ISIDORE CONDUISIT LES GUERRIERS le long du bois. Griffe de Ronce était inquiet : il gardait le souvenir de leur échappée de la veille, après l’attaque du chien. De plus, il commençait à regretter d’avoir suivi le vieux matou. Nuage Noir et Pelage d’Or semblaient eux aussi dubitatifs. Mais ils n’avaient pas le choix. Les nids de Bipèdes se succédaient à perte de vue et les nuages encombraient toujours le ciel, empêchant les compagnons de se guider grâce au soleil.
« Tu penses qu’on trouvera bientôt de quoi se nourrir ? demanda-t-il à Isidore tandis qu’ils quittaient les bois pour s’engager sur une pelouse parsemée de fleurs multicolores. Les poissons d’hier étaient bien maigres, et Nuage Noir n’en a même pas mangé.
— Pour sûr, je connais un endroit », répondit-il.
Le matou lança un regard hostile à Nuage Noir, espérant ainsi lui clouer le bec.
Le vieux félin leur fit traverser la pelouse, vers une énième rangée de nids de Bipèdes. Anxieux, Griffe de Ronce observa le matou s’aplatir contre le sol pour se faufiler sous un portail en bois, grognant sous l’effort. Une fois de l’autre côté, il s’ébroua avec entrain.
« Encore des Bipèdes ? feula Nuage Noir. Il est hors de question que j’entre là-dedans.
— Comme tu veux, miaula Isidore, qui se dirigeait déjà vers la porte d’entrée, la queue bien haute.
— Nous ferions mieux de rester groupés, murmura Griffe de Ronce. Rappelez-vous ce qui s’est produit la dernière fois. »
Nuage Noir renifla d’un air méprisant mais ne dit rien. Personne ne protesta. Un par un, ils se glissèrent sous le portail pour rejoindre leur guide. Nuage Noir passa en dernier, jetant des coups d’œil inquiets de part et d’autre.
Isidore les attendait près de la porte entrouverte. Une lumière aveuglante éclairait l’intérieur du nid, qui regorgeait de formes et d’odeurs inconnues.
« Tu veux vraiment qu’on entre là-dedans ? s’indigna-t-il. Dans un nid de Deux-Pattes ? »
Isidore agita la queue, impatient.
« La nourriture est à l’intérieur. Je connais bien l’endroit. J’y viens souvent.
— Nous perdons notre temps », grogna Pelage d’Or.
Griffe de Ronce eut l’impression que sa sœur avait peur : elle plantait ses griffes dans la surface dure de l’allée, comme pour montrer son anxiété.
« On ne peut pas entrer là-dedans, reprit-elle. On n’est pas des chats domestiques. Manger la nourriture des Bipèdes va à l’encontre du code du guerrier.
— Oh, allez, quoi, miaula Pelage d’Orage, tapotant amicalement l’oreille de la guerrière du bout de la queue. Il n’y a pas de mal à cela. Nous faisons un long voyage et si nous pouvons trouver de quoi manger facilement, nous gagnerons du temps… Le Clan des Étoiles comprendra. »
La guerrière secoua la tête, peu convaincue, mais Jolie Plume sembla rassurée par le raisonnement de son frère et le suivit prudemment à l’intérieur.
« C’est ça, les encouragea Isidore. La nourriture est là-bas, dans des bols… Elle n’attend que nous. »
L’estomac de Griffe de Ronce gargouilla. Le poisson de la veille n’était plus qu’un souvenir.
« Entendu, miaula-t-il. Je crois que Pelage d’Orage a raison. Allons-y, mais vite. »
Nuage d’Écureuil ne l’avait pas attendu pour bondir vers la lumière, suivant de près Isidore. Griffe de Ronce l’imita, mais Pelage d’Or et Nuage Noir restèrent sur le seuil.
« On monte la garde ! » lui lança la guerrière.
Le frère et la sœur du Clan de la Rivière s’affairaient déjà au-dessus des bols. Griffe de Ronce jeta un œil sceptique sur leur contenu : des boulettes dures qui ressemblaient à des crottes de lapin, mais l’odeur qui s’en dégageait lui disait qu’il pouvait les manger sans crainte.
Nuage d’Écureuil plongea le nez dans l’autre bol. Lorsqu’elle releva la tête, son museau était couvert d’une substance blanche, et ses yeux brillaient.
« C’est délicieux ! s’exclama-t-elle. Isidore, qu’est-ce que c’est ?
