:
CHAPITRE 21
NUAGE DE FEUILLE S’ÉVEILLA EN SURSAUT dans son nid de fougères devant la tanière de Museau Cendré. Le soleil se levait à peine, ses rayons scintillaient sur les gouttes de rosée perlant au bout de chaque fronde de fougère, de chaque brin d’herbe. L’air frais rappelait à l’apprentie que la saison des feuilles mortes laisserait bientôt place à la saison des neiges.
Au début, elle ne sut ce qui l’avait tirée de son sommeil. Dans l’aube silencieuse, seuls lui parvinrent le soupir du vent dans les cimes et les murmures des guerriers dans la clairière principale. Museau Cendré ne l’avait pas appelée non plus. Pourtant, elle était sur le qui-vive, prête à intervenir.
Presque malgré elle, ses pattes la menèrent à l’entrée du gîte de son mentor. Jetant un coup d’œil à l’intérieur du rocher, elle murmura :
« Museau Cendré, tu dors ?
— Plus maintenant, répondit la guérisseuse d’une voix ensommeillée. Qu’y a-t-il ? Une attaque du Clan de l’Ombre ? Une visite surprise du Clan des Étoiles ?
— Non, répondit l’apprentie, gênée. Je voulais juste te demander si nous avions de la racine de glouteron.
— De la racine de glouteron ? »
Nuage de Feuille entendit la guérisseuse se lever et, l’instant d’après, elle sortit la tête de la fissure.
« Pour quoi faire ? lui demanda-t-elle. Au fait, rappelle-moi dans quel cas on l’utilise.
— Pour soigner les morsures de rat, Museau Cendré. » La petite chatte s’assit, la queue enroulée autour des pattes, tentant de calmer les battements de son cœur : il palpitait comme si elle venait de revenir en courant des Quatre Chênes. « Surtout si elles sont infectées.
— Effectivement. » Museau Cendré sortit dans la petite clairière, en fit le tour et tâta du bout de la patte les bouquets de fougères. « C’est bien ce que je pensais. Pas de rat.
— Je le sais bien, miaula Nuage de Feuille, impuissante. Je voulais juste m’assurer qu’on avait de la racine de glouteron, c’est tout.
— Tu as eu une vision ? s’enquit son mentor, les yeux plissés.
— Non, je… En fait, je crois que si, mais je ne sais pas ce qu’elle signifie. Et je ne m’en souviens même pas… »
Museau Cendré la considéra calmement de ses yeux bleus.
« C’est peut-être un signe du Clan des Étoiles, miaula-t-elle enfin.
— Alors peux-tu me dire comment je dois l’interpréter ? la supplia l’apprentie. Je t’en prie ! »
Elle fut étonnée de voir son mentor secouer la tête.
« Le signe, si c’en est un, n’appartient qu’à toi. Tu sais que le Clan des Étoiles ne nous parle jamais en termes clairs. Ses messages sont contenus dans de petites manifestations… les poils qui se hérissent, les pattes qui tremblent…
— L’impression qu’une chose est bonne, ou mauvaise, ajouta Nuage de Feuille.
— Exactement. Être guérisseur, c’est en partie apprendre à reconnaître ces messages instinctivement… et nous savons toutes deux à quel point cela peut être difficile. Tu dois pourtant essayer, maintenant.
— Je ne sais pas trop comment m’y prendre, reconnut-elle, grattant la terre d’une patte. Et si je me trompais sur sa signification ?
— Crois-tu donc que je ne me trompe jamais ? Tu dois faire confiance à ton jugement. Sache-le, Nuage de Feuille, un jour, tu deviendras une guérisseuse formidable… peut-être même aussi douée que Petite Feuille. »
L’apprentie en resta bouche bée. Elle avait entendu bien des histoires sur la guérisseuse surdouée qui avait été tuée peu après l’arrivée d’Étoile de Feu dans le Clan. Même dans ses rêves les plus fous, jamais elle n’aurait pensé qu’un jour on la comparerait à elle.
