle mettait Patte de Brume au défi d’admettre que le Clan ennemi venait toujours se désaltérer sur son territoire.
La guerrière grise recula d’un pas, soudain grandie, ses yeux lançant des éclairs. La chatte qui partageait l’instant précédent ses craintes était redevenue le lieutenant du Clan de la Rivière, dissimulant les faiblesses de son camp.
« J’imagine que tu as vu la scène, tout à l’heure, siffla-t-elle. Étoile Filante a brisé l’esprit de son pacte avec Étoile du Léopard. Elle leur a permis de venir à la rivière uniquement parce que l’eau manquait sur leur territoire, et il le sait très bien.
— On aurait dû les chasser ! s’exclama Plume de Faucon d’un ton sec, ses yeux bleu pâle rivés dans la direction prise par le Clan du Vent un peu plus tôt.
— Tu sais qu’Étoile du Léopard nous l’a interdit », lui rappela son lieutenant. Son ton suggérait qu’ils avaient déjà eu cette discussion. « Elle affirme qu’elle tiendra parole quels que soient les actes d’Étoile Filante. »
Plume de Faucon hocha la tête, mais Nuage de Feuille remarqua qu’il ne cessait de sortir et de rentrer les griffes, comme s’il lui tardait de les plonger dans la fourrure des importuns. Peu importait qu’il ne soit pas né dans la forêt, il devenait jour après jour un guerrier formidable, se dit-elle, aussi exceptionnel, à sa façon, que sa sœur, Papillon.
« Salue Papillon de ma part », lui lança-t-elle. Elle eut soudain une idée : elle fit un pas vers sa pile de pavot des bois coupé, en préleva quelques tiges qu’elle se hâta de déposer devant Plume de Faucon. « Cela pourrait lui être utile, expliqua-t-elle. Museau Cendré s’en sert pour soigner des problèmes de vue. J’ai l’impression que ça pousse mieux de notre côté de la frontière.
— Merci, répondit-il, reconnaissant.
— Nous ferions mieux d’y aller, miaula Patte de Brume. Nuage de Feuille, annonce la disparition de Pelage d’Orage et Jolie Plume à Étoile de Feu, et demande-lui de nous prévenir s’il y a du neuf.
— Je n’y manquerai pas. »
De nouveau, la culpabilité s’empara de la chatte tandis qu’elle regardait la patrouille du Clan de la Rivière remonter le cours d’eau. Elle était la seule à connaître les deux prophéties : celle qui avait entraîné Griffe de Ronce et Nuage d’Écureuil vers l’inconnu, et celle qui avait convaincu Étoile de Feu que les deux jeunes félins seraient impliqués dans la destruction de son Clan. Malgré tout, elle n’en savait pas assez. Le Clan des Étoiles avait choisi de ne pas lui parler du destin de la forêt, et elle avait l’impression que même la pleine lune, qui brillerait au-dessus de la prochaine Assemblée, ne ferait pas la lumière sur ces sombres questions.
Le temps que Poil de Châtaigne et elle regagnent le camp, chargées de pavot des bois, le soleil était presque au zénith.
« On ferait mieux d’aller faire notre rapport à Étoile de Feu, miaula la jeune guerrière une fois les herbes déposées chez Museau Cendré. Il sera certainement intéressé d’apprendre que des chats du Clan de la Rivière ont également disparu. »
Nuage de Feuille acquiesça et mena son amie jusqu’à l’antre de son père, au pied du Promontoire. La clairière regorgeait de félins profitant des dernières chaleurs. Nuage d’Araignée et Nuage Ailé étaient affalés à l’ombre des fougères qui abritaient leur tanière, tandis que Flocon de Neige et Cœur Blanc faisaient leur toilette au soleil. Fleur de Bruyère et Pelage de Poussière se tenaient devant la pouponnière, observant leurs petits jouer ensemble.
Une vague de tristesse s’empara de Poil de Châtaigne. On aurait pu penser que Griffe de Ronce et Nuage d’Écureuil n’avaient jamais existé, à croire qu’ils avaient sombré dans la mémoire collective comme un chat se noie dans la rivière, englouti par les eaux tumultueuses.
Cette impression se dissipa un peu lorsqu’elles atteignirent l’antre du chef et annoncèrent leur venue. Il les invita à entrer, et l’apprentie se glissa entre le rideau de lichen. Elle aperçut son père roulé en boule dans son nid. Plume Grise était assis près de lui. L’anxiété qui se lisait dans les yeux des deux chats rassura Nuage de Feuille : tout le monde n’avait pas oublié sa sœur et Griffe de Ronce.