— Du lait. Un peu comme celui que ta mère te donnait quand tu étais petite.
— Et les chats domestiques en boivent tous les jours ? Ouah ! Ça vaut presque la peine de quitter la forêt ! » conclut-elle avant de replonger le nez dans le bol.
Griffe de Ronce se tapit près d’elle et lapa quelques gouttes du liquide blanc. L’apprentie avait raison : c’était riche et savoureux. On sentait à peine l’odeur des Bipèdes. Il s’installa à son aise et but avidement.
Il sut que les problèmes arrivaient en entendant un grincement et un cri de Bipède suraigu. En se tournant, le guerrier tacheté avisa un petit de Bipède qui courut pour prendre Jolie Plume dans ses bras.
Surprise, la guerrière poussa un gémissement effrayé et essaya de se libérer. En vain. La créature la tenait fermement. Pelage d’Orage tendit les pattes avant vers sa sœur, mais son ravisseur n’y prêta pas attention. Griffe de Ronce contemplait la scène, interdit. Jolie Plume ! Il chercha Isidore du regard et le découvrit qui se dirigeait à pas menus vers le Bipède adulte qui se tenait dans l’embrasure de la porte. Le matou agita la queue en signe de bienvenue.
Puis Nuage Noir surgit du jardin, tourbillon de jais aux yeux bleus furieux.
« T’es content ? cracha-t-il à Griffe de Ronce. C’est ta faute ! T’as laissé ce vieux sac à puces nous attirer ici. »
L’accusation laissa le jeune guerrier bouche bée. L’apprenti n’attendit d’ailleurs pas sa réponse. Il fit face au petit de Bipède, les babines retroussées.
« Laisse-la partir ou je te réduis en charpie ! » feula-t-il.
Le petit de Bipède, qui caressait Jolie Plume en poussant des cris de joie, ne remarqua pas le chat noir. Le novice allait s’élancer lorsque Nuage d’Écureuil s’interposa.
« Attends, cervelle de souris ! Ce n’est qu’un bébé. Il faut s’y prendre autrement. »
Elle alla se placer aux pieds de l’enfant et lui lança un regard implorant tout en ronronnant et se frottant contre ses jambes.
« Bonne idée ! » s’exclama Pelage d’Orage, qui imita l’apprentie.
Les yeux du petit de Bipède s’illuminèrent. Il poussa un cri et se pencha pour caresser Nuage d’Écureuil. Au même instant, sentant l’étreinte se desserrer, Jolie Plume réussit à se libérer.
« Allons-y ! » lança Griffe de Ronce.
Les félins filèrent vers la porte et dévalèrent l’allée jusqu’au portail. Tandis que Griffe de Ronce se faufilait dessous, il entendit le petit de Bipède hurler après eux.
« Par là ! » ordonna-t-il en détalant vers des fourrés.
Une fois à l’abri des branches basses chargées de feuilles luisantes, il fut soulagé de voir que tous l’avaient suivi. Peu après, le souffle court et la démarche pesante, Isidore les rejoignit.
« Sors d’ici ! cracha Nuage Noir. C’est toi qui nous as guidés jusque-là, pour que les Bipèdes nous attrapent. » Se tournant vers Griffe de Ronce, il ajouta : « Si tu m’avais écouté, tout cela ne serait pas arrivé. »
Isidore agita une oreille mais ne sembla guère disposé à partir.
« Je ne vois point pourquoi vous vous en faites, les petits jeunes. Ces Deux-Pattes sont bien élevés. Jamais ils ne feraient de mal à un chat.
— Non, ils se contenteraient de le capturer, gronda Pelage d’Or. À l’évidence, ce petit de Bipède voulait faire de Jolie Plume son chat domestique.
— Je ne risquais rien, intervint la guerrière. J’aurais pu m’échapper toute seule, mais je ne voulais pas griffer l’enfant. Nuage d’Écureuil a eu une très bonne idée », conclut-elle en remerciant l’apprentie d’un regard.
La rouquine inclina la tête, gênée.
« Quand on sera rentrés, si jamais l’un d’entre vous s’avise de répéter que j’ai ronronné aux pieds d’un Bipède, lança-t-elle en serrant les dents, je le transforme en chair à corbeau. Juré craché. »
Malgré les protestations de Nuage Noir, les chats, guidés par Isidore, poursuivirent leur périple. Toute la journée, le vieux matou les entraîna sur des chemins de Bipèdes qui leur endolorissaient les pattes. Ils avançaient d’un pas furtif à l’abri des murs, quand ils ne devaient pas traverser en un éclair les Chemins du Tonnerre sous le nez de monstres rugissants.