« Museau Cendré, tu n’es pas sérieuse ?
— Bien sûr que si, répondit-elle sèchement. Je ne parle pas pour le plaisir de m’entendre. Quant au glouteron, tu en trouveras au bord de la combe sablonneuse. Pourquoi n’irais-tu pas en ramasser quelques racines… comme ça nous serons parées, au cas où. »
Tout en quittant le camp d’un pas léger, l’apprentie essaya de se souvenir de son rêve. Mais rien ne lui revint, mis à part l’image d’obscurs nids de Bipèdes et celle d’une lumière aveuglante sur un Chemin du Tonnerre. Elle se demanda si ce rêve venait vraiment du Clan des Étoiles. Elle avait plutôt l’impression que c’était Nuage d’Écureuil qui tentait de lui dire quelque chose, même si la force du lien qui les unissait avait faibli avec la distance. Nuage de Feuille n’avait plus revu sa sœur ou ses compagnons dans ses rêves mais, pour une raison inconnue, elle était de plus en plus convaincue qu’elle s’était fait mordre par un rat.
Si seulement j’étais partie avec elle, se lamenta-t-elle. Ils ont besoin d’un guérisseur. Oh, Nuage d’Écureuil, où es-tu ?
Dans la combe sablonneuse, Poil de Souris et Cœur d’Épines entraînaient leurs apprentis. Nuage de Feuille s’arrêta un instant pour les observer, mais ne parvint pas à s’intéresser à la scène. À croire que l’éclat du soleil aspirait toute son énergie, l’empêchant de mettre une patte devant l’autre.
Elle n’eut aucun mal à trouver les hautes tiges du glouteron. Creusant sous les feuilles au parfum puissant, elle déterra plusieurs racines, dont elle gratta la terre avant de les rapporter dans l’antre de Museau Cendré, où elle les disposa en une pile nette près des autres plantes médicinales.
Ce soir-là aurait lieu l’Assemblée, se souvint-elle. Lorsque son mentor lui avait appris qu’elle l’accompagnerait, elle avait attendu ce moment avec impatience, pour revoir Papillon. Maintenant, elle ne se sentait pas la force de rejoindre les Quatre Chênes. Elle aurait volontiers renoncé à toutes les Assemblées de sa vie future pour avoir la certitude que sa sœur était saine et sauve.
Le temps que les guerriers du Clan du Tonnerre rejoignent l’Assemblée, l’apprentie se sentait mieux. Elle avait fait une courte sieste dans l’après-midi, le nez empli du parfum du glouteron qui collait à sa fourrure, et s’était réveillée en meilleure forme.
Dès qu’elle pénétra dans la clairière des Quatre Chênes, Papillon s’avança vers elle.
« Bonsoir, la salua Nuage de Feuille. Comment ça va ?
— Bien, dans l’ensemble, mais il y a tant à apprendre ! Parfois je ne me sens pas plus proche du Clan des Étoiles qu’avant notre voyage à la Grotte de la Vie…
— Nous avons tous cette impression, la rassura son amie. Tous les guérisseurs de la forêt ont dû ressentir cela à un certain moment.
— Mais je pensais acquérir plus de sagesse, protesta Papillon, ses grands yeux troublés. Je pensais marcher dans les pas du Clan des Étoiles et connaître la réponse à toutes les questions… »
Elle semblait si découragée que Nuage de Feuille se pencha vers elle pour lui donner un coup de langue amical.
« Patience. Chaque jour, nous nous rapprochons un peu plus du Clan des Étoiles. » Comme Papillon ne semblait guère convaincue, elle ajouta : « Papillon, y a-t-il une chose en particulier qui te tracasse ? »
La guerrière sursauta.
« Oh, non, fit-elle en secouant sa tête dorée et majestueuse. Rien du tout. Mais… »
Nuage de Feuille n’entendit pas la suite. Un cri puissant couvrit la voix de Papillon : Étoile Filante, perché sur le Grand Rocher, demanda le silence. Étoile du Léopard se tenait près de lui, tandis qu’Étoile de Feu et Étoile de Jais, le chef du Clan de l’Ombre, restaient un peu en retrait.