« Nous avons des nouvelles », miaula aussitôt Poil de Châtaigne, avant de rapporter tout ce que leur avait appris Patte de Brume.
Le lieutenant se leva d’un bond, prêt à filer à la recherche de ses enfants disparus.
« Si un renard les a attrapés, je le retrouverai et l’écorcherai vif ! » feula-t-il.
Étoile de Feu resta dans son nid, mais sortit les griffes, prêt à les plonger dans la fourrure de la créature inconnue qui lui avait dérobé sa fille.
« Les chiens n’ont pas pu revenir ? marmonna-t-il. Le Clan des Étoiles ne nous demanderait pas de les affronter une seconde fois !
— Non, rien n’indique qu’il s’agisse des chiens, le rassura Nuage de Feuille. Jolie Plume et Pelage d’Orage ont dû partir avec Griffe de Ronce et Nuage d’Écureuil… Ils avaient donc une bonne raison de quitter les territoires. »
Elle tenta désespérément d’évaluer les informations qu’elle pouvait révéler sans laisser deviner aux deux pères inquiets qu’elle en savait bien plus encore. Jusque-là, elle avait gardé secrète sa vision des chats voyageurs, envoyée par le Clan des Étoiles près de la Pierre de Lune. Même Museau Cendré l’ignorait. Mais elle savait maintenant qu’elle devait l’évoquer. Elle ne brisait pas sa promesse, se dit-elle. Elle ne trahissait aucun des secrets de Griffe de Ronce et de sa sœur.
« Étoile de Feu, reprit-elle, hésitante, tu sais à quel point Nuage d’Écureuil et moi sommes proches ? Eh bien, parfois, je sais exactement ce qu’elle fait, même si elle se trouve très loin.
— C’est impossible ! Pas à ce point…
— Si, je te le promets. Lorsque je me suis rendue à la Pierre de Lune, le Clan des Étoiles m’a envoyé une vision d’elle. Elle était saine et sauve, et d’autres chats l’accompagnaient. » Elle vit dans le regard intense de son père à quel point il ne demandait qu’à la croire. « Nuage d’Écureuil est en vie, conclut-elle, et elle n’est pas seule. Quatre chats sont plus en sécurité que deux.
— Plaise au Clan des Étoiles que tu aies raison. »
Les yeux de Plume Grise reflétaient toujours sa peur et ses doutes.
« Même si c’est vrai, déclara le lieutenant, pourquoi sont-ils partis sans nous dire où ils allaient, sans nous en donner la raison ? Si Pelage d’Orage et Jolie Plume avaient des ennuis, pourquoi ne sont-ils pas venus me voir ?
— Il est possible que des chats aient également disparu dans les deux autres Clans, poursuivit Poil de Châtaigne. On devrait le leur demander. »
Les deux mâles échangèrent un regard.
« Pourquoi pas ? » miaula Étoile de Feu. Nuage de Feuille voyait à quel point il s’efforçait d’avoir l’air autoritaire, d’agir en chef de Clan et non en père de famille désespéré. « La prochaine Assemblée est dans quelques jours.
— Que le Clan des Étoiles veille sur eux ! » ajouta Plume Grise avec ferveur.
L’apprentie guérisseuse devina qu’il ne croyait pas à sa propre prière. Il connaissait suffisamment les dangers au-delà des territoires. En quittant l’antre de son père, son fardeau lui sembla plus lourd encore. De tous les chats de la forêt, elle était la seule à connaître l’existence et la teneur des deux prophéties.
Mais je ne suis qu’une novice, se dit-elle, inquiète. Je les ai entendues par hasard, non parce que les guerriers de jadis ont choisi de me les confier. Qu’est-ce que le Clan des Étoiles attend de moi ?
Cette nuit-là, elle eut du mal à s’endormir, tournant et se retournant dans sa litière de fougères tandis que la Toison Argentée scintillait au-dessus de sa tête. Elle aurait tout donné pour savoir ce qui était arrivé aux chats voyageurs, mais elle n’avait aucun moyen de le découvrir.
Lorsqu’elle glissa enfin dans l’inconscience, elle se retrouva dans l’obscurité, filant ventre à terre à travers une forêt fantomatique.
« Nuage d’Écureuil ! Nuage d’Écureuil ! » appela-t-elle.
Seuls lui répondirent le hululement d’une chouette et le glapissement d’un renard. La mort soufflait son haleine glaciale sur ses talons, à chaque pas d’un peu plus près et, malgré ses feintes et ses détours, Nuage de Feuille savait que la situation était sans espoir.