Au crépuscule, Griffe de Ronce, épuisé, peinait à mettre une patte devant l’autre. Ses compagnons n’étaient guère plus vaillants. Nuage d’Écureuil boitait et la queue de Nuage Noir traînait au sol. Se souvenant que l’apprenti n’avait toujours pas mangé, Griffe de Ronce se demanda s’ils trouveraient du gibier en plein milieu du camp de Bipèdes.
« Isidore ! lança-t-il, s’efforçant de hâter le pas pour rattraper le matou. Connais-tu un lieu sûr où nous pourrions passer la nuit ? N’importe où, pourvu qu’on puisse y trouver à manger… et pas de la nourriture pour chat domestique. Il nous faut un endroit où nous pouvons chasser. »
Isidore se laissa tomber lourdement à l’angle de deux Chemins du Tonnerre et leva une patte arrière pour se gratter l’oreille.
« J’suis point sûr qu’il y aura du gibier, croassa-t-il. Mais je connais un coin où on pourra passer la nuit tranquilles, un peu plus loin.
— Loin comment ? grogna Pelage d’Or. Je ne sens plus mes coussinets.
— Pas loin. »
Isidore se remit tant bien que mal sur ses pattes. Griffe de Ronce devait reconnaître que leur guide montrait plus d’endurance qu’il ne s’y attendait.
« Pas loin du tout, même », répéta-t-il.
Tandis que Griffe de Ronce se motivait pour repartir, il aperçut une lueur rougeâtre sur la surface dure du Chemin du Tonnerre. En tournant la tête, il vit avec horreur que les nuages s’étaient dissipés et que, entre deux nids de Bipèdes, le soleil se couchait à l’horizon… droit derrière eux. Ils avaient progressé dans la direction opposée !
« Isidore ! gémit-il. Regarde ! »
Le vieux chat cligna des yeux devant le ciel embrasé.
« On aura beau temps demain. Pour sûr.
— Du beau temps ! feula Nuage Noir. Il nous guide dans la mauvaise direction depuis le début. »
Nuage d’Écureuil s’effondra, la tête posée sur ses pattes.
« Nous sommes censés nous diriger vers le couchant, fit remarquer Griffe de Ronce. Isidore, sais-tu vraiment où tu vas ?
— Évidemment, se défendit-il, sa fourrure miteuse soudain hérissée. Mais… c’est juste que dans les camps de Bipèdes, on est toujours obligé de faire des détours.
— Il nous a menti, lâcha Pelage d’Or.
— Sans blague, railla Nuage Noir. Il ne saurait pas trouver sa propre queue même avec ses deux pattes. Laissons-le là et continuons de notre côté. »
Un autre monstre les dépassa en rugissant. Pelage d’Orage, qui se tenait au bord du chemin, fit un bond de côté sous une averse de graviers.
« Attendez, miaula-t-il. D’accord, Isidore nous entraîne dans la mauvaise direction. Mais on ne peut pas partir sans lui. On n’arriverait jamais à sortir de ce camp de Bipèdes. »
Jolie Plume hocha la tête d’un air triste avant de rejoindre son frère pour l’aider à débarrasser sa fourrure des graviers.
Griffe de Ronce dut reconnaître qu’ils avaient raison. Il ravala sa frustration, essayant de ne pas penser à tout ce temps perdu.
« D’accord, déclara-t-il. Isidore, montre-nous l’endroit où nous pourrons dormir. La nuit porte conseil. »
Ignorant le mépris de Nuage Noir, il suivit une nouvelle fois les pas du vieux matou.
Le temps qu’ils atteignent l’abri, le soir était tombé. Cependant, leur chemin restait éclairé par les lumières des Bipèdes qui brillaient comme de petits soleils sales. Isidore les conduisit dans des buissons entourés d’une clôture en bois. Les écarts entre les planches étaient suffisamment larges pour qu’un chat s’y faufile. Ils venaient de trouver un abri, ils pourraient boire dans les flaques, et peut-être même chasser.