Étoile du Léopard fut la première à parler.
« Étoile Filante, la pluie est tombée nombre de fois depuis la dernière Assemblée. Les ruisseaux du territoire du Clan du Vent ont-ils retrouvé leur vigueur ?
— Oui, Étoile du Léopard, reconnut-il en inclinant la tête.
— Alors je te retire la permission de venir boire à la rivière. Dès lors, mes guerriers pourchasseront tout membre du Clan du Vent découvert sur nos terres. »
Elle ne mentionna pas le fait que le Clan du Vent avait continué à venir à la rivière alors qu’il n’en avait plus besoin. Néanmoins, sa voix retentit clairement et son visage traduisait ce qu’elle ne pouvait exprimer avec des mots.
Étoile Filante se tourna vers le chef du Clan de la Rivière, sans ciller.
« Étoile du Léopard, le Clan du Vent te remercie de ton aide et ne trahira pas ta confiance. »
La guerrière inclina légèrement la tête et recula. Soudain, il y eut des remous dans l’assistance et un guerrier tacheté aux épaules massives se leva. C’était Plume de Faucon, le frère de Papillon.
« Avec ta permission, Étoile du Léopard, j’aimerais prendre la parole. »
Cette requête étonna son chef. Il était peu habituel que de jeunes guerriers parlent lors d’une Assemblée.
« J’attends », fit-elle.
Plume de Faucon hésita, grattant le sol par timidité. Mais Nuage de Feuille vit son regard bleu passer d’un côté puis de l’autre, comme pour s’assurer que tout le monde l’observait.
« Je ne sais pas si je devrais le dire, mais… quand les guerriers du Clan du Vent venaient à la rivière, ils ne se contentaient pas de boire. Je les ai vus nous voler du poisson.
— Quoi ? s’indigna Étoile Filante avant de bondir au bord du Grand Rocher, prêt à se jeter sur le guerrier du Clan de la Rivière. Comment oses-tu affirmer une chose pareille ? Aucun de mes guerriers n’a jamais volé de gibier ! »
C’était un mensonge. Nuage de Feuille se rappelait que sa sœur avait vu une patrouille du Clan du Vent sur le territoire du Clan du Tonnerre, avec un campagnol volé.
« Y a-t-il d’autres témoins ? demanda Étoile du Léopard à Plume de Faucon.
— Je ne pense pas, répondit-il, l’air de s’excuser. J’étais seul à ce moment-là. »
Le regard de son chef parcourut la clairière, mais personne ne parla. Nuage de Feuille hésita à intervenir, mais elle n’avait pas vu la scène de ses propres yeux. Nuage d’Écureuil et Griffe de Ronce avaient disparu depuis longtemps, et Pelage de Poussière, lui aussi présent ce jour-là, n’était pas venu à l’Assemblée. Elle garda donc le silence.
Étoile Filante se tourna vers le chef du Clan de la Rivière.
« Je jure sur le Clan des Étoiles que le Clan du Vent n’a pris que de l’eau. Vas-tu nous condamner sur la foi d’un seul témoignage ?
— Traites-tu mon guerrier de menteur ?
— Et toi, traites-tu tous mes guerriers de voleurs ? » s’enquit Étoile Filante, les babines retroussées et les griffes sorties.
Dans la clairière, des chats des deux Clans poussèrent des cris de protestation. Nuage de Feuille observait les guerriers autour d’elle s’invectiver. Sa fourrure se dressa tant elle redoutait que la trêve sacrée de l’Assemblée ne soit brisée.
« Plume de Faucon devait-il vraiment déclencher cela ? murmura-t-elle comme pour elle-même.