« Voilà ! lança Isidore, les moustaches frémissant de satisfaction. Ce n’est point si mal ? »
Ce n’était pas mal du tout, se dit Griffe de Ronce. Il se demandait si le matou les avait conduits là délibérément ou s’il avait trouvé cet endroit par un heureux hasard. Malgré leur fatigue, les compagnons se mirent aussitôt en quête de nourriture. Les souris qu’ils attrapèrent étaient maigres et empestaient le Bipède, mais ils les savourèrent comme les plus dodus des campagnols.
Nuage d’Écureuil ne fit qu’une bouchée de la sienne et se remit à l’affût pour en trouver une autre.
« Je donnerais n’importe quoi pour un bol de lait… soupira-t-elle. Je plaisante ! ajouta-t-elle à l’intention de Nuage Noir qui montrait déjà les dents. Décoince-toi un peu ! »
L’apprenti lui tourna le dos, trop épuisé pour se quereller.
Au grand soulagement de Griffe de Ronce, tous ses compagnons s’installèrent bientôt pour dormir. Il se roula en boule sous des branches basses qui lui rappelaient la tanière des guerriers. Il tenta d’apercevoir le ciel entre les feuilles, mais les lumières aveuglantes des Bipèdes dissimulaient l’éclat de la Toison Argentée. Le Clan des Étoiles lui semblait soudain très loin.
Le lendemain, ils progressèrent tant bien que mal, suivant les indications d’Isidore. Griffe de Ronce avait l’impression qu’ils marchaient depuis plusieurs saisons, longeant les hauts murs rougeâtres des Bipèdes. Ils lui semblaient aussi vertigineux que les falaises de son cauchemar. Le guerrier tacheté était maintenant presque certain que le vieux matou avançait au hasard, peu soucieux de savoir s’ils allaient dans la bonne direction. Mais les guerriers ne pouvaient espérer retrouver seuls la sortie du camp. Le soleil était de nouveau dissimulé par les nuages, et la pluie tombait en averses régulières.
« On n’en sortira jamais, se lamenta Pelage d’Or alors qu’ils s’apprêtaient une nouvelle fois à traverser un Chemin du Tonnerre.
— Arrête de te plaindre, rétorqua Pelage d’Orage. On ne peut rien y faire, de toute façon. »
Le ton hostile du guerrier, d’habitude de bonne composition, étonna Griffe de Ronce. Mais ils étaient tous fatigués, même après une bonne nuit de sommeil. Leur espoir s’étiolait peu à peu. Lorsque Pelage d’Or adressa un regard mauvais au guerrier gris, les poils de sa nuque hérissés, son frère vint se placer devant elle.
« Calmez-vous », tous les deux, miaula-t-il.
Il s’interrompit car Pelage d’Orage fit volte-face et traversa le chemin comme une flèche, manquant de peu de se faire écraser par un monstre. Jolie Plume gémit avant de le rejoindre.
« Et ne prenez pas de risques inutiles ! » lança Griffe de Ronce.
Le frère et la sœur l’ignorèrent. Le guerrier du Clan du Tonnerre haussa les épaules et se tourna vers Nuage d’Écureuil, qui était tapie près de lui au bord du Chemin, attendant le moment propice pour traverser.
« Je te dirai quand tu pourras y aller, la prévint-il.
— Je n’ai pas besoin de ton aide ! Arrête de te prendre pour mon père. »
Elle bondit aussitôt sur la surface dure. Heureusement, aucun monstre ne surgit.
Griffe de Ronce se lança à la poursuite de l’apprentie et la rattrapa de l’autre côté. Il colla son museau au sien et lui parla d’un ton furieux.
« Si tu refais une chose aussi stupide, tu vas regretter que je ne sois pas ton père ! Je me montrerai bien plus dur que lui avec toi.
— Si seulement il était là ! Au moins, Étoile de Feu saurait où aller, lui. »
Que répondre à cela ? Elle avait raison. Étoile de Feu, le chef héroïque du Clan du Tonnerre, n’aurait jamais laissé l’équipée si mal tourner. Pourquoi le Clan des Étoiles l’avait-il choisi ? Pourquoi ?
Il se tourna vers le vieux matou, qui traversait tranquillement le Chemin du Tonnerre comme s’il avait l’éternité devant lui.
« Isidore, combien de temps va-t-il nous falloir pour sortir de ce camp de Bipèdes ?
— Oh, point longtemps, point longtemps du tout, répondit-il dans un ronronnement amusé. Vous, les petits jeunes, vous êtes trop impatients. »
Nuage Noir émit un grognement et fit un pas vers leur guide.
« On est peut-être impatients, mais on n’est pas gâteux, nous ! lâcha-t-il. Avance ! »
Isidore l’observa, clignant des yeux.
« Chaque chose en son temps », répondit-il sans bouger. Il huma l’air, puis se tourna vers le Chemin du Tonnerre. « Par là.
— Il ne sait même pas où il va », feula Nuage Noir, qui le suivit tout de même.
La journée leur sembla interminable. Lorsque la lumière se mit à décliner, tous claudiquaient le long d’une haute clôture. Griffe de Ronce avait l’impression que ses coussinets étaient à vif à force de marcher sur de la pierre. Il se languissait de la fraîcheur apaisante de la végétation sous ses pas.
Il allait demander à Isidore de leur trouver un endroit pour la nuit, mais huma soudain une odeur prégnante, peu familière. Il s’arrêta pour tenter de l’identifier. Au même moment, Pelage d’Or se hâta de le rejoindre.
« Griffe de Ronce, as-tu senti cette odeur ? Elle me rappelle le charnier, près du territoire du Clan de l’Ombre. Restons sur nos gardes. Il y a sûrement des rats. »
Le jeune guerrier acquiesça. Maintenant que sa sœur l’avait mentionné, il percevait nettement une odeur de rat au milieu des autres puanteurs qui émanaient des ordures des Bipèdes. Un coup d’œil en arrière lui apprit que ses compagnons, éprouvés par la peur, les doutes et la longue marche de la journée, avaient rompu les rangs.
« Dépêchez-vous ! lança-t-il. Restez groupés ! »
Un couinement sec l’interrompit : trois énormes rats se faufilèrent sous la clôture et vinrent lui barrer le chemin, leur queue dénudée levée bien haut. Leurs petits yeux vicieux luisaient au milieu de leur visage pointu. Griffe de Ronce discernait même l’éclat de leurs incisives.
Aussitôt, le premier rat se jeta sur lui. Le guerrier fit un bond en arrière et sentit les petites dents claquer à un poil de sa patte. Il le griffa au visage, l’envoyant au sol dans un couinement. Un autre rongeur prit sa place. Ils étaient de plus en plus nombreux à se faufiler sous la clôture, envahissant le chemin comme une rivière mauvaise, gémissante. Pelage d’Or hurla lorsqu’un rat plongea ses dents dans son épaule. Son frère ne put l’aider car deux autres rats attaquèrent le jeune chasseur, qui disparut sous une masse grouillante de petites boules de poils.
Au début, il pouvait à peine reprendre son souffle. L’odeur répugnante des rongeurs emplissait ses narines jusqu’à l’asphyxier. Il distribua des coups de pattes et enfonça ses griffes au hasard dans la fourrure et la chair ennemies. Un rat couina, avant de lâcher prise. Une fois sur ses pattes, Griffe de Ronce en profita pour se débarrasser d’une autre vermine d’un coup de dents à l’oreille.
Tout près de lui, Nuage d’Écureuil se débattait sous un rat presque aussi gros qu’elle. Avant que son camarade ait le temps de l’aider, elle repoussa son assaillant et se jeta sur lui, les oreilles rabattues, les mâchoires entrouvertes pour laisser éclater un cri de fureur. Le rongeur s’enfuit. L’apprentie s’en détourna pour en frapper un autre agrippé au dos de Jolie Plume. Des éclaboussures écarlates s’échappaient des griffes acérées du rat.
Griffe de Ronce se jeta de nouveau dans la bataille ; voyant que Nuage Noir, les crocs plantés dans la patte d’un rat, se faisait traîner au sol, le jeune guerrier chassa le rongeur d’un seul coup de patte puis fit volte-face pour affronter le prochain attaquant. Pelage d’Orage et Jolie Plume combattaient côte à côte au pied de la clôture ; Pelage d’Or, dont l’épaule saignait abondamment, secoua un rat par la queue avant de le laisser tomber et de le mordre de toutes ses forces à la gorge. Isidore était revenu sur ses pas, avançant péniblement dans la marée de rongeurs, les écartant d’un coup de patte puissant.
Le combat s’acheva aussi vite qu’il avait débuté. Les survivants décampèrent par le trou dans la clôture. Nuage Noir n’eut pas même le temps de frapper son adversaire une dernière fois avant de le voir disparaître de l’autre côté.