— Et qu’aurait-il dû faire, à ton avis ? rétorqua Papillon pour défendre son frère. Se taire et laisser le Clan du Vent s’en tirer à bon compte ? Tous les chats du Clan de la Rivière savent que pour deux queues de souris ils seraient prêts à t’arracher la fourrure. »
Ses yeux ambrés lançaient des éclairs. Elle se leva d’un bond, comme si elle guettait le début du combat.
Patte de Pierre, son mentor, feula de colère. Il lui rappela que les guérisseurs étaient censés préserver la paix. Papillon lui coula un regard en coin, mi-furieuse, mi-honteuse.
« Arrêtez ! » Ce seul mot résonna dans la clairière. Nuage de Feuille avisa Étoile de Feu qui s’était avancé au bord du rocher. « Le Clan des Étoiles est contrarié… Regardez la lune ! »
Dans un même mouvement, Nuage de Feuille et le reste de l’assemblée levèrent la tête. La pleine lune flottait au-dessus des arbres. Non loin, un nuage solitaire dérivait vers elle, alors que le vent soufflait à peine sur la clairière. L’apprentie frissonna. Si le Clan des Étoiles était irrité au point que la lune se voile, alors l’Assemblée devrait être dissoute.
Les guerriers se rassirent, l’agressivité laissant place à la peur.
La voix d’Étoile de Feu retentit de nouveau.
« Étoile du Léopard, Étoile Filante, mènerez-vous vos troupes au combat sur la foi d’un seul témoignage ? Plume de Faucon, est-il possible que tu te sois trompé ? »
Après quelques secondes de réflexion, le guerrier tacheté plissa les yeux vers le chef du Clan du Tonnerre.
« Je rapporte ce que j’ai vu, répondit-il enfin. Peut-être ai-je été victime d’une illusion d’optique.
— Alors ne brisons pas l’amitié entre nos Clans, déclara Étoile de Feu. Étoile Filante a déjà promis de ne plus revenir à la rivière.
— Et je tiendrai parole. Mais tu devrais apprendre le respect à tes jeunes guerriers, Étoile du Léopard.
— Tu n’as pas à me dire ce que je dois faire ! »
La meneuse était toujours courroucée, mais la menace du combat s’était dissipée. Dans le ciel, le nuage poursuivit sa course, comme si la colère du Clan des Étoiles s’était apaisée.
« Rappelez-vous comme il fait bon vivre dans la forêt en ce moment, lança Étoile de Feu aux deux chefs tendus. Nous avons du gibier en abondance et les ruisseaux gargouillent de nouveau partout. Nous sommes bien préparés pour la saison des feuilles mortes et la saison des neiges. Il n’y a aucune raison pour que les uns envahissent le territoire des autres. » Il adressa un regard à Étoile de Jais. Ce dernier était resté assis dans son coin depuis le début : il prenait plaisir à la querelle. « Mais nos frontières sont toujours bien gardées, ajouta-t-il à dessein.
— Les nôtres aussi », siffla Étoile du Léopard, qui recula d’un pas comme pour reconnaître que la dispute avait pris fin.
Étoile Filante se retira lui aussi, laissant Étoile de Feu seul au bord du rocher. Nuage de Feuille savait ce qu’il allait dire. Son père prit le temps de choisir ses mots avec soin. Il ne voulait pas que les autres Clans pensent qu’il avait chassé ses propres guerriers.
« Au cours du dernier quartier de lune, se lança-t-il, le guerrier Griffe de Ronce et l’apprentie Nuage d’Écureuil ont quitté le Clan du Tonnerre. Nous ne savons pas où ils sont partis, mais nous avons des raisons de penser qu’ils ne sont pas seuls. » Il se tourna vers les autres chefs avant de poursuivre : « Certains des vôtres ont-ils disparu ? »
Étoile du Léopard répondit sans faire de difficultés. Patte de Brume lui avait sans doute rapporté la disparition de Pelage d’Orage et de Jolie Plume.