Griffe de Ronce était à bout de souffle. Il sentait des élancements dans sa queue et l’une de ses pattes avant. Il constata que certains rats bougeaient encore faiblement. Du gibier frais, pensa-t-il mollement. Mais il n’avait plus la force de rassembler les corps des rongeurs ni même de manger. Ses compagnons s’étaient réunis autour de lui, les yeux écarquillés. Toutes les querelles avaient été balayées par la peur commune.
« Isidore, miaula Griffe de Ronce d’une voix exténuée. Nous devons nous reposer. Là-bas, ça irait ? »
Du bout de la queue, il indiqua un trou dans le mur de l’autre côté du Chemin du Tonnerre, face au charnier où se trouvaient les rats. Au-delà, tout était sombre. Il percevait une odeur de Bipède, mais elle était ancienne.
« Bien sûr, répondit le matou en clignant des yeux. Ce sera parfait. »
Cette fois-ci, Griffe de Ronce fut le premier à traverser. Ils étaient tellement épuisés que, si un monstre était arrivé, il aurait pu tous les écraser. Mais le Clan des Étoiles veillait sur eux. Nuage Noir, Pelage d’Orage et Jolie Plume traînèrent des rats de l’autre côté, pendant que Nuage d’Écureuil soutenait Pelage d’Or de son épaule. La guerrière, qui boitait terriblement, laissait une trace de sang dans son sillage.
Derrière le mur se trouvait un terrain clos près d’un nid de Bipèdes abandonné. Des pierres irrégulières sortaient du sol où des flaques d’eau graisseuse s’étaient formées. Nuage Noir pencha la tête pour y boire, avant de grogner de dégoût. Mais il n’avait plus la force de se plaindre.
Rien ne pouvait faire office de litière. Les chats se couchèrent les uns contre les autres dans un coin, excepté Nuage d’Écureuil qui partit fureter derrière le mur. Elle revint avec des toiles d’araignée qu’elle appliqua sur l’épaule de Pelage d’Or.
« Si seulement j’arrivais à me souvenir des herbes dont se sert Nuage de Feuille contre les morsures de rat… gémit-elle.
— Tu ne trouverais rien ici, de toute façon, murmura Pelage d’Or en grimaçant de douleur. Merci quand même, Nuage d’Écureuil. Ça me soulage déjà beaucoup.
— On ferait mieux de monter la garde, annonça Griffe de Ronce. Ces rats pourraient revenir. Je prends le premier tour, ajouta-t-il, de peur que certains ne protestent. Vous autres, allez dormir, mais pas avant d’avoir nettoyé vos blessures. »
Tous ses camarades obéirent sans poser de questions, même Nuage Noir. Ils avaient eu tellement peur qu’ils étaient soulagés de recevoir des ordres, se dit Griffe de Ronce.
Il regagna le trou dans le mur et s’assit dans l’ombre, le regard rivé par-delà le Chemin du Tonnerre, là où les rats avaient surgi. Tout était calme. Griffe de Ronce n’avait rien d’autre à faire que de ruminer sur la mauvaise tournure de leur périple. Avant tout, il s’inquiétait pour sa sœur. Ils souffraient tous de nombreuses égratignures, mais l’entaille de Pelage d’Or était profonde et pas belle à voir. De plus, il savait que de toutes les blessures, la morsure de rat était la plus redoutée de son Clan. Comment feraient-ils si la plaie s’infectait, ou si sa jambe se raidissait tant que la guerrière ne pouvait plus marcher ?
Un léger mouvement près de lui le fit sursauter, mais ce n’était que Nuage d’Écureuil. Malgré sa fourrure crasseuse et une coupure sur la truffe, ses yeux brillaient toujours. Griffe de Ronce se prépara à recevoir ses critiques, mais contre toute attente elle lui parla d’une voix douce.
« Pelage d’Or s’est endormie.
— Tant mieux. Tu… tu t’es bien battue aujourd’hui. Pelage de Poussière serait fier de toi. »
Il poussa un long soupir, rongé par le doute et l’inquiétude. À sa grande surprise, Nuage d’Écureuil pressa son museau dans sa fourrure pour le réconforter.
« Ne t’en fais pas, miaula-t-elle. On va s’en sortir. Le Clan des Étoiles veille sur nous. »
Savourant son odeur douce et chaude, Griffe de Ronce ne demandait qu’à la croire.