« Deux guerriers ont quitté le Clan de la Rivière, Pelage d’Orage et Jolie Plume, la veille du premier quartier de lune. Au début, nous pensions qu’ils avaient traversé la rivière pour aller vivre sur ton territoire, Étoile de Feu. Puisqu’ils ont des liens avec le Clan du Tonnerre. » Son ton reflétait sa désapprobation. « Il n’est pas impossible qu’ils soient partis ensemble. »
Silence.
Puis Étoile Filante se racla la gorge avant de parler doucement :
« Le Clan du Vent a perdu un apprenti : Nuage Noir. À la même époque. Je pensais qu’un renard ou un blaireau l’avait attrapé, mais il est peut-être parti avec les vôtres », ajouta-t-il.
Des murmures s’élevèrent dans la clairière. Un chat les interpella :
« Comment savez-vous qu’ils sont partis ensemble ? Il y a peut-être un prédateur dans la forêt qui nous enlève les uns après les autres ! »
Les murmures s’intensifièrent, et on entendit même un cri de terreur. Autour de Nuage de Feuille, les guerriers échangeaient des regards apeurés avant de bondir sur leurs pattes comme pour quitter la clairière.
« Et si c’étaient les chiens ? coupa une autre voix. Ils sont peut-être revenus ! »
Étoile de Feu se plaça tout au bord du rocher et contempla l’assemblée. Il fixa Nuage de Feuille un instant. L’apprentie frissonna. Il n’allait tout de même pas évoquer le lien qui l’unissait à sa sœur devant tout le monde ?
Elle se détendit lorsqu’il reprit la parole.
« Nous aussi, nous avons pensé à un prédateur. Mais nous n’en avons trouvé aucune trace. Et croyez-moi, si les chiens étaient de retour, le Clan du Tonnerre le saurait. Nous sommes certains que ces chats sont partis de leur plein gré. »
Sa voix posée sembla calmer l’assistance. Ceux qui s’étaient levés se rassirent, même s’ils paraissaient toujours mal à l’aise.
« Et dans le Clan de l’Ombre ? s’enquit Étoile de Feu en se tournant vers Étoile de Jais. Y a-t-il eu des disparitions ? »
Le chef hésita. Ce Clan avait toujours gardé ses secrets, comme si les informations pouvaient être aussi précieuses que du gibier.
« Pelage d’Or, miaula-t-il enfin. Je me disais qu’elle avait rejoint son frère dans le Clan du Tonnerre. »
De nouveau, l’assemblée fut parcourue de murmures.
« Cela fait au moins un chat de chaque Clan ! s’exclama Papillon. Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi le Clan des Étoiles ne m’a-t-il rien montré ? » soupira-t-elle, frustrée.
Nuage de Feuille aurait voulu dire à son amie ce que Nuage d’Écureuil et Griffe de Ronce lui avaient appris avant leur départ. Elle se demanda si Museau Cendré évoquerait sa vision dans les fougères en feu, feu et tigre ensemble, peut-être unis dans un même but : la destruction de la forêt. Mais lorsqu’elle aperçut la guérisseuse dans la foule, tapie près de Petit Orage au pied du Grand Rocher, cette dernière garda la tête basse et ne pipa mot.
« À ton avis, que devrions-nous faire, Étoile de Feu ? s’enquit Étoile Filante.
— Malheureusement, pas grand-chose, coupa Étoile du Léopard. Ils sont partis. Ils peuvent être n’importe où.
— Je ne comprends pas pourquoi ils s’en sont allés tous ensemble, répondit le vieux chef, ils devaient avoir une bonne raison de quitter leurs territoires. Je suis prêt à jurer que Nuage Noir est resté loyal envers son Clan.
— Tous sont loyaux », confirma Étoile de Feu.
Nuage de Feuille savait qu’il devait penser à ses disputes avec Nuage d’Écureuil et Griffe de Ronce, et à la prophétie.
« Il y a forcément quelque chose à faire, insista Étoile Filante. Nous ne pouvons pas nous comporter comme s’ils n’avaient jamais existé.
— Ton inquiétude t’honore, Étoile Filante, miaula le rouquin. Mais je suis d’accord avec Étoile du Léopard. Nous sommes impuissants. Leur destin est entre les pattes du Clan des Étoiles. S’il le veut, ils reviendront bientôt sains et saufs. »
Étoile de Jais, qui avait jusque-là gardé le silence, ajouta d’un ton moqueur :
« L’espoir fait vivre, dit-on, mais il n’apporte pas de gibier. À mon avis, on ne les reverra jamais. »
Quelqu’un derrière Nuage de Feuille marmonna : « Il a raison, le monde est dangereux, en dehors des frontières. »
L’apprentie guérisseuse eut l’impression que des serres lui transperçaient le cœur. De nouveau, elle trembla pour sa sœur, et le souvenir de son rêve avec les rats lui revint à l’esprit. Nuage d’Écureuil, pensa-t-elle, je dois pouvoir t’aider d’une façon ou d’une autre
Elle eut du mal à se concentrer sur les paroles d’Étoile de Jais : il rapportait que les Bipèdes étaient plus actifs que jamais près du Chemin du Tonnerre, et que de nouveaux monstres s’étaient rassemblés autour d’une zone marécageuse où les chats ne s’aventuraient jamais.
Qu’est-ce qu’on en a à faire ? soupira-t-elle intérieurement. Qui s’intéresse aux activités des Bipèdes ?
À la fin de l’Assemblée, elle salua Papillon et se hâta de rejoindre Museau Cendré. Elle venait d’avoir une idée et voulait regagner le camp au plus vite pour la mettre à exécution.
Sur le chemin du retour, elle se força à suivre l’allure de son mentor. Peu à peu, elles se retrouvèrent seules derrière les autres.
« Tu as entendu, des chats des quatre Clans ont disparu… » dit la guérisseuse d’un air songeur. Elle s’interrompit pour regarder la pleine lune qui se cachait maintenant derrière les arbres. « Nuage de Feuille, tu t’inquiètes pour ta sœur, pas vrai ? Sais-tu où elle se trouve ? »
La question, si directe, surprit Nuage de Feuille. Pendant un instant, elle ne sut que répondre.
« Allez, l’encouragea la guérisseuse. Ne me fais pas croire que tu ne sais rien du tout ! »
L’apprentie fit halte pour regarder son mentor, soulagée de pouvoir se livrer.
« Je sais qu’elle est en vie et qu’elle se trouve auprès des autres. Mais j’ignore où ils sont, et ce qu’ils font. Ils sont très loin… je le sens. Plus loin qu’aucun guerrier n’est jamais allé. »
Museau Cendré acquiesça. Nuage de Feuille se demanda si le Clan des Étoiles lui avait transmis quoi que ce soit sur la mission. Si c’était le cas, la guérisseuse n’en laissa rien paraître.
« Tu ferais bien d’en parler à ton père, lui conseilla-t-elle. Cela le rassurera quelque peu.
— D’accord. »
Elles atteignirent enfin le ravin. Les pattes de l’apprentie lui semblèrent lourdes tandis qu’elle suivait la chatte vers le tunnel d’ajoncs.
« Museau Cendré ? Qu’est-ce qui m’arriverait si je mangeais de la racine de glouteron ?
— Tu aurais sûrement mal au ventre. Pourquoi ?
— C’est juste une idée, comme ça. »
Si j’arrive à voir les pensées de Nuage d’Écureuil, se dit-elle, elle, elle pourra peut-être sentir cela. Elle se trouvait presque stupide d’espérer communiquer avec sa sœur par-delà la distance, mais elle se devait d’essayer.
Une lueur chaleureuse dansa dans les yeux de son mentor et elle n’interrogea pas davantage son apprentie. Avant de rejoindre son nid de fougères, Nuage de Feuille mordit dans l’une des racines de glouteron empilées dans la tanière et s’installa pour dormir avec le goût amer de la plante dans la bouche.
De la racine de glouteron. De la racine de glouteron, murmura-t-elle. Nuage d’Écureuil, m’entends-tu ? De la racine de glouteron contre les morsures de rat.